Toni Morrison 1931-2019

Mort d’une autrice « révolutionnaire »

Elle a si bien raconté toute la douleur, toute la souffrance, toute l’humanité. Toni Morrison, Prix Nobel de littérature, s’est éteinte hier à l’âge de 88 ans. Mais sa voix, elle, ne s’éteindra jamais.

« Ce n’est pas simplement “écrire”. C’est dire : “Je ne sais pas ce que cela signifie et je dois le découvrir.” Je dois explorer les personnages, étudier leurs comportements. Pour comprendre. Pour réellement comprendre. Et la seule façon dont je peux le faire, c’est en écrivant. Pour que vous puissiez ensuite le lire. Pour qu’enfin nous le saisissions. Ensemble. » 

C’est ainsi que Toni Morrison expliquait son travail d’autrice à la caméra de Timothy Greenfield-Sanders. C’était dans le documentaire I Am The Pieces, paru en juillet. Un documentaire riche et beau, qui démontrait la grandeur, la finesse, la brillance de l’enseignante, essayiste et écrivaine récompensée par le prix Pulitzer pour Beloved, son roman bien aimé, paru en 1987. 

Dans ce film en forme d’hommage, celle qui est née à Lorain, en Ohio, en 1931 se souvenait de son grand-père, qui se vantait d’avoir lu la Bible. Cinq fois. De la première à la toute dernière page. « Pourquoi relisait-il toujours ce livre ? me suis-je longtemps demandé. Puis j’ai réalisé qu’en fait, c’était le seul auquel il avait accès… » Elle y parlait aussi de sa sœur qui lui avait appris à écrire à l’âge de 3 ans. Des lettres qu’elles inscrivaient sur le trottoir avec des cailloux. Et ce mot, ce gros mot, qu’elles avaient reproduit, pour faire comme un voisin. F…U…C… La crise de sa mère avait été terrible. Que ces quelques caractères la mettent dans un tel état ? « C’est ce jour-là que j’ai compris le pouvoir des mots ! », s’esclaffait-elle. 

C’est qu’elle avait le sens de la formule, Toni Morrison. Grande adoratrice de Tolstoï, elle disait se lever aux aurores. D’abord, parce que c’était le seul moment pour elle, alors seule avec ses enfants, où elle pouvait rédiger. Puis, par habitude. Enfin, par conviction que c’était là qu’elle était au mieux. Dans un éclat de rire, elle lançait au réalisateur : « Je suis très intelligente très tôt le matin ! » 

Le savoir et l’esprit 

C’est par ses citations, vibrantes et marquantes, que Gabriella Kinté a découvert Toni Morrison. L’une de ses préférées ? « Les livres sont une forme d’acte politique. Les livres sont le savoir. Les livres sont un reflet. Les livres changeront votre esprit. » 

Le chamboulement a été profond. Tellement que la fondatrice de la librairie Racines, sise dans Montréal-Nord, a tout voulu savoir sur celle qui fut la première femme noire à recevoir le prix Nobel de littérature, en 1993, tout voulu lire d’elle.

« Dans le monde dans lequel nous vivons, nous sommes plutôt encouragés à nous taire, à subir, à ne pas trop faire des vagues. Mais Toni Morrison usait de sa voix pour défendre une cause noble. Pour s’élever contre le racisme, contre toutes sortes d’oppressions. »

— Gabriella Kinté 

Usait de sa voix, aussi, pour s’adresser à des gens de tous âges. D’ailleurs, chez Racines, l’un de ses titres les plus populaires est destiné aux enfants : Little Cloud and Lady Wind. Un livre très beau, très poétique, remarque Gabriella Kinté, qui vend, par ailleurs, les écrits de Toni Morrison tant en français qu’en anglais. 

« Même si Toni Morrison n’avait pas la langue dans sa poche, même si ses mots étaient poignants, elle aimait la vie, elle aimait les différentes communautés, dit-elle. C’est important de le souligner. Il ne faut pas juste s’en souvenir comme d’une femme forte, mais aussi comme d’une grande sensible. »

« Comme tous les gens qui la suivent, je savais qu’elle n’était pas en très bonne santé, confie pour sa part Marie-France Lemaine. Mais j’ai eu un choc en apprenant la nouvelle. » C’est que la réalisatrice de l’émission Plus on est de fous, plus on lit !, diffusée sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première, a été marquée profondément par l’œuvre de Toni Morrison. Son premier chamboulement, elle l’a vécu il y a plus de 20 ans. C’était avec Beloved. Ou, comme elle la qualifie : « L’œuvre la plus puissante que j’ai lue sur le drame de l’esclavage. » 

C’est, entre autres, la structure de son écriture inspirée par la musique et « ses textes construits comme des partitions » qui ont touché Marie-France Lemaine. Et bien sûr, le propos, le contexte historique, le récit. « J’ai découvert dans ses romans des personnages noirs qui ne jouaient pas, si l’on peut ainsi dire, des “rôles de Noirs”. C’était simplement les gens qu’elle connaissait, qu’elle décrivait. C’était quelque chose de révolutionnaire dans la littérature. » 

« Si vous ne comprenez pas l’histoire des femmes afro-américaines, vous ne comprenez pas l’histoire de l’Amérique. »

— Toni Morrison 

Également éditrice chez Random House pendant 19 ans, Toni Morrison aura inspiré la militante Angela Davis à écrire sa biographie à l’âge de 28 ans. Muhammad Ali aussi. « Ce sera mon travail de publier les voix, les livres et les idées d’Afro-Américains, avait-elle déclaré. Pour qu’ils soient là pour de bon. » 

Dans le documentaire de Timothy Greenfield-Sanders, elle précisait : « J’ai passé ma vie à faire en sorte que le regard blanc ne soit pas dominant dans mes livres. Ça n’a rien à voir avec qui lit mes livres. J’espère que c’est tout le monde. De toutes les races, de tous les genres, de tous les pays. » 

Que tout le monde la lise, c’est également ce que voulait Oprah Winfrey. L’animatrice avait été captivée dès son premier roman, The Bluest Eye (L’œil le plus bleu), paru en 1970. « Tout le monde devrait connaître cette œuvre, ne croyez-vous pas ? Le monde serait meilleur », affirmait-elle au public de sa quotidienne, qualifiant du même coup l’écrivaine de « trésor national ». Les mêmes mots qu’a, en outre, utilisés hier l’ex-président américain Barack Obama pour décrire, sur Twitter, celle à qui il aura remis la médaille de la Liberté, en 2012. 

Mais lisons-nous assez Toni Morrison, ici, au Québec ? « Certains l’étudient à l’école, beaucoup tombent sur elle par hasard, et beaucoup la découvriront, malheureusement, après sa mort », remarque Gabriella Kinté. 

Marie-France Lemaine croit également que la grande dame de mots mériterait d’être connue encore davantage. « En même temps, remarque-t-elle, son œuvre n’est pas si facile à aborder. Beloved, par exemple, possède quelque chose de l’ordre de la tragédie grecque, du mythe. La construction et la forme sont complexes, exigeantes. » 

Mais pour qui s’y plonge, l’expérience sera transformatrice. Comme le rappelle Oprah : dans le roman Song of Solomon, il est dit de l’un des personnages : « And she was loved. » Et elle a été aimée. Toni Morrison l’a été, et le sera encore.

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