Numérisation

Haro sur la première dame de l’internet

La première image numérisée, en 1973 à l’Université de Californie du Sud, était tirée du magazine Playboy. La figure de « Lenna » est toujours utilisée pour tester les nouveaux algorithmes de numérisation, mais de plus en plus de voix s’y opposent. Explications.

Lenna

Lena Söderberg était une jeune Suédoise qui avait décidé de passer l’été 1972 à Chicago, selon le nouveau livre Brotopia : Breaking Up the Boy’s Club of Silicon Valley, de la journaliste Emily Chang, de Bloomberg Business Week. Un photographe de Playboy l’a remarquée et elle s’est retrouvée au milieu du magazine, le fameux centerfold, en tenue d’Ève, en novembre 1972. Playboy avait décidé d’ajouter un « n » à son nom pour le rendre plus exotique. Quelques mois plus tard, des chercheurs de l’Université de Californie du Sud discutaient entre eux de la meilleure image pour tester leur logiciel de numérisation, mis au point grâce à des subventions de l’armée américaine, qui voulait passer du film aux images numériques pour ses satellites espions. L’un d’entre eux a feuilleté un Playboy qui traînait et a suggéré le haut de la grande photo sur trois pages de « Lenna », parce que la jeune femme y portait un chapeau à plumes. « Il y avait beaucoup de détails, c’était un bon choix pour voir les limites des algorithmes », explique Scott Acton, un informaticien de l’Université de Virginie qui a dirigé de 2014 à 2017 la revue scientifique IEEE Transactions on Image Processing. Après sa carrière de playmate, Mme Söderberg est devenue travailleuse sociale dans sa Suède natale. « Elle est souvent invitée à des conférences informatiques de numérisation d’images, dit M. Acton. Je l’ai personnellement rencontrée lors d’une remise de prix scientifiques dans le domaine à Québec en 2015. »

Sexisme

Deanna Needell, informaticienne à l’Université de Californie à Los Angeles, se souvient encore de la fois où elle a appris la provenance de l’image qu’elle connaissait si bien. « J’étais au bac et des camarades de classe regardaient un ordinateur en rigolant, dit Mme Needell. Je leur ai demandé ce qui les faisait rire. Je me suis sentie humiliée en voyant le centerfold. Maintenant, je suis senior, j’ai plus de confiance en moi, l’image comme telle ne me dérange plus. Mais je sais que de plus jeunes femmes, comme moi, peuvent facilement se sentir diminuées en pensant qu’une image si utilisée dans notre milieu provient d’un magazine pornographique, d’une culture qui considère que la valeur d’une femme est liée à son corps et non à son intelligence. » Le milieu de l’informatique est très frileux face aux demandes de cesser d’utiliser Lenna, selon Scott Acton. « Personnellement, je pense que ça décourage les femmes de devenir informaticiennes, particulièrement dans le domaine de la numérisation. Mais je comprends ceux qui craignent que ce soit une pente glissante et que d’autres revendications politiques n’interfèrent avec la recherche. »

Fabio

En 2013, Deanna Needell a utilisé, à la blague, une image du top-modèle italien Fabio Lanzoni dans un article qu’elle publiait sur un nouvel algorithme de numérisation d’images. « Nous avons demandé la permission à son agent en expliquant le contexte, et il a accepté, dit Mme Needell. Depuis, d’autres chercheurs ont réutilisé notre Fabio. On voulait relancer le débat sur l’utilisation de Lenna. J’ai entendu plusieurs fois dans ma carrière des blagues sexistes quand on voit l’image dans une conférence, par exemple : “C’est dommage qu’on ne voie pas le reste de l’image”. Quand un collègue avec qui je travaille propose d’utiliser Lenna, je lui explique pourquoi je m’y oppose. Je les convaincs toujours. En fait, Lenna a paradoxalement le mérite de me donner l’occasion de parler du sexisme dans le monde de l’informatique. Mais c’est lassant à la longue. » Fabio était-il habillé dans l’image utilisée par Mme Needell ? « Oui, évidemment », dit-elle.

Basse résolution

La revue IEEE Transactions on Image Processing a abordé la question de Lenna pour la première fois en 1996 dans un éditorial de son directeur d’alors, David Munson, qui s’était opposé à une interdiction d’utiliser Lenna tout en conseillant de chercher d’autres options. « Mes arguments de 1996 sont encore valides », dit M. Munson, qui dirige maintenant l’Institut polytechnique de Rochester, dans l’État de New York. « Ce qui est nouveau, c’est que la technique a beaucoup progressé depuis. La résolution de Lenna, 512 sur 512, est très basse selon les standards actuels. Je pense que Lenna n’est plus une bonne image pour tester les nouveaux algorithmes, du moins la plupart du temps. » M. Acton, lui, note que Lenna est encore utilisée une trentaine de fois par année dans sa revue. « Mon mot d’ordre était de ne pas accepter un article scientifique qui utilisait Lenna comme preuve principale, parce qu’il y a de bien meilleures images tests, et aussi pour le symbole sexiste qu’elle représente, dit M. Acton. Mais il est encore possible de s’en servir de manière périphérique. »

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