Opinion Alain Dubuc

Une erreur de 1 milliard par année

Le ministre de la Santé, Gaétan Barrette, a fait un remarquable aveu jeudi, en admettant de façon claire, pour la première fois, que la rémunération des spécialistes québécois dépasse celle de leurs collègues ontariens.

« Ce que ces analyses-là montrent, c’est que, non seulement le rattrapage est fait, mais les médecins spécialistes, pour ne parler que d’eux, sont dans une position favorable par rapport à l’Ontario », a expliqué le ministre.

Le ton est sobre, mais les chiffres ne le sont pas. Jusqu’ici, dans mes chroniques sur la question, j’ai été très prudent parce qu’on ne disposait pas de comparaisons assez précises de la rémunération des médecins. Mais les propos du ministre semblent indiquer que les chiffres dont nous disposons constituent une bonne approximation. 

Cela permet de dire que la sur-rémunération des spécialistes représente plus de 1 milliard par année. C’est colossal.

En expliquant les détails de la nouvelle entente avec la Fédération des médecins spécialistes (FMOQ), le président du Conseil du trésor, Pierre Arcand, a affirmé que celle-ci permettrait des économies de plus de 3 milliards en huit ans. Il faut s’en réjouir. Mais il faut être conscients du fait que ces économies ne serviront pas à effacer l’énorme dépassement. Elles ne serviront qu’à empêcher les choses d’empirer et peut-être, dans quelques années, à le réduire modestement.

Première question. Pourquoi cet aveu arrive-t-il si tard, quand les données de l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS) nous disent depuis deux ans que la rémunération des médecins spécialistes québécois dépasse celle de leurs collègues des autres provinces ? Comment se fait-il que, personne, à Québec, n’en ait parlé ? Manque de transparence, ou d’honnêteté intellectuelle ?

Deuxième question. Pourquoi personne, dans l’énorme ministère de la Santé, n’a rien fait ? « Personne n’avait pu prédire – parce que c’est de cela qu’on parle, une prédiction et non une prévision – que le Canada allait sévèrement ralentir son comportement constaté à l’époque, dit le ministre. Et c’est ce qui a fait que les médecins québécois se sont retrouvés dans la position actuelle. »

Il est vrai qu’en 2006, au moment où on a commencé à réduire l’écart salarial Québec-Canada, on ne savait pas que l’Ontario et d’autres provinces s’attaqueraient à la rémunération des médecins, à cause de la crise financière. Mais à défaut de prédire, quand ce revirement est survenu, en 2012, il aurait fallu réagir.

Pourtant, les chiffres, encore là publics, étaient limpides. En 2011-2012, pendant que les paiements cliniques bruts moyens des médecins augmentaient de 4,0 % au Québec, ils baissaient de 1,2 % en Ontario. En 2012-2013, augmentation de 9,4 % au Québec, baisse de 0,7 % en Ontario. En 2013-2014, +1,6 % contre-2,0 %. En 2014-2015, +4,7 % contre-2,6 %.

Pourquoi ne pas donner un coup de frein ?

Troisième question, puisque l’objectif initial de rattrapage s’est transformé en dépassement, pourquoi le gouvernement du Québec n’a-t-il pas décidé de donner un coup de frein ? « La question ici, ça demeure une question d’honorer des contrats qui ont été signés. La logique est une logique de respect des ententes qui ont été conclues », a expliqué M. Barrette.

Il y avait une autre logique possible. Pour la comprendre, il faut faire un retour en arrière.

Au tournant du millénaire, les spécialistes québécois étaient les moins payés au Canada, un écart de 30 à 40 %. C’est ce qui a amené le ministre de la Santé de l’époque, François Legault, en 2003, à reconnaître l’existence de cet écart et à s’engager à amorcer un rattrapage.

En 2004, Québec a formulé son engagement de la façon suivante : « Le gouvernement s’engage à corriger les écarts reconnus par les parties avant de s’assurer et de maintenir un niveau de rémunération concurrentiel visant à permettre la rétention et le recrutement de médecins spécialistes nécessaires au bon fonctionnement du système de santé. »

La formulation montre bien qu’on ne visait pas l’égalité des salaires, mais plutôt un niveau concurrentiel, c’est-à-dire qui permettrait d’attirer les médecins et d’éviter le départ vers d’autres provinces. Le coût de la vie fait partie des facteurs concurrentiels et il était clair, à l’époque, que les efforts pour réduire les écarts salariaux devaient en tenir compte. 

Avec un coût de la vie inférieur de 12 % au Québec par rapport à l’Ontario, un écart salarial de 12 % permettait d’atteindre l’objectif de rattrapage.

Que fallait-il donc faire lorsque la rémunération des spécialistes québécois a dépassé celle des ontariens ? Le ministre estime qu’il n’y a rien à faire : « Comme l’entente qui été conclue contractuellement ne prévoyait pas de réouverture de ces contrats-là, ben on est là où on est aujourd’hui ». Une façon de dire que le gouvernement du Québec, les contribuables québécois et les patients québécois ont été, et sont toujours les otages d’une entente mal conçue.

Mais on peut aussi dire que, sur le plan des principes, ce dépassement ne respecte pas l’esprit des ententes salariales et que cela justifie des correctifs. Ce n’est ni incorrect, ni immoral, mais un retour aux valeurs qui avaient présidé à ces efforts de rattrapage.

Le gouvernement, avec la nouvelle entente, évite que le dépassement empire dans les années à venir. Mais cela ne change rien au fait que, probablement depuis 2013, le Québec paie trop, beaucoup trop, pour les spécialistes et que cette situation se poursuivra pour de nombreuses années.

La situation actuelle, qui sera sans doute confirmée par les études plus poussées que le gouvernement et les fédérations médicales ont confiées à l’ICIS, est inacceptable, parce que le Québec est moins riche, que son gouvernement a moins de ressources, que les salariés québécois gagnent moins.

Pour cette raison, il me semble légitime que le gouvernement prenne les moyens pour rouvrir ces ententes, corriger le déséquilibre et faire en sorte que la rémunération des spécialistes québécois soit là où elle doit être, c’est-à-dire un peu inférieure à celle de l’Ontario et de la moyenne canadienne.

Le Québec n’a pas les moyens de payer pour cette stupéfiante erreur dont les conséquences financières sont considérables.

On peut faire le calcul pour 2015-2016 avec les chiffres de l’ICIS dont nous disposons. Le paiement brut clinique moyen des spécialistes québécois était, en 2015-2016, de 380 863 $, tandis que celui des ontariens était de de 331 383 $. C’est 14,9 % de plus. Si leur rémunération avait été inférieure de 12 % à celle de l’Ontario, ce qui devrait être la norme, elle ne serait que de 291 617 $.

Autrement dit, en moyenne, les spécialistes ont touché 89 246 $ de plus qu’il l’aurait fallu, 30 % de trop.

On peut dire les choses d’une autre façon. Si le Québec n’avait pas payé ses spécialistes 30 % de trop, l’enveloppe destinée à leur rémunération aurait été de 3,75 milliards en 2016, plutôt que les 4,9 milliards qui ont été versés. 1,15 milliard de trop. Et cela va se poursuivre

C’est ce chiffre qui me parait le plus utile au débat, et que le gouvernement devrait produire chaque année. Quelle est la différence entre ce que le Québec a versé à ses médecins spécialistes et ce qu’il aurait versé si le processus de rattrapage avait été raisonnable, balisé, et ordonné.

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