Chronique

Le magot de 10 millions et la tentation

Imaginez-vous devant un magot de 10 millions de dollars. Cette somme devient subitement encaissable quand bon vous semble, chose qui était impossible depuis trois ans, car le magot était sous scellé. Vous salivez.

Mais attention, le pactole peut disparaître rapidement ou augmenter tout autant, en fonction de paramètres que vous contrôlez peu. Tenez, il y a 16 mois, le magot valait 10 fois moins. Que faites-vous ? Si vous êtes raisonnable, vous profitez de la plus-value exceptionnelle et empochez l’essentiel, les 10 millions, non ?

Voilà la position devant laquelle se sont trouvés les patrons de Bombardier à la mi-août avec leurs options d’achat d’actions. Et qui démontre à quel point cet instrument de rémunération crée des effets pervers, et peut enrichir disproportionnellement des dirigeants indépendamment de la solidité des résultats à long terme.

Samedi, j’écrivais qu’il est possible mais hautement improbable que les six dirigeants de Bombardier, notamment Alain Bellemare et Pierre Beaudoin, aient commis un délit d’initié. Qu’ils aient entrepris la vente rapide de leurs options d’achat en sachant que le titre plongerait trois mois plus tard en raison de l’apparition d’un trou de 600 millions dans les résultats. Une telle manœuvre sur la base d’information privilégiée constituerait une fraude boursière.

Je peux me tromper, évidemment. Je n’ai pas accès aux instructions données par chacun des six dirigeants, le 15 août, à un courtier pour programmer la vente automatique de leurs options au cours des mois suivants. Ces ordres de vente automatique ont été transmis dans le cadre d’un RATA, soit un régime d’aliénation de titres automatique. Depuis la semaine dernière, l’Autorité des marchés financiers (AMF) passe le RATA au peigne fin pour s’assurer qu’il n’y a pas eu d’irrégularités.

Je ne crois pas qu’il y ait eu délit d’initié, donc, mais en revanche, je constate que les options ont pu inciter les six patrons à vouloir vendre à court terme sans que leur objectif ultime ait été atteint, soit le redressement stable et définitif de Bombardier.

63 millions de dollars

Revenons au magot. Depuis le 7 août 2018, la nouvelle direction de Bombardier, Alain Bellemare en tête, est en droit de passer à la caisse, comme le prévoient les contrats d’embauche. En effet, leurs options obtenues en 2015 sont toutes devenues exerçables, puisque les trois ans sous scellés sont écoulés. D’un coup, l’exercice leur permettrait d’empocher globalement… 63,2 millions de dollars canadiens(1). La somme équivaut à plus de 10 millions de dollars par tête. Wow !

Que croyez-vous qu’ils ont voulu faire ? Empocher, vraisemblablement. D’autant plus que l’année précédente (avril 2017), ces mêmes options valaient 10 fois moins (si elles avaient été exerçables), puisque le titre boursier ne s’échangeait pas très au-dessus du prix d’exercice des options(2).

Le 7 août 2018, ils sont donc en droit d’empocher une fortune (à moins qu’ils aient des informations leur permettant de croire que le titre va planter, ce que je juge improbable). Toutefois, le conseil d’administration – et les dirigeants eux-mêmes – est vraisemblablement conscient qu’un tel largage d’actions de la part des dirigeants enverrait un signal horrible au marché.

Ils conviennent donc avec le conseil d’encadrer le mécanisme de vente dans le fameux RATA, qui déclenchera automatiquement des ordres préétablis au cours des deux prochaines années, peu importe le contexte. Ces ordres transmis à un courtier indépendant le 15 août peuvent commencer à être exécutés à partir du 17 septembre, selon les règles en vigueur.

La question qui se pose est la suivante : est-il possible que les ordres donnés par les dirigeants le 15 août et entrés en vigueur le 17 septembre aient contribué à faire chuter l’action ? Qu’ils aient accéléré le recul de l’action de Bombardier ?

Le 17 septembre, l’action changeait de main à 4,57 $. Elle est restée relativement stable au cours des deux semaines suivantes, puis est survenue l’hécatombe : entre le 3 octobre et le 26 octobre, l’action a plongé de 32 %, à 3,09 $ !

Après tout, le volume quotidien d’actions de Bombardier échangées, en temps normal, oscille entre 5 et 10 millions d’actions. Si une part appréciable des 22,0 millions d’actions tirées des options ont été mises sur le marché, on peut s’interroger sur l’impact.

Certes, l’ensemble du marché boursier a lui aussi commencé à subir une correction dès le 3 octobre, mais d’une ampleur bien moindre (7,4 % de baisse au 26 octobre).

Malheureusement, on n’aura pas la réponse avant mars prochain, lors de la publication de la nouvelle circulaire de direction de Bombardier, puisque le RATA dispense les dirigeants de déclarer rapidement leurs transactions, comme c’est normalement la règle.

En attendant, le titre de Bombardier se trouve à un creux relatif des trois dernières années – en dépit d’une hausse hier. Et l’on constate que les options de 2015, censées inciter les dirigeants à faire hausser durablement l’action, remplissent mal leur rôle. D’ailleurs, si le courtier indépendant du RATA n’a rien vendu des options des six dirigeants depuis le 17 septembre, la valeur des options a fondu de 63 millions à…7 millions !

Au-delà des aspects techniques, toute cette affaire contribue de nouveau au cynisme de la population envers les élites économiques, cynisme qui nourrit ce populisme qui est si néfaste à notre démocratie.

(1) Les trois quarts des options en cause ont été accordés le 7 et le 10 août 2015. Leur valeur au 15 août 2018 (63,2 millions) constitue l’essentiel des 65,7 millions de valeur qui ont été transférés dans le RATA, selon mes estimations, basées sur la circulaire de direction de Bombardier et la base de données SEDI.

(2) Les options de 2015 obtenues par les six dirigeants leur donnent le droit d’acheter des actions du trésor de l’entreprise à un prix d’exercice variant entre 1,65 $ et 2,65 $. L’affaire devient intéressante pour eux lorsqu’ils peuvent revendre ces mêmes actions du trésor sur le marché à un prix qui excède nettement ce prix d’exercice. Or, au printemps 2017, le titre s’échangeait à 2,02 $ ou un peu plus. Il était à 4,64 $ le 15 août 2018.

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