Est de Montréal

une cohabitation devenue toxique

Les géants industriels ont beau prendre des mesures, la cohabitation reste difficile avec la population sans cesse grandissante de l’est de Montréal. Quand ce ne sont pas les odeurs, c’est le bruit ou la qualité des eaux qui inquiète le voisinage. Pollution atmosphérique, maladies respiratoires, cancers du poumon, espérance de vie diminuée : les études sont sans équivoque depuis l’an 2000. De chaque côté, des voix s’élèvent pour demander des actions concrètes. État des lieux.

Un dossier de Sara Champagne

Est de Montréal

« Ben oui, on dépasse les normes »

Des géants industriels se disent incapables de respecter des règlements en vigueur

Pas moins d’une centaine de cheminées émettent des polluants dans l’air à l’affinerie de cuivre et d’extraction de métaux précieux CCR, à Montréal-Est, en plus des toits de ventilation. Surtout de l’arsenic et du dioxyde de soufre, agents hautement cancérigènes. Installé dans les années 30, le paysage autour de l’affinerie s’est transformé avec le temps. Stratégiquement située près des activités portuaires, CCR est aujourd’hui bordée par une zone résidentielle densément peuplée, à environ 200 mètres, et un centre récréatif, à moins de 700 mètres.

À la fin de l’été, un nouveau rapport est venu jeter une douche froide sur les résidants du secteur, en dévoilant que le taux d’arsenic rejeté dans l’atmosphère y était deux fois plus élevé que les normes en vigueur (voir autre onglet). Des taux représentant toutefois un « faible risque » pour la santé, ont précisé les auteurs du rapport de la Direction régionale de santé publique.

« Mais ça fait 10 ans que les autorités savent que l’usine dépasse les normes. Avant, les taux étaient pareils ou pires ? La vérité est tenue à moitié cachée », déplore Raymond Moquin, citoyen et porte-parole du Collectif en environnement Mercier-Est.

La direction de CCR a pris plusieurs jours avant d’accepter d’offrir une visite de ses installations à La Presse. Mais l’affinerie a accepté juste avant la mise en fonction d’un nouveau système pour capter les « fumées fugitives ». « On a réduit nos émissions atmosphériques depuis 2009, mais les cibles municipales sont irréalistes. Aucune entreprise dans le secteur ne répond à la norme », affirme le directeur général de l’affinerie CCR, Bob Leclair.

des efforts de 30 millions

Pressée d’agir dans la foulée de l’adoption d’un nouveau règlement pour l’eau et l’air par la Communauté métropolitaine de Montréal (CCM), en 2010, l’affinerie s’est engagée dans une série de mesures pour obtenir une nouvelle attestation. Depuis quelques semaines, un nouveau dépoussiéreur est en service dans l’espoir de capter les fumées fugitives, c’est-à-dire celles s’échappant des toits de ventilation. En apparence, il s’agit ni plus ni moins d’une gigantesque cheminée, sorte de boyau aspirateur titanesque. Pas moins de 30 millions ont été investis par l’affinerie dans les dernières années pour diminuer l’émission de polluants, explique-t-on.

Est-ce que ce sera suffisant ? Dans la salle de conférence de l’usine, les trois dirigeants rencontrés hésitent avant de répondre à cette question. M. Leclair précise que ce n’est qu’en effectuant des tests qu’ils ont réalisé que les filtres existants ne captaient que les polluants émis par les cheminées. 

« Ce n’était pas sciemment qu’on polluait. Dorénavant, l’affinerie va traiter ce qui sort de la ventilation. » — Bob Leclair, de CCR

« On a déjà installé un système de hottes, de scellants. Vous savez, on a érigé une usine pilote pour tester les émissions dans l’air, pour comprendre d’où elles proviennent et comment les capter. Mais on ne sait pas avec exactitude si on sera en deçà des normes. Il y aura une période de rodage en hiver, une autre au printemps. Conformément à notre engagement, on va mesurer ce qui entre et sort en 2019. On devrait avoir des données légales en juin-juillet. »

Les eaux usées

L’image du gros pollueur est tenace, et le moindre faux pas est perçu dans la population comme une preuve de malveillance. L’usine d’équarrissage Sanimax du boulevard Maurice-Duplessis, dans Rivière-des-Prairies, a été prise à partie à plusieurs reprises pour des carcasses tombées d’un camion de transport. Mais dans le cas de Sanimax, c’est surtout l’azote rejeté dans les eaux usées qui lui vaut des avis d’infraction émis par la Ville de Montréal, des amendes et des contestations devant les tribunaux.

Le directeur général de Sanimax, Éric Caputo, présente des photos aériennes de l’usine d’hier à aujourd’hui. Avant, c’était désert tout autour. Aujourd’hui, un quartier résidentiel jouxte l’usine, qui a installé des épurateurs à base d’eau dans lesquels de l’hypochlorite de sodium (eau de Javel) est versé pour venir à bout des odeurs nauséabondes.

À l’instar de l’affinerie CCR, le géant Sanimax estime que les normes sont irréalistes en regard de la technologie actuelle. L’usine a demandé en vain une dérogation pour l’azote ammoniacal (NH3-N) à la Communauté métropolitaine de Montréal.

« On dépasse, on dépasse... Ben oui, on dépasse les normes. Mais il n’y a pas de technologie existante. Et juste à côté, à Laval, on a compris, la Ville de Laval accorde des dérogations. »

— Éric Caputo, de Sanimax

Le nouveau règlement 2008-47 de la Communauté métropolitaine de Montréal (constituée de 82 municipalités), portant sur l’assainissement des eaux, impose depuis janvier 2012 de nouvelles normes pour l’azote ammoniacal et l’azote total Kjeldahl (45 mg/L et 70 mg/L, respectivement).

L’usine Lallemand, rue Préfontaine dans Hochelaga-Maisonneuve, est un leader mondial dans le développement, la production et la mise en marché de levures, bactéries et ingrédients dérivés. Elle est installée à Montréal depuis 100 ans. Elle aussi demande en vain une dérogation pour l’azote ammoniacal depuis l’adoption de la nouvelle réglementation métropolitaine sur les eaux.

Joint dans ses bureaux de Memphis, aux États-Unis, le directeur des opérations, Jean-François Lejeune, estime que « la seule solution » pour venir à bout de l’azote serait de construire une usine d’épuration des eaux qui ne coûterait pas moins de 30 millions à l’entreprise.

« Je ne crois pas non plus que ce serait acceptable pour les gens du quartier, dit-il. On a déjà eu des plaintes pour le bruit et on a réglé le problème. Dans le cas de l’azote, on a une dérogation pour l’une des deux formes [Kjeldahl] jusqu’en 2021. Mais pas pour l’azote ammoniacal. On va se battre, on ne veut pas partir. Mais ce n’est pas évident d’obtenir des réponses. Le politique ne veut pas s’en mêler. Et nous, ce qu’on aimerait savoir, c’est où vont les subventions accordées par les gouvernements aux villes. »

Les élus montréalais

« L’industrie change, la population change », fait d’abord valoir Jean-François Parenteau, élu responsable de l’environnement au comité exécutif de la Ville de Montréal. Selon lui, il y a les « bons citoyens corporatifs », tels CCR, et les autres, « moins bons », comme Sanimax.

« L’affinerie CCR a pris des mesures, elle a même commencé des lectures au niveau de la qualité de l’air. Je leur donnerais cinq étoiles. » Mais avec Sanimax, on va de poursuite en poursuite, déplore l’élu.

« On trouve malheureux de devoir fonctionner avec le bâton. Juste au niveau du transport, l’usine a de la misère à gérer ses carcasses, avec des pattes d’animaux morts qui pendouillent des camions. » 

« Franchement, on se demande comment on peut prétendre gérer les déversements dans l’eau quand on n’est même pas capable de gérer ses propres carcasses. »

— Jean-François Parenteau

Tant pour Sanimax que pour Lallemand, M. Parenteau, qui est par ailleurs conseiller municipal et maire de l’arrondissement de Verdun, explique que la région de Montréal est dotée de l’une des trois plus grosses usines d’épuration des eaux du monde. « Elle est au sommet de la technologie. Je vois mal ce que Lallemand pourrait faire de mieux avec sa propre usine », dit l’élu.

Robert Coutu est maire de Montréal-Est, une ville défusionnée. À la fin de l’automne, il a eu droit à une visite des nouvelles installations de dépoussiérage à l’affinerie CCR. « C’est une usine parmi les autres, avec de lourds antécédents. Avant, la pollution était considérée comme normale. Sachant que les gens vivent neuf ans de moins dans l’est de Montréal, il est grand temps d’agir. »

Selon le maire de Montréal-Est, il ne se passe plus rien dans ce secteur de l’île de Montréal depuis 20 ans.

« Derrière la station Honoré-Beaugrand, on a un désert alimentaire et un désert de transports collectifs. Il faudrait commencer par décontaminer le terrain de la pétrolière Shell, réinvestir dans le secteur. Pour y arriver, il faut que chaque ordre de gouvernement s’implique. »

Qu’est-ce que l’azote Kjeldahl ?

Le terme « azote total Kjeldahl » (NTK) désigne la somme de l’azote ammoniacal et de l’azote organique. Les composés azotés mesurés par la méthode de Kjeldahl proviennent principalement de la dégradation bactérienne des composés organiques provenant de l’azote. L’industrie alimentaire, certaines industries de traitement des viandes non comestibles, les procédés de nettoyage industriels et l’épandage d’engrais sont des sources importantes d’azote dans l’environnement.

Source : Ville de Montréal

Qu’est-ce que l’azote ammoniacal ?

L’azote ammoniacal peut être dû à des processus naturels et aux activités humaines (toilettes). Il est continuellement relâché dans la biosphère par la décomposition de matière organique. Par conséquent, tout processus naturel ou industriel où intervient de la matière organique contenant de l’azote présente un potentiel de source d’azote ammoniacal. D’autre part, ce produit est l’un des produits chimiques les plus utilisés en industrie. On le trouve dans les explosifs, les fertilisants, les fibres et les plastiques, les produits de nettoyage, les stabilisants, etc.

Source : Ville de Montréal

Qui sont ces voisins controversés ?

CCR

L’affinerie CCR appartient au groupe Glencore. L’usine de Montréal affine le cuivre par électrolyse, phase finale de sa transformation avant sa mise en marché. Elle a amorcé ses activités en 1931, sous le nom de Canadian Copper Refinery. L’entreprise compte aujourd’hui plus de 550 employés et peut traiter jusqu’à 325 000 tonnes de cuivre par année, ainsi que des métaux précieux (or, argent, platine). L’usine et ses installations s’étendent sur près de 1 800 000 pieds carrés. 

Source : Affinerie CCR

Sanimax

Les camions de l’usine parcourent 40 000 kilomètres chaque jour pour récupérer les sous-produits agroalimentaires, notamment les carcasses d’animaux. Ses services sont jugés essentiels en vertu de la loi. Chaque année, l’usine récupère et achemine près de 2 milliards de kilogrammes de sous-produits qui, sinon, seraient envoyés dans des sites d’enfouissement. Avec les restes, des produits d’usage courant sont produits : nourriture pour animaux, savons, cuirs, lubrifiants, peintures, caoutchouc, pneus, shampoings, cosmétiques. 

Source : Sanimax

Lallemand

Lallemand est un leader mondial dans le développement, la production et la mise en marché de levures, bactéries et ingrédients dérivés. L’entreprise a été fondée à Montréal à la fin du XIXe siècle. L’usine de la rue Préfontaine a commencé à produire de la levure en 1923. Lallemand est aujourd’hui présent dans 40 pays et compte un réseau d’usines, de centres de distribution et de bureaux de vente. À Montréal, elle emploie plus de 300 personnes. 

Source : Lallemand

Est de Montréal

Des chercheurs et des citoyens inquiets

Le professeur de chimie Patrick Hayes est un spécialiste des particules atmosphériques qui influencent le climat et nuisent à la santé publique. Il a décelé plusieurs lacunes à la lecture du plus récent rapport portant sur les émissions atmosphériques aux abords de l’affinerie CCR, pour le compte de la Ville de Montréal. À long terme, il y a un manque de données, dit-il.

Dans ce rapport préparé par la Direction régionale de santé publique (DRSP), on mentionne des dépassements des normes concernant les taux d’arsenic dans l’air. « La population n’a pas à s’inquiéter », insistent les auteurs de l’étude. Néanmoins, la DRSP considère que des « actions concrètes » doivent être mises en œuvre.

« On ne parle que d’une station d’échantillonnage et les mesures datent de 2015 », déplore le professeur Hayes. Pour que ce soit valable, estime-t-il, il faudrait plusieurs stations de recherche. 

« On ne prend pas en considération le vent. Il faudrait une station de mesure météorologique. On remarque aussi que l’échantillonnage a été réalisé sur une petite période. »

— Patrick Hayes, professeur agrégé à l’Université de Montréal

Au tournant des années 2000, le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) a tenu une série de consultations publiques sur les impacts de l’implantation d’une nouvelle usine à Montréal-Est. Plusieurs mémoires ont fait état de taux de mortalité et d’hospitalisation plus élevés pour des maladies respiratoires dans l’est de Montréal que dans l’ouest.

Le BAPE avait entre autres recommandé que des études exhaustives soient menées pour déterminer les causes de cet écart.

Impact chez les enfants

Jusqu’en 2015, de nombreuses études ont confirmé le phénomène, notamment chez les enfants de 0 à 4 ans. Dans la plupart de ces études, toutefois, plusieurs facteurs sont cités : bois de chauffage, biodiesel, tabagisme, niveau d’activité physique, alimentation, pauvreté, etc.

David Kaiser est médecin spécialiste à la DRSP. Il a chapeauté plusieurs études sur les émissions atmosphériques au fil des années. Il rappelle qu’en 2012, une étude avait démontré un lien de causalité entre l’asthme et les émissions de SO2 (dioxyde de soufre, à l’origine de ce qu’on appelle le smog) dans l’est de Montréal. Selon lui, les interdictions du chauffage au bois ont eu un effet positif. Mais il est impératif pour les élus d’être « cohérents politiquement » avec les cibles en environnement.

« À la Direction de santé publique, nous n’avons pas les leviers réglementaires. C’est aux villes, au gouvernement d’agir. Avec l’étalement urbain, il faut repenser l’aménagement urbain, penser à une zone tampon avec les industries. On veut densifier, mais il faut préserver la santé », ajoute le Dr Kaiser.

Rue Notre-Dame Est

À l’Association pulmonaire du Québec (APQ), la directrice générale, Dominique Massie, interpelle depuis des années la Ville de Montréal pour que des études soient menées sur l’impact atmosphérique de la circulation (camionnage) dans la rue Notre-Dame Est, une artère qui longe plusieurs usines, où la qualité de l’air a été mise en cause par plusieurs études.

« On a essayé sans succès d’entrer en contact avec la mairesse Valérie Plante, dit-elle. On serait en droit de s’attendre à plus d’actions de la part de la Ville de Montréal. » 

« Je ne sais pas pour vous, mais moi, je n’irais pas faire de la course à pied près des usines. Les données ne mentent pas. C’est à se demander si on n’est pas en train de négliger la population moins riche de l’est de Montréal. »

— Dominique Massie, directrice générale de l’APQ

Avec une trentaine de citoyens bénévoles, Raymond Moquin organise des activités avec le Collectif en environnement Mercier-Est. Il demande depuis des années plus de transparence, notamment un suivi sur le non-respect des normes en matière d’émissions atmosphériques.

« À quoi ça sert d’avoir des normes si on les dépasse ? Que font les autorités publiques comme suivi ? Il y a l’usine CCR, il y a les autres, mais aussi les impacts de l’autoroute 25. C’est à se demander si quelqu’un ne dort pas au gaz. Où sont les véritables sanctions ? On dirait qu’on en fait le moins possible politiquement. »

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