Opinion

Les joutes

Dans mon dernier texte, je vous ai parlé des tournois médiévaux. Vous avez été plusieurs à m’écrire pour me demander ce qu’il en était des joutes. Allons-y !

Souvenez-vous de ce qu’on avait dit pour les distinguer : les tournois sont l’imitation des batailles et les joutes des duels. Les joutes, c’est un type d’affrontement à un contre un avec une toile séparant les deux combattants, obligeant les chevaux à respecter un couloir de course. La quête individuelle chantée dans les romans, la volonté des chevaliers de se faire reconnaître pour leurs exploits, les progrès de l’armement ou encore le goût du public sont autant de facteurs qui vont permettre la naissance des joutes.

Il serait difficile de fixer des règles communes à toutes les joutes qui se sont tenues en Europe entre le XIIIe et le XVe siècle. De grandes différences apparaissent selon les royaumes et les régions, voire les villes. Dans la péninsule italienne, chaque cité a ses propres règles. Contrairement aux tournois, qui constituent une mêlée confuse où l’on frappe son adversaire pour le désarçonner, et dont on peut voir apparaître plusieurs vainqueurs avec leurs captures, le déroulement des joutes suit, malgré les différences régionales, un ensemble de règles qui sont connues de tous les participants avant le début des combats. Certaines joutes sont prévues un an à l’avance, il faut donc un protocole précis qui orchestre les journées, ce qui n’empêche pas d’âpres négociations entre les participants à propos de points litigieux. Le but est de rompre un certain nombre de lances sur l’adversaire, parfois trois, parfois une dizaine.

La victoire revient à celui qui a brisé le plus de lances sur l’armure de son adversaire.

Lors de certaines rencontres, chuter au sol est synonyme de défaite immédiate. Certains coups sont interdits, comme frapper le cheval plutôt que le cavalier, ce qui peut entraîner la défaite ou de lourdes pénalités. Hors du décompte, il existe des coups qui sont particulièrement appréciés de la foule, comme « déheaumer » son adversaire, c’est-à-dire faire sauter le casque de son adversaire avec sa lance. Il s’agit là d’une manière d’affirmer sa supériorité tant le coup nécessite de l’adresse. Celui qui laisse tomber sa lance, comme celui qui fait tomber son roi aux échecs, reconnaît sa défaite.

L’affrontement se déroule à cheval où chacun peut atteindre 25 km par heure. On doit donc avoir une agilité et une dextérité qui peuvent contrer la force brute d’un assaillant plus puissant. De savantes techniques et stratégies sont mises en place par les combattants, la joute ne permet plus de se reposer uniquement sur sa puissance physique. Lors de la charge, le cavalier se dresse sur ses étriers, cabre son corps vers l’avant en pliant le bras droit, celui avec lequel il tient la lance.

Celui qui se dresse trop rapidement ou trop tard peut facilement perdre l’équilibre, et bientôt la face, devant la foule. La position idéale n’est pas suffisante, il faut l’adopter au bon moment, et encore faut-il viser avec justesse et au bon endroit sur l’armure. Les armures sont de plus en plus lourdes, certaines pèsent 50, voire 80 kg, tandis que les armures de guerre pèsent en moyenne de 25 à 30 kg. Les lances donnent leur nom aux types de joutes selon qu’elles soient dites à plaisance ou à outrance. Dans le premier cas, il s’agit d’une lance équipée d’une rochet (calotte terminée par trois protubérances) que l’on place à l’extrémité de la lance, tandis que pour celles dites à outrance, on place des armes de guerre non émoussées.

Les joutes, et les tournois, vont se poursuivre à l’époque de la Renaissance, mais on va peu à peu voir ces pratiques se transformer.

Une date fatidique

On avance souvent la date de 1559 pour expliquer leur déclin. Bien que cette date ne constitue pas l’arrêt complet de la pratique, elle frappe les imaginaires et provoque une prise de conscience qui accélère des transformations durables dans les jeux physiques. Nous sommes le 10 juillet 1559 à Paris. Le roi Henri II, fils et successeur de François 1er, organise un tournoi pour célébrer deux mariages, ceux de sa sœur et de sa fille, qui font suite au traité du Cateau-Cambrésis signé en avril de la même année.

On dresse des gradins et libère l’espace pour les jouteurs sur la rue Saint-Antoine, devant l’hôtel des Tournelles, résidence royale. À la fin de la journée, où se sont déjà opposés plusieurs jouteurs, Henri entre en scène. Celui qui lui fait face a pour nom Gabriel de Lorges, comte de Montgomery. Les deux assaillants, bien protégés par leur armure, partent à vive allure.

La première passe ne donne rien. On se replace. Montgomery se lève sur sa selle et cabre son corps tandis qu’Henri, déséquilibré, n’arrive pas à bien tenir sa lance. La reine, Catherine de Médicis, superstitieuse, avait demandé au roi de ne pas jouter, ce dernier balayant du revers de la main le conseil de sa femme : il voulait prouver à sa maîtresse, Diane de Poitiers, l’amant puissant qu’il était.

Les jouteurs se rapprochent rapidement l’un de l’autre et… Henri II reçoit la lance de Montgomery sur le heaume. Le roi est désarçonné.

La foule a toutefois entendu un craquement. Bien vite, on s’aperçoit que la lance brisée, restée fichée dans le casque, est allée se loger dans la visière du roi, perforant l’œil, voire plus encore.

On s’exclame, on crie, on maudit le ciel. Montgomery, apeuré, demeure interdit : aurait-il commis un régicide involontaire ? On se lance au secours du roi et on s’empresse de l’amener loin de la foule. Une fois alité, on fait venir auprès de lui une armée de médecins, parmi lesquels on compte deux des esprits les plus brillants de l’époque : le chirurgien Ambroise Paré et le médecin André Vésale.

Aucun des disciples d’Esculape ne veut tenter une fausse manœuvre et tuer le roi involontairement. Paré demande à s’exercer sur des têtes de condamnés à mort fraîchement décapitées. Pendant ce temps, le roi reçoit Montgomery et l’absout de son coup de lance, ce qui n’empêche pas ce dernier de s’exiler dans ses terres en Normandie. Les soins des médecins et des chirurgiens n’empêchent pas le roi de souffrir horriblement pendant 10 jours, au bout desquels il rend son dernier souffle. On compose des poèmes épiques en l’honneur du souverain, mais cette mort atroce laisse un arrière-goût à toute la noblesse française. L’effacement progressif des forces frontales entraîne de profondes modifications dans la structure des pratiques ludiques et des références corporelles.

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