Portrait

Le destin de Jean-François Lisée

Auteur, conseiller et politicien qui a passé sa vie sous les projecteurs, Jean-François Lisée veut, à 60 ans, devenir premier ministre. Portrait d’un intellectuel prolifique qui a cinq mois pour utiliser sa force de persuasion pour convaincre les électeurs de confier le destin de la province au Parti québécois.

Le petit gars de Thetford Mines

On trouve de tout dans la chambre où Jean-François Lisée a grandi. Une photo de lui à 15 ans, enregistreuse en bandoulière. Une carte du monde. Une photo en noir et blanc d’une assemblée du Parti québécois. Un certificat pour L’Apolitique, une pièce de théâtre qu’il a écrite en 5e secondaire. Un poème dédicacé en 1975 par son oncle, Doris Lussier, alias le Père Gédéon, personnage humoristique de paysan beauceron : « Si tu peux rester digne en étant populaire, si tu peux rester peuple en conseillant les rois », disent les lettres à moitié effacées de Tu seras un homme, mon fils, de Rudyard Kipling.

En lançant sa campagne à la direction du Parti québécois, en 2016, Jean-François Lisée s’est présenté comme « un petit gars de Thetford Mines ». « J’ai toujours ma chambre chez ma mère », a-t-il lancé.

Tout y est dans cette chambre laissée presque intacte, un condensé de ses intérêts, annonçant la destinée de l’homme qu’il allait devenir. Un homme aux nombreuses casquettes, de journaliste jamais bien loin de la politique et de politicien jamais bien loin du journalisme…

« Son comportement remarquable est reconnu à l’unanimité comme étant celui d’un jeune citoyen à l’avenir prometteur », souligne un certificat d’honneur au mérite du Club Optimiste, un organisme communautaire. Un faux dollar canadien à l’effigie de l’ancien premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau qui porte le titre « Le prix de l’incompétence ». Une gravure fleur de lys est accrochée au mur, à la tête du petit lit simple.

« Il dort encore ici quand il vient… Quand il est seul évidemment », lance sa mère, Andrée Goulet, une femme à l’air digne et aux longs cheveux blancs qui, de son propre aveu, a le « défaut » d’être franche.

« C’est pour ça que lui, c’est un de ses défauts d’être trop franc, parce que c’est mon défaut à moi aussi. »

— Andrée Goulet, mère de Jean-François Lisée

Jean-François Lisée est né à Thetford en 1958, d’une mère féministe et d’un père homme d’affaires. Jean-Claude Lisée était entre autres propriétaire d’une épicerie IGA sur le boulevard Labbé, aujourd’hui un magasin Croteau.

Mme Goulet le décrit comme un enfant facile qui aimait lire, dont des Tintin et des Bob Morane, et adorait jouer avec des Lego, avec lesquels il imaginait des villes du futur. Mais il « n’était pas réellement sportif ». « Mon mari a essayé de l’emmener au hockey, au baseball, au golf… dit-elle. Mais non. Ça ne l’intéressait pas réellement. »

À l’insistance de sa mère, il étudie le latin à l’école secondaire de Black Lake en 1re et 2e secondaire, puis va à la polyvalente de Thetford Mines, où il rejoint son ami Denis Nadeau, aujourd’hui professeur de droit à l’Université d’Ottawa. Ce dernier parle de lui comme d’un garçon très organisé, un cégépien qui connaît le Code Morin (qui dictait les procédures lors d’assemblées étudiantes ou syndicales) par cœur et un adversaire redoutable au Risk, ce jeu de société dont le but est de conquérir le monde. « Quand on faisait des travaux chez lui, il avait toutes sortes de petits casiers où il classait tout ce qu’il lisait. Il écoutait, prenait des notes… Il était très structuré. »

« C’était un p’tit maudit brillant ! », lance Gabriel Loubier. L’homme de 85 ans, qui a dirigé le défunt parti de Maurice Duplessis (l’Union nationale) de 1971 à 1974, vient de Black Lake, aujourd’hui un secteur de Thetford Mines, et il connaît bien la famille Lisée.

Mais « ce n’était pas un nerd, là, insiste son cousin Robert Goulet, avec qui il passait ses étés au chalet des Cantons-de-l’Est. Il était comme tout le monde. On allait en bateau à moteur, on jouait à la cachette le soir… »

Il ajoute après réflexion : « Il avait peut-être un petit penchant pour les jeux de société. »

Jean-François Lisée s’intéresse à la politique très jeune. Il obtient sa carte de membre du PQ alors qu’il était encore adolescent. « À ce moment-là, on était plutôt Union nationale, dit sa mère. Donc à un moment donné, vu qu’ils n’étaient pas tellement d’accord, [son père et lui] avaient décidé de ne plus parler de politique à table, pour ne pas se chicaner. »

Il déménage à Montréal en 1976 pour étudier en sciences juridiques à l’UQAM, un choix largement influencé par son père. Le petit gars de Thetford quitte la ville de l’amiante pour de bon. Depuis, « on le voit très rarement », dit son cousin Jacques Lisée, peintre et sculpteur.

Lisée, dans la jeune vingtaine, travaille à la station radiophonique CKAC le soir et le jour, étudie à l’UQAM et s’implique dans toutes sortes de mouvements, dont la ligue marxiste-léniniste. Pierre Tourangeau, journaliste à la retraite de Radio-Canada, évoque le parfum révolutionnaire qui flotte alors sur la nouvelle université. « Les profs étaient à gauche et les étudiants aussi. L’un d’eux, un des fondateurs du département, était Robert Bureau [le père du journaliste Stephan Bureau]. Engagé comme d’autres profs dans les groupes de gauche [extrêmes, comme la ligue communiste ; il en est revenu lui aussi], il faisait des émules chez ses étudiants, dont Jean-François. »

Sa cousine Renée Joyal lui enseigne le droit de la famille et se souvient de nombreuses discussions qu’elle a avec lui durant cette période. « Il a participé à ce mouvement-là, puis il s’est orienté vers la social-démocratie… Nos idées concordaient beaucoup mieux à partir de ce moment-là ! »

Mais il n’est pas emballé par le droit, et un stage dans un cabinet de Montréal ne le convainc pas de poursuivre dans cette voie. Il rêve encore de journalisme et son diplôme en poche, il s’envole vers le nouveau Centre de formation des journalistes, rue du Louvres à Paris.

Tintin dans les coulisses du pouvoir

Jean-François Lisée arrive à Paris à l’été de 1981 et entreprend des études en journalisme. Il commence rapidement à faire des piges pour La Presse, L’actualité et Radio-Canada. C’est là qu’il rencontre sa femme, Catherine Leconte, une journaliste française avec qui il aura deux enfants.

« Ces années-là l’ont beaucoup marqué, dit son ami Denis Nadeau. Il était très influencé par la politique française. D’après moi, ça explique certaines positions actuelles. Il a épousé une Française, il a vécu avec une deuxième – il a eu ses enfants avec deux femmes françaises. Donc la France, ce n’est pas loin. »

Il déménage avec sa femme à Washington en 1985, où il devient correspondant pour La Presse. Il en profite pour faire des recherches pour son bouquin, Dans l’œil de l’aigle, qui décrit le point de vue du pouvoir américain sur la souveraineté du Québec. Il y reste jusqu’en 1989. « Moi, mon but, c’était de venir au Québec, publier Dans l’œil de l’aigle, et ensuite on partait [ma femme et moi] en Argentine, puis on voulait aller à Hong Kong en 1999 pour le passage de Hong Kong à la Chine. C’était ça, notre plan de carrière », dit M. Lisée.

« Mais quand on a vu que Meech mourait et que la souveraineté était majoritaire, on s’est dit : “L’histoire va se faire au Québec, alors si on veut couvrir l’histoire, couvrons celle-là à la place.” »

— Jean-François Lisée

Passé à L’actualité, il convainc Robert Bourassa de lui donner accès aux coulisses du pouvoir québécois pour y décrire ce qui se tramait dans la foulée de l’échec de Meech, de la commission Bélanger-Campeau à la préparation du référendum sur l’accord de Charlottetown. Son but est d’écrire un livre, mais déjà des collaborateurs du premier ministre libéral s’en méfient. « J’allais le voir à la demande de M. Bourassa à sa maison à Outremont, mais je n’aimais pas beaucoup ça, raconte Jean-Claude Rivest, proche conseiller du défunt premier ministre. Personnellement, je ne le trustais pas plus qu’il fallait, parce que je savais qu’il était un militant souverainiste, proche de M. Parizeau. »

En 1994, Lisée publie coup sur coup Le Tricheur et Le Naufrageur, une charge à fond de train contre Bourassa, qu’il accuse d’avoir trahi les Québécois en ne s’engageant pas sur la voie de la souveraineté, comme des militants de son parti l’auraient souhaité et comme il leur aurait faussement laissé croire. « Ce livre raconte surtout l’histoire d’un détournement et d’un vol, écrit-t-il en préface. Le détournement d’un élan collectif, brisé dans un cul-de-sac prévisible et prévu. Le vol d’un moment historique, gaspillé par un homme pétrifié par son propre rêve. »

Des libéraux sont furieux contre l’auteur ; ils l’accusent de les avoir trahis et d’avoir produit l’œuvre d’un militant souverainiste plutôt que celle d’un journaliste. « Il a droit à ses conclusions », dit Jean-Claude Rivest. Il reconnaît que les ouvrages sont le fruit d’un travail colossal « mais ce sont les conclusions d’un souverainiste », tranche le sénateur récemment retraité. « Le fond des choses, c’est que M. Lisée est souverainiste et que M. Bourassa ne l’était pas. »

Le successeur de Bourassa, Daniel Johnson, lui refuse une entrevue préélectorale pour L’actualité, tandis que Jacques Parizeau l’accepte ; M. Lisée en profite pour lui offrir ses services de conseiller et rédacteur de discours. Le premier ministre péquiste cause la surprise peu de temps après en se présentant en public avec, dans sa suite, le célèbre journaliste et auteur.

Premier président de la République

Difficile de dire quelles ambitions politiques Jean-François Lisée a entretenues au fil du temps. Jean Paré, son ancien patron à L’actualité, se souvient de lui avoir offert un poste permanent alors qu’il était toujours à Washington, offre que le journaliste a refusée, évoquant son plan de couvrir les grands évènements du monde. « Quand je reviendrai, j’aurai 39 ans et j’aurai ce que je veux comme job », lui aurait dit Lisée. « Je lui ai dit : “Je sais ce que tu veux, raconte M. Paré. Tu veux être le premier président de la République du Québec.” Il n’a pas dit non… Il a souri. »

Son ami d’enfance Denis Nadeau relate comment il est allé le chercher à l’aéroport à son retour de Washington.

« On était au lendemain ou près de la défaite de Meech. […] Il m’avait dit quelque chose comme ça : “Je ne reviens pas pour perdre mon temps, mais je reviens pour qu’on réussisse cette fois-ci” – en parlant de l’indépendance. Ça m’avait marqué. »

— Denis Nadeau, ami d’enfance de Jean-François Lisée

M. Lisée se défend d’avoir nourri de telles ambitions et maintient que ses intérêts avant de faire le saut et dans sa jeunesse étaient réellement portés vers le journalisme. Pierre Tourangeau, qui lui a acheté des piges à La Presse canadienne, et Jean Paré le décrivent tous deux comme excellent journaliste, rigoureux, objectif et avec une plume hors de l’ordinaire.

L’arrivée de « Tintin » à Québec, comme on le surnomme avec une pointe d’ironie dans son nouvel environnement politique, ne passe pas inaperçue. « On a vu la différence tout de suite dans les discours de Parizeau. Il a une plume… Je ne pense pas qu’on en a vu une meilleure au Québec avant ou après lui », a indiqué à La Presse l’historien Éric Bédard, qui à l’époque était président du comité des jeunes du Parti québécois.

Mais il indispose aussi certains collègues, notamment en se vantant de ne pas avoir sa carte du parti. Lisée a 10 idées par jour et « le problème, c’est de trouver la bonne », raille-t-on dans l’entourage du chef. Enfin, le conseiller en mène large et n’hésite pas à intervenir directement auprès de ministres ou de fonctionnaires.

« Déjà, je pense qu’il aurait voulu être ministre à ma place », dit aujourd’hui Louise Beaudoin lors d’un entretien avec La Presse. Elle évoque une rencontre dans un restaurant du Vieux-Québec avec son directeur de cabinet et celui du premier ministre pour régler le différend. « Quand on a trouvé, au bout de six mois, une manière de travailler ensemble, ç’a été formidable. »

Le désir de Jean-François Lisée de passer d’observateur à acteur est servi avec la campagne référendaire, où il joue un rôle important : en plus de rédiger des discours importants, il participe à l’élaboration de la stratégie référendaire, aux négociations avec l’Action démocratique du Québec du jeune Mario Dumont et la création des commissions régionales sur la souveraineté.

Mais la défaite du référendum est amère, et Lucien Bouchard succède à Jacques Parizeau quelques mois plus tard. M. Lisée continue de conseiller le nouveau premier ministre, mais son premier séjour à Québec tire à sa fin. Après la déception de 1995, sa foi en un nouveau référendum gagnant faiblit. Il tente de convaincre Lucien Bouchard de miser sur un référendum à la pièce, pour arracher des pouvoirs précis d’Ottawa. En vain.

« Je me souviens d’un conseil national en particulier où j’avais écrit le discours. J’étais incapable d’écrire un discours qui disait qu’on s’en allait vers l’indépendance quand j’avais tiré la conclusion que, sur la trajectoire où on était, on n’y allait pas, confie-t-il en entrevue à La Presse. Je ne pouvais plus rester. J’étais mal physiquement d’essayer d’écrire quelque chose qui était contraire à ma conviction profonde. Et d’ailleurs, ç’a été un des discours les plus plates de la carrière de M. Bouchard. »

En réserve de la République

Jean-François Lisée quitte son poste de conseiller auprès du premier ministre Bouchard à l’automne 1999. Sa conjointe Catherine Leconte a eu leur premier enfant l’année précédente. Il a 41 ans, a été correspondant à Paris et Washington, a conseillé deux premiers ministres, publié une demi-douzaine de livres… Il rentre donc chez lui… et il se met au piano.

« Pendant quelques mois, il m’a dit que c’est essentiellement ce qu’il a fait, dit Denis Nadeau. C’est comme si, pour se remettre de toutes ces émotions-là, il avait besoin de quelque chose de complètement différent, éloigné – le vide total. […] À tel point que, semble-t-il, ça inquiétait certaines personnes, qui se demandaient s’il n’était pas dépressif. »

Soudain placé devant le néant, l’ancien conseiller et journaliste se questionne sur son avenir. Il considère même d’entreprendre des études en architecture. On lui offre finalement des postes de chercheur invité à Montréal et à Paris, qui le placent résolument dans le milieu universitaire – des années qui s’avèrent hautement productives.

Jusqu’à 55 ans (lorsqu’il se présente pour le PQ dans Rosemont), il publie près de la moitié de la quinzaine de livres à son actif, il devient père de quatre de ses cinq enfants et il contribue à fonder le Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal, le CERIUM, qu’il dirige de 2004 à 2012. Le tout en publiant un blogue populaire sur le site web de L’actualité.

En 2000, quelques mois après son départ de Québec, il publie Sortie de secours, où il décrète que la souveraineté est inatteignable dans un avenir prévisible et propose la tenue d’un référendum pour récupérer certains pouvoirs d’Ottawa. Le livre a l’effet d’une bombe dans les milieux souverainistes, puisqu’il va à l’encontre du crédo officiel, et Lisée devient rapidement persona non grata au Bloc québécois et au PQ. Il faudra attendre que le Bloc l’invite comme conférencier à un congrès en 2003 pour que « le phénix renaisse de ses cendres et soit réadmis dans la famille », dit une source.

Débuts de la politique identitaire

Le débat sur les accommodements raisonnables se déclenche vers 2007, alors que le Parti québécois est dans l’opposition. M. Lisée publie alors Nous, dans lequel il insiste sur l’importance de bien articuler les valeurs communes de la majorité franco-québécoise. La réflexion est aussi entamée dans les officines des différents partis à l’Assemblée nationale.

« C’est l’époque où, au sein du PQ, Pauline [Marois], Daniel Turp, Alexandre Cloutier, Bernard Drainville, Pierre Curzi étaient dans un comité où ils se demandaient : “Oui mais, comment on va atterrir là-dessus ?” Alors on m’a invité à ce comité, et je leur ai dit comment, à mon avis, atterrir là-dessus : c’est de faire un projet de loi sur l’identité, y aller de front, faire un certain nombre de propositions », dit-il.

Il se souvient d’ailleurs que lors d’une conférence du CERIUM, la politicienne française Ségolène Royal lui avait donné « un excellent cognac de chez elle, et on l’avait bu à une réunion du comité identité. Le meilleur cognac que j’ai bu de toute ma vie ».

Le résultat : « Pauline [Marois], essentiellement avec mes propositions, a fait la proposition de projet de loi, qui a été extrêmement controversé, comme chaque fois, mais qui lui a donné une meilleure prise dans l’opinion publique. »

Le projet de loi 195, ancêtre de la charte des valeurs québécoises, proposait de créer une citoyenneté québécoise et d’interdire aux personnes qui n’ont pas une connaissance appropriée du français d’être députés à l’Assemblée nationale. Il provoque une levée de boucliers, notamment chez les Autochtones, et des péquistes de la première heure comme Yves Martin, ancien conseiller de Lucien Bouchard, déchirent leur carte de membre. Une fois au gouvernement, Pauline Marois fera marche arrière sur certains points.

Entretemps, M. Lisée avait rencontré au CERIUM Sandrine Perrot, une chercheuse postdoctorale d’origine française qui deviendra la mère de trois de ses cinq enfants.

Mais les activités parascolaires du directeur exécutif commencent éventuellement à faire des vagues. Le centre est formé de chercheurs et d’employés de toutes les allégeances politiques ; la vice-rectrice qui en est ultimement responsable est Hélène David, aujourd’hui ministre dans le gouvernement Couillard. Des collègues sont mal à l’aise avec l’idée de financer son implication politique, aussi indirecte soit-elle. Certains jugent que M. Lisée n’est pas à sa place dans le monde universitaire. D’autres se demandent comment il peut trouver le temps d’écrire autant sans empiéter sur ses fonctions principales. « Il était un blogueur prolifique et il est quasiment impossible que ces activités de blogueur se déroulaient en dehors des heures de travail du CERIUM », dit une source qui l’y a côtoyé.

« C’est sûr qu’il y a des gens à l’université qui sont fédéralistes qui n’aimaient pas que le directeur exécutif du CERIUM fasse – à son nom, sur un blogue externe à l’Université de Montréal – un blogue souverainiste », reconnaît M. Lisée.

Nous sommes en 2012. La colère des étudiants qui gronde contre le gouvernement Charest se transporte dans la rue au son des casseroles et des bottes des forces de l’ordre. « Il était temps de passer à autre chose », dit-il. Il annonce son départ en juin, flirte avec la possibilité d’être chroniqueur au Journal de Montréal puis, en août, annonce qu’il sera candidat pour le PQ dans Rosemont. Il ressort son habit de politicien et reprend la route de Québec après son élection en septembre.

« Un ostie de bon gouvernement »

Le Jean-François Lisée qui arrive dans la Capitale nationale n’a pas été en politique active depuis 13 ans, lors du dernier mandat du PQ au pouvoir. La première ministre Pauline Marois le nomme ministre des Relations internationales, mais une question se pose pour ceux qui doivent former son cabinet : certains politiciens ont déjà leur entourage, fruit d’années de jeux d’alliances et de coulisses. Mais pas lui. « Même son entourage actuel de chef, ce ne sont pas des gens de Lisée. Effectivement, il est plutôt seul », observe un collaborateur de l’époque.

Les traits de caractère qui, 13 ans plus tôt, avaient indisposé des collègues remontent à la surface. « Il était ministre responsable de la Métropole et il semblait penser que ça lui donnait le droit de se prononcer sur tout », dit l’un d’eux. Au ministère des Relations internationales, il prononce son premier discours aux fonctionnaires du haut de la mezzanine – rien pour contredire son image de grand seigneur. « Il a une conscience aiguë de sa valeur qui le place au-dessus de la mêlée », a écrit l’ex-directeur de cabinet de Pauline Marois, Dominique Lebel, dans son livre Dans l’intimité du pouvoir.

Il se met d’autres collègues à dos lorsqu’il met en garde contre l’élection à la tête du PQ d’un patron d’empire médiatique, Pierre Karl Péladeau. L’ancienne députée de Rosemont, Louise Beaudoin, avait même prédit qu’il venait de signer son arrêt de mort au parti. M. Lisée s’était finalement retiré de la course pour remplacer Pauline Marois. « Le Parti québécois veut vivre son moment Pierre Karl Péladeau jusqu’au bout. Il faut l’accepter et souhaiter que ce moment nous mène à des victoires », déclare-t-il à l’époque. Ce « moment » durera moins d’un an, jusqu’à la démission de M. Péladeau pour des raisons familiales. Contre toute attente, le député de Rosemont décide de se lancer de nouveau dans la course à la direction.

Il amorce la course avec seulement 6 % des intentions de vote, loin derrière les 27 % du candidat de tête, Alexandre Cloutier. Les mois qui suivent sont marqués par des déclarations-chocs et des attaques frontales, notamment sur la question identitaire. M. Lisée accuse M. Cloutier d’avoir reçu l’appui d’Adil Charkaoui, imam canadien qui a fait l’objet d’un certificat de sécurité, et met en garde contre le risque de sécurité posé par des AK-47 cachés sous des burqas. Il remporte la course le 7 octobre 2016 au deuxième tour, mais se fait accuser d’avoir sombré dans la démagogie pour y parvenir. « Il n’a pas continué sur cette lancée-là, mais il n’a pas le choix […] d’assumer cet héritage-là », dit Louise Beaudoin, avec qui les relations sont brouillées. Alexandre Cloutier, qui ne sera pas candidat aux prochaines élections, a décliné notre demande d’entrevue.

M. Lisée se défend aujourd’hui en disant qu’il a reconnu que ces déclarations n’auraient pas dû être faites. Comme d’autres, d’ailleurs : lorsqu’il avait accusé le chef de la Coalition avenir Québec (CAQ), François Legault, par exemple, de faire partie de l’élite parce qu’il possédait une maison de plusieurs millions à Outremont. Les deux politiciens étaient alors voisins… « Je suis d’accord que ce n’était pas ma meilleure, mais… il n’a plus jamais dit que lui n’était pas dans l’élite ! », fait-il remarquer, avant de se lancer dans un plaidoyer pour la liberté d’expression en politique. « À bien y penser, j’ai bien fait de le dire ! »

Cette même liberté d’expression, souvent associée à de l’indiscipline – ou au fait de ne jamais s’être vraiment défait de ses habits de conseiller aux mille idées –, a aussi soulevé la colère de ses députés lorsqu’il a annoncé publiquement en octobre, sans les consulter suffisamment, qu’il déposerait un projet de loi afin d’interdire le port du voile intégral dans l’espace public (niqab et burqa). « Il est aussi en apprentissage et il a appris très, très vite à devenir chef, mais ça ne se fait pas sans certaines petites erreurs de parcours », dit sa directrice de cabinet, France Amyot.

Le côté givré

Jean-François Lisée est un homme aux nombreuses casquettes. Il a aussi sa part de contradictions. Celle entre le chef et l’éternel conseiller en est une. Celle du stratège (long terme) auquel on oppose le tacticien (court terme) en est une autre. Plus important encore, il est très souvent perçu (et décrit) comme étant hautain et imbu de lui-même. On n’a qu’à regarder les caricatures faites ces dernières années pour s’en convaincre. À l’émission de radio À la semaine prochaine, par exemple, on ne manque pas de faire entendre un peu de clavecin chaque fois que son personnage fait son entrée. Mais ses proches sont unanimes : l’image ne reflète pas du tout la réalité. Il est plutôt sensible, voire timide, et surtout, il a un excellent sens de l’humour. Lisée aime faire des blagues.

Il se souvient de celles qu’il glissait dans les discours de Lucien Bouchard, que le premier ministre interceptait en les relisant. Dans l’une d’elles, il annonçait à des recteurs que le prochain ministre de l’Enseignement supérieur serait… Jean Rochon, le ministre de la Santé alors à des sommets d’impopularité. Dans une autre, M. Bouchard décrétait que ses conseillers venus du Bloc québécois devraient, comme lui, renoncer à leur indemnité de départ du fédéral. Alors que le premier ministre pratiquait le discours devant ces mêmes conseillers à l’air abasourdi, « on n’a pas réussi à ne pas éclater de rire », dit M. Lisée.

Se débarrasser de cette image de « fendant » et montrer son côté « givré » continuent à faire partie des défis du chef péquiste, conviennent ses proches conseillers. L’un d’eux, son ami de longue date André Bouthillier, raconte comment, durant la course, il lui avait un jour dit de parler de manière plus accessible. « Le lendemain de notre rencontre chez lui, je dois aller à Ottawa et au retour, j’entends au retour à la radio : “Non, je ne ferai pas un bon gouvernement, je vais faire – excusez-moi là – un ostie de bon gouvernement !” Là, je l’appelle, je dis : “Qu’est-ce que tu as fait là, Jean-François !?” Et lui dit : “Bien, tu m’as dit d’avoir un langage plus accessible…” J’ai dit : “Voyons donc !” », relate le vice-président de la firme de relations publiques National. « Mais il s’en est bien sorti parce qu’il a dit que sa mère l’avait chicané. »

Sa directrice de cabinet, qui elle-même le connaissait à peine avant de se joindre à sa dernière course à la direction, confie aussi qu’« il faut le voir comme père de famille s’allumer, s’animer. Les gens qui pensent qu’il est froid et qu’il est calculateur… S’ils le voyaient cinq minutes avec ses enfants et avec l’équipe, ils verraient probablement l’autre facette de Jean-François Lisée ».

Le chef lance en entrevue que tout ce qui touche ses enfants fait partie de son « jardin secret ». Les cinq vivent avec leur mère respective en France. « Les plus grands bonheurs, les plus grandes frustrations de ma vie, c’est avec mes enfants. En ce moment, ne pas faire les devoirs avec mes jeunes filles tous les soirs, c’est un… », dit M. Lisée, la voix soudainement étreinte par l’émotion.

« L’idée du bonheur, pour moi, c’est ça. Les cinq ensemble à table, qui sont en fusion… Toute la tribu. C’est ce que j’adore. Chaque été. Ça se passe chaque été. Pendant plusieurs semaines au Québec, au chalet de ma mère, c’est… »

— Jean-François Lisée

La famille se voit toutes les cinq semaines, environ, et leur père tente de leur parler par Skype tous les jours. Sa nouvelle conjointe, Sylvie Bergeron, a quant à elle attiré l’attention d’Infoman, il y a quelques mois, lorsqu’il a déterré son témoignage devant la commission parlementaire sur le projet de charte des valeurs. Celle qui se décrit comme auteure, conférencière et coach en psychologie évolutionnaire y accusait les anglophones de refuser de s’intégrer à la « nation » et d’ainsi favoriser la montée de l’intégrisme. Elle a décliné notre demande d’entrevue.

Faire mentir le destin ?

À 60 et 61 ans, les chefs des trois principaux partis jouent vraisemblablement leur avenir politique aux prochaines élections et leur personnalité pourrait jouer un rôle important. À cinq mois du scrutin, l’image du petit gars de « Thetford Mines » réussira-t-elle à supplanter celle du cardinal de Richelieu dans l’esprit des électeurs ? Le temps commence à manquer, convient sa directrice de cabinet. Mais tous s’entendent pour dire qu’il peut surprendre et que ses adversaires auraient tort de le sous-estimer. « Il comprend le poids de l’image et il est assez machiavélique, je pense, pour aller jusqu’à les créer », dit un ancien collègue.

Au PQ, ses récentes décisions semblent encourager les militants, comme celle de nommer Véronique Hivon vice-chef. On sent qu’il commence à délaisser ses habits de conseiller et est de plus en plus à l’aise dans ceux de chef. « Mais est-ce que c’est suffisant pour que, comme le phénix, il renaisse de ses cendres ? », analyse Louise Beaudoin, qui n’a plus sa carte de membre depuis qu’elle fait des chroniques dans les médias. « Je pense que le Parti québécois est plombé par autre chose que par son chef. Par quelque chose de structurel dans la vie politique québécoise. »

Mme Beaudoin a déjà dit qu’il « y a plus d’un Jean-François… on ne sait pas lequel va se révéler ». La chambre où Jean-François Lisée a grandi donnait un avant-goût de son parcours de premier plan d’auteur, journaliste, conseiller et politicien. Mais elle ne donne pas d’indice quant à son ambition de devenir premier ministre.

Il faut dire que le sondage Ipsos – La Presse publié jeudi donnait seulement 20 % d’appuis au PQ, loin derrière le Parti libéral et la Coalition avenir Québec… Mais on dit de Jean-François Lisée qu’il a une force de persuasion hors du commun. Ira-t-il jusqu’à avoir raison du destin ?

« Je pense qu’on va surprendre, dit-il en entrevue dans un restaurant de sa circonscription. Parce que je suis dans le même état d’esprit que la course au leadership. J’étais pas mal en arrière, mais il me semblait que ce que je disais, c’était en phase avec ce qu’il fallait. Et que les militants du Parti québécois allaient se rendre là si je leur expliquais suffisamment. Et c’est ce qui s’est passé. »

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