La Presse en France

Ce qu’il reste de Mai 68

« Sous les pavés, la plage. » « Interdit d’interdire. » « Soyez réalistes, demandez l’impossible. » Cinquante ans plus tard, les slogans de Mai 68 résonnent encore… Et pour cause. Révolte étudiante, puis crise sociale à grande échelle, cette période historique a profondément bouleversé la France, qui est passée, en un mois, de l’ancien monde à la modernité.

UN DOSSIER DE JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE

« Mai 68 n’a pas renversé un système politique »

PARIS  —  Petit matin tranquille, rue Gay-Lussac, près de l’université de la Sorbonne. Les cafés se remplissent, les commerces ouvrent leurs rideaux métalliques, les gens passent.

Difficile de croire qu’il y a un demi-siècle, se trouvait ici un immense champ de ruines, avec voitures calcinées, fenêtres fracassées et rues arrachées. C’était le 11 mai 1968 et Paris venait de connaître sa première « nuit des barricades », marquée par de violents affrontements entre étudiants et policiers.

De l’eau a coulé sous les ponts (de la Seine). Mais en France, on se souvient, comme en témoignent les nombreux documentaires, publications, expositions et émissions spéciales qui soulignent actuellement le 50e anniversaire de ce printemps historique. Avec toujours la même question : qu’a donc changé « Mai 68 » ?

Le contexte

En 1968, les Beatles chantent Revolution. Pas un hasard. Cette année-là, le monde semble au bord du chaos. Tandis que les États-Unis s’enlisent au Viêtnam, les campus et les ghettos américains s’embrasent. Le pasteur Martin Luther King et le sénateur Robert Kennedy sont assassinés. À Mexico, 300 étudiants meurent sous les balles de la police. En Tchécoslovaquie, le « Printemps de Prague » sera bientôt réprimé par les chars soviétiques.

Le vent du changement souffle. Une nouvelle génération émerge. Politisée. Idéaliste. En France, où la présidence du général de Gaulle s’essouffle, elle va bientôt ruer dans les brancards.

Quand la colère embrase les universités au début du mois, le mouvement s’étend peu à peu dans la population (voir la chronologie des événements à droite).

Le pouvoir, lui, s’arrache les cheveux devant ce soulèvement généralisé qu’il n’avait pas vu venir et qu’il ne sait comment maîtriser. Il lui faudra près de deux mois pour en venir à bout.

Que demandent les grévistes ?

À question simple, réponse multiple.

Chez les étudiants, le mouvement de Mai 68 est multiforme. On proteste contre l’enseignement à l’ancienne, contre le nombre trop élevé d’étudiants par salle de cours. On proteste contre l’autorité, contre le rigorisme, contre le paternalisme et la multiplication des interdits. On proteste contre la guerre au Viêtnam. Pas de ligne politique claire, mais un haut degré de politisation. On est maoïste, anarchiste, trotskyste, situationniste, anti-impérialiste et contre tout ce qui représente l’ordre établi. Bref, on veut du changement au sens large.

Chez les ouvriers, les revendications sont plus précises. Le taux de chômage est en hausse. Les conditions de travail sont déplorables. La grogne est palpable depuis quelques années. Des grèves importantes se sont tenues en 1963, 1966 et 1967. On réclame de meilleurs salaires, on critique l’aliénation en milieu de travail et la « cadence infernale » des chaînes de production. Mai 68 sera le catalyseur de leur mécontentement.

De mai jusqu’en juin

Un mythe tenace veut que Mai 68 se termine le 30 mai, avec le discours du général de Gaulle, livré sur le tard dans l’espoir de retourner la situation, et dans lequel il annonce des élections législatives anticipées pour la fin du mois de juin. Le même jour, 400 000 personnes défilent sur les Champs-Élysées pour le soutenir. La situation semble se normaliser et la contestation, s’essouffler.

Mais en réalité, des grèves très dures vont se poursuivre au moins jusqu’à la mi-juin, faisant même une demi-douzaine de morts, tant chez les manifestants que chez les policiers.

À la fin du mois de juin, les élections reconduisent haut la main les gaullistes au pouvoir. Mai 68 a vécu.

Révolte ou révolution ?

Les retombées immédiates sont les victoires sociales pour les ouvriers. Le 27 mai, les « accords de Grenelle » débouchent sur une augmentation du salaire minimum de 35 % et la reconnaissance des sections syndicales à l’intérieur des entreprises. Dans le monde universitaire, on assiste à un assouplissement des codes et à une remise en cause des pratiques pédagogiques, qui se traduit entre autres par la création du centre expérimental de Vincennes, qui deviendra l’Université Paris VIII.

Les impacts à long terme sont plus abstraits, mais non moins réels : la France se décoince et entre dans la modernité.

« Par la nature de la prise de parole, le fait de discuter de tout, y compris de normes sociales, Mai 68 a donné un élan aux mouvements antinucléaire, écolo et aux grands mouvements sociaux des années 70. »

— Boris Gobille, auteur du récent livre Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu

Si elle est essentiellement menée par les hommes, la révolte ouvre aussi la voie aux mouvements féministes, qui mèneront notamment à la légalisation de l’avortement en France, en 1975.

De là à parler d’une « révolution », il n’y a qu’un pas… que Julie Pagis évite de franchir. « C’est ce que certains auraient souhaité. Mais dans les faits, Mai 68 n’a pas renversé un système politique », résume l’auteure de Mai 68, un pavé dans leur histoire (Presses de Sciences Po). Il faudrait plutôt parler d’une « crise politique majeure » et d’un « gros tremblement de terre sur la société française » qui a, de surcroît, « changé la trajectoire personnelle » de milliers d’individus.

Faut-il commémorer Mai 68 ?

La question divise depuis quelques mois les intellectuels français. Si l’influence de Mai 68 est indéniable, plusieurs rappellent qu’il serait absurde de commémorer officiellement un mouvement qui se voulait antiestablishment par nature. « Mai 68, c’est une histoire vivante. Il ne faut pas la figer », résume Julie Pagis.

Selon un sondage Ifop réalisé fin 2017, 78 % des Français considèrent Mai 68 comme un événement « important » de l’Histoire récente de la France. Alors que la grève du rail se poursuit en ce moment en France, 52 % des Français estiment par ailleurs qu'un « mouvement similaire à Mai 68 est nécessaire » dans le pays, selon une enquête Ifop publiée début avril.

Mai 68 en cinq dates

3 mai

Les forces de l’ordre évacuent manu militari la cour de l’université de la Sorbonne, où des centaines d’étudiants de la faculté de Nanterre (ouest de Paris) sont venus protester contre la fermeture de leur établissement, à la suite d’une manifestation tenue la veille.

L’opération dégénère et le soir même, 574 personnes sont arrêtées. La Sorbonne est cadenassée. C’est le début de la crise.

Dans la semaine qui suit, la colère étudiante grandit au fur et à mesure que certains des leurs sont interpellés, au premier chef Daniel Cohn-Bendit, alias Dany le rouge, leader de Nanterre, qui devient rapidement le visage de la révolte.

10 mai

La tension est palpable. Des barricades s’érigent dans les rues du Quartier latin. Rejouant à leur façon les grandes insurrections de l’histoire de France, les étudiants exaltent de tenir la rue face au pouvoir. On renverse les voitures, on fracasse les vitrines, on fait exploser le mobilier urbain, on lance des pavés – image symbole de la révolte. La répression est brutale. En direct sur les radios Europe 1 et RTL, des millions de Français suivent toute la nuit ces affrontements à la limite de la guerre civile, qui font des centaines de blessés, dont certains graves.

13 mai

Devant cette violence, l’opinion bascule en faveur des étudiants. Et provoque un effet d’entraînement : les ouvriers s’y mettent à leur tour. C’est un tournant. Une journée de grève de solidarité est organisée le 13 mai. Quelque 500 000 personnes descendent dans les rues. « C’est important parce que, du coup, ça met le monde du travail dans la rue. À partir de là, les choses deviennent moins contrôlées », résume l’historien Boris Gobille.

15 mai

De fait, le mouvement s’étend. À partir du 15 mai, les grèves se multiplient. Le pays s’immobilise petit à petit. Le 20 mai, on compte de 7 à 8 millions de grévistes en France. C’est la plus grande grève du XXe siècle dans l’Hexagone.

30 mai

Le pouvoir s’arrache les cheveux devant ce soulèvement généralisé qu’il n’avait pas vu venir et qu’il ne sait comment maîtriser. Le 30 mai, le général de Gaulle annonce finalement des élections législatives anticipées pour la fin du mois de juin.

Quatre soixante-huitards racontent

Mai 68, c’est avant tout la tête rousse du leader étudiant Daniel Cohn-Bendit, devenu depuis une personnalité médiatique en France. Mais c’est aussi des milliers d’anonymes, étudiants ou ouvriers, qui s’en souviennent comme si c’était hier. Quatre portraits, quatre destins.

« On était invincibles »

— Jean Bigiaoui, 71 ans

Il parle comme un ancien combattant. Et d’ailleurs, il l’est. Car il a vécu Mai 68 « heure par heure ».

Étudiant en histoire à la Sorbonne, Jean Bigiaoui est alors militant pour un groupe maoïste et se voit comme « porte-drapeau de la révolution à venir ». Rien d’exceptionnel, dit-il, puisqu’à l’époque, la jeunesse occidentale est particulièrement politisée. « C’était dominant. Extrême. On se sentait un devoir de protester. Protester contre quoi ? On ne savait pas ! C’était secondaire ! »

Quand les premières arrestations ont lieu le 3 mai à la Sorbonne, il est aux premières loges. « C’est ce qui a tout déclenché. On était stupéfaits. Les gens se sont mis à affluer de partout. On a commencé à arracher les grilles des arbres et à lancer des pavés. »

Malgré les nombreux blessés, il soutient que Mai 68 n’a pas été si violent. Pas de morts, ou presque. « Ça aurait pu être pire », dit-il.

En revanche, il reste profondément marqué par la « puissance » de ce « mouvement de masse », qui a tout emporté sur son passage. « Un volcan à côté, c’est de la rigolade, dit-il. On était invincibles. Vous ne pouvez pas imaginer la force et la joie que ça donne. »

Après ses études, Jean Bigiaoui troquera son diplôme pour une quincaillerie. Une aventure de plus de 40 ans, qui s’est terminée l’an dernier. Son fils Samuel en a fait un documentaire intitulé 68, mon père et les clous.

« On rêvait d’un autre monde »

— Dominique Tabah, 72 ans

Quand elle arrive de New York en 1967, Dominique s’inscrit en philo à la toute nouvelle Université de Nanterre, futur foyer de la révolte étudiante. En comparaison de l’Amérique, elle trouve la France bien « coincée » et « enfermée » dans ses « vieilles traditions ». Du coup, elle se sent totalement interpellée par les premières contestations, qui émanent de Nanterre à partir du 22 mars 1968.

« On pensait que ça allait s’éteindre, mais ça a repris aussi sec après les vacances de Pâques. Là, tout s’est libéré », se souvient-elle.

Que réclamaient les jeunes ? Plus de liberté, moins de hiérarchie, plus de souplesse sur tous les plans. « On rêvait d’un autre monde. D’un monde où on pouvait inventer et créer. Il y avait ce désir que tout explose », dit-elle.

Cinquante ans plus tard, elle constate que les objectifs ont été atteints. Dans la société française d’abord, avec l’éclosion du féminisme, des mouvements pour les homosexuels et la remise en question des rapports hommes-femmes. Mais aussi dans sa vie personnelle, où elle n’a jamais cessé d’appliquer l’esprit de 68.

« Je n’ai jamais tourné le dos aux choses qu’on cherchait à faire, dit-elle, fièrement. L’idée de la démocratie, de l’égalité. Le droit d’aimer autrement. Le libre choix. Je pense que j’ai porté ça. C’est pour ça que je suis devenue bibliothécaire. Pas pour ranger des livres, mais pour animer un lieu de débat. De citoyenneté. De créativité. »

« S’ils passaient sur les rails, je les électrifiais »

— Jean-Louis Penissat, 76 ans

Mai 68, c’est aussi la révolte ouvrière, et Jean-Louis l’a vécue intensément. Employé à la Société nationale des chemins de fer français (SNCF), il n’hésite pas à s’engager corps et âme dans le mouvement de grève national déclenché à la mi-mai.

Sa mission ? Sécuriser la gare de Bagnolet contre d’éventuels sabotages de groupes d’extrême droite visant à briser les piquets de grève.

« S’ils passaient sur les rails, je les électrifiais. Ils étaient morts. Personne ne rentrait dans la gare sans mon accord. J’étais considéré comme un élément dur », raconte cet ancien radical à tendance « anarcho-syndicaliste », qui a toujours été « révolté par l’injustice sociale ».

Né dans un milieu très pauvre, Jean-Louis affirme que Mai 68 a changé sa vie. « Je voulais sortir de mon ignorance et ça m’a permis de le faire plus vite. Je voulais plus d’autonomie et moins de hiérarchie. Ça a créé les conditions pour ça », dit-il.

Après les événements, il reprendra d’ailleurs ses études et fera carrière comme fonctionnaire municipal.

Un seul regret : que le mouvement étudiant ait été « en grande partie mythifié », au détriment du mouvement ouvrier. « Normal, dit-il. Il y a plus d’archives d’images des étudiants que des cheminots. Même si nous, on a joué un plus grand rôle dans la paralysie nationale… »

« On a un peu merdé »

— Gael Olivier-Lacamp, 68 ans

En mai 1968, Gael a 18 ans. Comme beaucoup de jeunes de son âge, elle « étouffe » et « s’ennuie » dans une France qui « ronronne ». Les événements de mai sont pour elle un « coup de pied dans la fourmilière », qui libère la parole et décrispe la société.

De cette crise, elle garde surtout des « flashes » de la grande manifestation du 13 mai et de débats interminables au Théâtre de l’Odéon. Consciente de vivre l’Histoire en direct, elle tient alors un journal des événements, dans lequel elle consigne tracts, découpures de journaux et commentaires personnels. « Je sentais qu’on vivait un moment unique », raconte-t-elle. À tel point qu’elle conservera même un pavé en souvenir. Qu’elle exhibe pour nous le temps d’une photo.

Cinquante ans plus tard, celle qui deviendra journaliste affirme que Mai 68 a élargi ses horizons intellectuels. « Ça m’a ouverte à la politique. J’ai découvert Bakounine, Marx, les situationnistes, les anarchistes. Ça m’a mise sur la piste de gauche », dit-elle.

Sur le plan collectif, elle est moins convaincue. Si sa génération a bénéficié des effets de la révolution (plein emploi, féminisme, révolution des mœurs), elle ne peut s’empêcher de voir comment tout cela a mal tourné : « On a été gâtés. On a vécu de belles années. Mais on est devenus très individualistes. On voulait gagner de l’argent. On est partis dans la communication, pas dans l’information. Aujourd’hui, on n’a pas de grandes causes. C’est la génération selfie. La grande fraternité ? Pas vraiment. On a un peu merdé. »

Face aux pavés, des hommes

Mai 68, c’est l’Histoire vue par le prisme de la contestation. Mais que racontent ceux qui étaient en uniforme, de l’autre côté des barricades ? Cinquante ans plus tard, trois anciens CRS reviennent sur « leur » Mai 68.

Paris — Il avait 27 ans. À peine plus vieux que les étudiants. Il aurait pu être de l’autre côté des barricades. Avec ceux qui voulaient changer le monde. Mais il était en face, avec sa matraque. Et il a tapé fort.

Gérard Kieken, 78 ans, s’en souvient très bien. C’était à Paris, pendant la nuit du 10 au 11 mai 1968. Boulevard Saint-Michel, les premières barricades ont commencé à s’élever. Et les premiers projectiles à pleuvoir sur la tête des policiers des Compagnies républicaines de sécurité (CRS), qui sont venus défendre la capitale. Pavés, boulons, cocktails Molotov : « Tout était bon pour nous foutre sur la gueule », dit-il. Imperturbables, les policiers encaissent. Ne pas bouger. Ne rien faire. Attendre.

Attendre quoi ?

Que ça se calme. Ou que ça pète.

La dernière semaine a été plus que tendue. Le mouvement étudiant, venu de la faculté de Nanterre, a explosé le 3 mai, après l’intervention musclée des forces de l’ordre à la Sorbonne. Alors sept jours plus tard, il ne faut surtout pas jeter trop d’huile sur le feu de la révolte.

Toute la soirée, avec son unité, Gérard Kieken attend les ordres. Les barricades se multiplient. La tension monte. Vers 2 h du matin, on lâche finalement les chiens. C’est la charge. Casqués, lunettés, armés de boucliers, de matraques et de mousquetons, les CRS foncent dans la masse des étudiants. De façon mesurée, diront les forces de l’ordre. Avec « la rage », corrige Gérard Kieken.

« Pour nous, c’était une vraie libération. Ça faisait cinq heures qu’on restait là à se faire insulter, canarder, que des copains tombaient parce qu’ils se ramassaient un pavé. Alors, quand on nous a dit : “Vous pouvez y aller”, on y est allés. On avait la rancœur. On était méchants. On voulait en découdre. Il a fallu cogner. »

— Gérard Kieken, ex-CRS

« Ce n’était pas par plaisir, ajoute Jean-Claude Bordes, 31 ans à l’époque. Mais il fallait se défendre et remettre de l’ordre. C’était quand même un vrai foutoir. On nous lançait n’importe quoi. Tout ce qui se trouvait dans les poubelles. On a même reçu des moules à dentier, ce n’est pas une blague. »

« C’était très violent »

Des morts ? Pas ce soir-là. Mais plus de 400 arrestations et une centaine de blessés chez les manifestants, qui ont été frappés à coups de matraques et de mousquetons.

L’opinion publique bascule le lendemain devant ce nouvel épisode de brutalité policière. La France garde en tête les massacres d’octobre 1961 et de février 1962, qui ont fait des dizaines de morts à Paris, lors de manifs d’opposition à la guerre d’Algérie. S’il n’y a pas eu dérapage, ces nouvelles violences choquent la population.

« Ç’a été grossi volontairement par la presse, se défend Jean-Claude Bordes, 81 ans aujourd’hui.

— Oui, mais vous les avez bien tabassés, non ?

— Oui, mais on ne pouvait pas décemment laisser des jeunes détruire tout ce qu’ils voulaient. Quand on vous lance des pavés, vous ne renvoyez pas des fleurs. »

Ironiquement, c’est la police qui compte le plus de blessés au matin du 11 mai : près de 250. Surpris par l’ampleur du mouvement, les policiers n’ont repris les barricades qu’à prix fort.

C’était quand même « très violent », se rappelle Daniel Deslandes, qui a 24 ans en 1968. « Pour nous, ç’a été dur, dur, ajoute Gérard Kieken. J’en ai connu d’autres manifs qui bastonnent, mais pas virulentes comme celle-là. »

La peur ? Pas vraiment. Mais l’inquiétude. S’ils sont formés et équipés, les CRS de l’époque semblent bien mal protégés en comparaison des armures de Robocop qu’ils portent aujourd’hui. Les plus anciens craignent que ça dégénère. Certains ont en mémoire les affrontements de Dunkerque, dans le Nord, 20 ans plus tôt, où des policiers ont été enfourchés par des mineurs en grève. Ou encore la guerre d’Algérie, où plusieurs ont assuré le maintien de l’ordre au nom de la République.

Bonnes de la République

Ils avaient presque l’âge des étudiants. Ils auraient pu être de l’autre côté des barricades. Pas une seule fois, pourtant, ils ne remetent en question leurs allégeances, même quand le mouvement leur tend la main ou s’étend à la grève générale. « D’abord, c’était : “CRS avec nous !” Quand ils ont vu qu’on ne flanchait pas, c’est devenu : “CRS SS !” [en référence à l’escadron nazi SS] », s’amuse Gérard Kieken.

Vrai que les deux mondes se télescopent. L’autorité et son contraire. Que perçoivent-ils alors de cette révolte estudiantine qui provoque le chaos ? « On savait qu’il y avait ce livre de Mao… », se souvient vaguement Daniel Deslandes, en évoquant le Petit livre rouge du leader communiste chinois. « [Pour le reste], dit-il, je ne comprenais pas ces jeunes. »

Jean-Claude Bordes, lui, concède que les manifestants avaient raison sur un tas de choses (« nous le savions très bien »), mais que, malheureusement, les ordres étaient les ordres.

« Il faut comprendre que les CRS, ce sont les bonnes de la République. On n’avait pas le droit de se poser de questions. Si on se pose des questions, mieux vaut démissionner. »

— Jean-Claude Bordes, ex-CRS

Pas de regrets pour autant. Au contraire. Selon le ministère français de l’Intérieur, les événements de Mai 68 auraient fait un total de sept morts et 2000 blessés, dont 200 graves. Cinquante ans plus tard, tels d’anciens combattants, ces policiers à la retraite gardent un souvenir presque ému de ce « joli mois de mai » déchaîné, qui fut, pour certains, un véritable baptême du feu.

« Je rencontre un ex-soixante-huitard, je lui dis quoi ? Eh bien, je lui dis qu’il n’a pas été très gentil avec nous, dit Jean-Claude Bordes. Mais qu’on le lui a bien rendu… »

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