ÉLECTIONS PROVINCIALES 2018

Ce que les partis savent sur vous

Donneriez-vous à un inconnu votre numéro de téléphone et votre courriel ? Lui confieriez-vous vos convictions politiques ? Ces données valent de l’or pour les partis politiques, qui font des pieds et des mains pour les obtenir. Et grâce à des outils informatiques sophistiqués, ils en savent beaucoup plus sur vous que vous ne le pensez. Alors que le Québec s’apprête à entrer en campagne électorale, les quatre principales formations politiques de la province ont accepté de dévoiler (presque) tous les renseignements qu’elles colligent sur vous.

UN DOSSIER DE MARTIN CROTEAU

vers les élections provinciales

Des méthodes de plus en plus sophistiquées

« Si les électeurs savaient qu’ils sont profilés de cette manière, ils seraient choqués »

QUÉBEC  — À quelques jours des élections fédérales de 2011, Daniel Spiek a trouvé un message étrange sur son répondeur. Un appel automatisé l’informait – faussement – que son bureau de vote avait été déplacé.

Ce résidant de Saint-Colomban, au nord de Montréal, n’a jamais voté lors de ces élections. Il fait partie des 31 000 personnes qui ont porté plainte à Élections Canada dans l’affaire des robocalls. Ce stratagème de suppression du vote a mené à l’emprisonnement d’un employé du Parti conservateur.

Pendant la campagne de 2011, M. Spiek avait été contacté par plusieurs partis. Il n’hésitait pas à dire pour qui il comptait voter. C’est pourquoi il reste convaincu qu’un parti a délibérément tenté de l’empêcher d’exercer son droit de vote.

M. Spiek conserve aujourd’hui une saine méfiance des partis politiques – et du web.

« Mon compte Facebook, c’est mon chat qui est là-dessus, dit-il en entrevue. Je ne poste jamais rien parce que c’est trop louche, cette histoire-là. Les gens ne s’en rendent pas compte, mais ils t’épient partout. »

Cet épisode illustre jusqu’où peut mener la collecte des données personnelles par des partis politiques, dit Thierry Giasson, politologue à l’Université Laval.

« Mon problème, c’est ça :  il n’y a pas de transparence. Les gens ne savent pas ce que l’on va faire avec leurs données personnelles, ils ne savent pas ce que les partis politiques vont faire. »

— Thierry Giasson

Les élections québécoises du 1er octobre devraient être les plus actives de l’histoire de la province ce qui concerne le big data. Les partis politiques ont investi des centaines de milliers de dollars pour se doter d’outils informatiques sophistiqués.

En parallèle, on commence à prendre la mesure des excès que ces pratiques peuvent entraîner. On a appris au printemps que Cambridge Analytica a siphonné des renseignements sur 87 millions d’utilisateurs de Facebook à leur insu afin de bâtir des « profils psychographiques ». Les personnes répondant à certains critères ont ensuite été bombardées de publicités sur le réseau social pendant la campagne du Brexit, puis pendant la présidentielle américaine.

Parmi les actionnaires de la firme, on trouvait l’ex-conseiller du président Donald Trump, Steve Bannon. La mission de l’entreprise était de provoquer rien de moins qu’un « changement culturel » pour remodeler la politique américaine.

Rien de tel au Québec

Au Québec, les partis assurent qu’ils n’ont jamais recouru à de tels stratagèmes. Aucun ne collige de renseignements à partir des réseaux sociaux. Chacun s’est doté d’une politique de confidentialité détaillée par laquelle il s’engage à protéger les renseignements personnels. À la demande de La Presse, ils ont tous accepté de dévoiler quelles données ils compilent et pourquoi (voir autre texte).

Pourtant, disent les experts contactés, rien ne les empêcherait de concevoir un algorithme pour colliger des informations sur des utilisateurs de Facebook, Twitter ou Instagram. Ces données pourraient aisément être croisées avec celles que le Directeur général des élections (DGEQ) fournit à chaque parti – nom, adresse, sexe, date de naissance – et avec celles qui sont compilées par les partis au fil des ans – numéros de téléphone, courriels, etc.

L’électeur doit donc croire les partis politiques sur parole, explique Colin Bennett, politologue à l’Université de Victoria. En effet, aucune loi et aucun organisme de surveillance ne les empêcherait de vous espionner à votre insu.

« Ce type de pratique devrait être plus transparent, dit M. Bennett. Je pense que si les électeurs savaient qu’ils sont profilés de cette manière, ils seraient choqués. Les entreprises privées ne peuvent utiliser ce type de stratégie, alors les partis politiques ne devraient pas non plus. »

Le chercheur ne voit rien de répréhensible à ce qu’un parti politique sonde l’opinion des électeurs et cherche des manières de répondre à leurs préoccupations. C’est, après tout, son objectif premier.

Mais il s’explique mal que les partis soient exemptés des lois de protection de la vie privée qui sont imposées à des entreprises.

Il n’est pas seul à se faire du souci.

« Ils peuvent faire toutes sortes de relations, note Jean-Pierre Kingsley, ancien directeur d’Élections Canada. Ils peuvent relier les choses. Et les gens ont le droit de savoir ce que les partis ont sur nous. »

« Et à part de ça, est-ce que j’aurais le droit, en tant qu’individu, de savoir ce que le parti pense de moi ? C’est un droit dont on n’a pas parlé jusqu’à maintenant. »

— Jean-Pierre Kingsley

Le directeur actuel d’Élections Canada, Stéphane Perrault, a récemment appelé le gouvernement Trudeau à soumettre les partis politiques à la Loi sur la protection des renseignements personnels. Ottawa souhaite plutôt que chaque parti se dote d’un code d’éthique.

À Québec, le Directeur général des élections, Pierre Reid, a réclamé au printemps des pouvoirs spéciaux pour enquêter sur les pratiques des partis québécois. Le gouvernement Couillard a présenté un projet de loi à cet effet, mais la pièce législative est morte au feuilleton, faute de consensus à l’Assemblée nationale.

M. Reid a refusé de nous accorder une entrevue dans le cadre de ce dossier. Son équipe a confirmé par courriel que « la loi électorale ne donne aucune assise légale au DGEQ lui permettant de vérifier les méthodes de récolte de données personnelles des électeurs ».

« C’est le conflit d’intérêts patent avec lequel les partis politiques sont toujours aux prises lorsqu’il est question de réglementer les pratiques électorales, observe le politologue Thierry Giasson. Les partis politiques sont en profond conflit d’intérêts : leur intérêt premier, c’est qu’il y ait le moins de balises possible parce que leur objectif est de gagner. »

Les partis dévoilent (presque) tout

QUÉBEC — Vous êtes peut-être plus libéral ou péquiste que vous ne le pensez. À moins que vous ne soyez un caquiste ou un solidaire qui s’ignore. En compilant une batterie de renseignements sur les électeurs, les partis politiques sont en mesure de prédire vos intérêts et d’anticiper vos convictions.

Les libéraux l’appellent « Lib-Contact », les péquistes « Gestion PQ », les caquistes « Coaliste » et les solidaires « La Base ». Ces programmes complexes, parfois élaborés au coût de centaines de milliers de dollars, sont d’une importance vitale pour les partis politiques.

Les quatre principaux partis ont accepté de dévoiler quels renseignements personnels ils compilent. Mais attention, certains sont moins loquaces quand vient le temps de préciser comment ils analysent ces données.

Il faut savoir qu’à la base, chaque parti se voit donner une masse de renseignements personnels. Le Directeur général des élections (DGEQ) leur communique la liste électorale au complet, qui comprend votre nom, votre adresse, votre sexe et votre date de naissance.

À cela, les partis peuvent greffer plusieurs renseignements supplémentaires. Ils peuvent acheter des listes de numéros de téléphone publics, comme le font le Parti libéral et la Coalition avenir Québec. Ils peuvent lancer des campagnes politiques pour recueillir des numéros de cellulaire ou des adresses courriel, comme l’a fait Québec solidaire en faisant circuler une pétition en ligne pour réclamer la démission du ministre Gaétan Barrette.

Chaque fois qu’un représentant d’un parti vous contacte, que ce soit par le porte-à-porte ou au téléphone, vos mots sont analysés avec soin. Si vous exprimez un intérêt pour un dossier en particulier, par exemple le transport ou l’éducation, ce sera noté dans votre fichier. On se servira de cette information pour mettre en valeur différents éléments de la plateforme électorale.

Certains compilent des données qui peuvent sembler inusitées. Le Parti québécois note la distance entre votre domicile et votre bureau de scrutin. Si les stratèges du parti croient qu’une bataille serrée se dessine dans une circonscription, les bénévoles contacteront en fin de journée les sympathisants qui habitent le plus près possible de leur lieu de vote.

Possibilités infinies

Les progrès de l’informatique offrent désormais des possibilités infinies aux stratèges politiques.

L’outil du Parti libéral croise les renseignements sur les individus avec des données du recensement dans chaque quartier. Des profils d’électeurs permettent alors d'anticiper que, dans un secteur donné, un certain type d’électeur sera intéressé par la santé ou encore par l’environnement.

En jonglant avec différentes données, le Parti québécois a mis au point un « indice de probabilité » qui permet de prédire à quel point un électeur lui est favorable. La manière de le calculer est gardée secrète pour des raisons stratégiques.

À partir de renseignements personnels et de sondages internes, la Coalition avenir Québec a développé un algorithme qui lui permet d’anticiper votre intérêt pour certains sujets. Le parti a aussi mis au point un « indice de sympathie » de chaque électeur à son endroit. Ici encore, la méthode exacte est gardée confidentielle.

Pointage

Au cours de nos entrevues, les partis ont tous assuré ne pas recourir à des stratégies comme celles qui ont eu cours au Royaume-Uni et aux États-Unis. Le référendum sur le Brexit et l’élection présidentielle de 2016 ont en effet été le théâtre de pratiques douteuses, notamment après le détournement de renseignements sur 87 millions d’utilisateurs de Facebook par la firme Cambridge Analytica.

Les partis d’ici présentent plutôt le big data comme un moyen d’améliorer le « pointage » qu’ils font à toutes les élections depuis des lustres. Il s’agit pour eux d’identifier leurs sympathisants et de les mobiliser le jour du vote. L’informatique est simplement un moyen de le faire plus vite, résume-t-on.

Au Parti libéral, on fait valoir que la collecte de données est avant tout un moyen de prendre contact avec les électeurs. Il faut ensuite écouter leurs préoccupations et les convaincre que le candidat libéral est le mieux outillé pour y répondre, ce qui reste le travail le plus important.

« Les ressources des partis sont limitées et le temps pour rejoindre l’ensemble des 125 circonscriptions et des millions d’électeurs est très limité, dit Sébastien Fassier, vice-président de la firme Data Sciences qui gère le logiciel du Parti libéral.

« Il faut qu’on soit capables de se concentrer sur les électeurs qui sont les plus intéressants de notre point de vue, plutôt que d’essayer de convaincre tout le monde en même temps. »

— Sébastien Fassier

Le directeur des communications du PQ, Yanick Grégoire, abonde dans le même sens. Il présente « Gestion PQ » comme une manière de « passer plus de temps dans les platebandes fructueuses », c’est-à-dire auprès d’électeurs réceptifs aux idées du parti.

« Essentiellement, c’est de l’optimisation du temps et des ressources, a-t-il illustré. Au Parti québécois, on a pas mal de bénévoles. Mais quand tu as une liste de 55 000 ou 60 000 électeurs, par où tu commences ? Ces outils-là te donnent un indice. »

La directrice générale de la Coalition avenir Québec, Brigitte Legault, a déjà travaillé aux États-Unis pour la campagne d'Hillary Clinton. Selon elle, les pratiques des partis politiques canadiens sont à des « années-lumière » de ce qui se déroule au sud de la frontière. Là-bas, les partis ont accès à des renseignements beaucoup plus intimes sur les électeurs : ils peuvent même se procurer une liste complète des propriétaires de Volvo, illustre cette organisatrice expérimentée.

« C’est infini, ce que je peux associer à l’électeur. »

— Brigitte Legault

« Mais pour le moment, nous, on s’est contraints d’associer ses préférences politiques et sa participation avec nous, son niveau participatif », souligne-t-elle

Québec solidaire distinct

Québec solidaire se distingue par son utilisation de l’informatique. L’outil « La Base » compte beaucoup moins de fichiers individuels. Il n’est pas seulement utilisé en période électorale, mais aussi pour appuyer l’action politique du parti au quotidien.

On s’en sert notamment pour diffuser des prises de position auprès de personnes qui sont susceptibles de les appuyer, sans nécessairement être partisans ou membres de QS.

« La base de données qu’on a, ce n’est pas tellement pour mobiliser nos membres, mais plutôt pour mobiliser des réseaux sur certains enjeux qui intéressent l’ensemble des électeurs au Québec. »

— Nika Deslauriers, présidente de Québec solidaire

Pointage 2.0

PARTI LIBÉRAL

Nom de l’outil

Lib-Contact

Entreprise(s) impliquée(s) dans la création ou le fonctionnement de l’outil

Data Sciences

Achat de données extérieures

Oui, achat d’une banque de numéros de téléphone

Données compilées sur les électeurs

Tous les partis compilent la liste électorale (nom, adresse, sexe, date de naissance), vos numéros de téléphone (domicile, cellulaire), courriel et intérêts politiques. 

– Donateur ou membre

– Historique des interactions avec le parti depuis 2002 (pointage, participation à des événements,  Données du recensement dans chaque secteur (revenu moyen, niveau d’éducation, composition ethnoculturelle, etc.)

– Profils d’électeurs-types dans différentes régions

– Notes/observations des bénévoles ou des candidats qui interagissent avec l’électeur

Nombre d’électeurs fichés

6 133 182

Les informations compilées dans Lib-Contact varient grandement d’une personne à l’autre. « Tout dépend de ce que l’électeur décide de nous partager en le contactant », résume-t-on.

Dans leurs mots

« On ne fait absolument pas de profilage psychographique comme on a vu dans le scandale entourant Cambridge Analytica. Ce sont des méthodologies qu’on n’applique absolument pas, qui impliquent entre autres de faire du “scraping” d’information sur des sites de médias sociaux ou des sites personnels. C’est une chose à laquelle on ne touche absolument pas. »

— Sébastien Fassier, vice-président de Data Sciences

PARTI QUÉBÉCOIS

Nom de l’outil

Gestion PQ

Entreprise(s) impliquée(s) dans la création ou le fonctionnement de l’outil

Démocratik (modules de porte-à-porte et appareils téléphoniques)

Stratégium (cartographie interactive)

Achat de données extérieures

Non

Données compilées sur les électeurs

Tous les partis compilent la liste électorale (nom, adresse, sexe, date de naissance), vos numéros de téléphone (domicile, cellulaire), courriel et intérêts politiques.

– Nombre de personnes dans le domicile

– Historique du pointage depuis 2003

– Distance entre le lieu de résidence et le bureau de vote

– « Indice de probabilité » que l’électeur soit un sympathisant du PQ

– Liste incomplète, car le parti refuse de dévoiler toutes les informations recueillies

Nombre d’électeurs fichés

Non divulgué

Le PQ compile quatre données (nom, adresse, sexe, date de naissance) sur tous les électeurs inscrits sur la liste électorale, soit environ 6,1 millions de personnes. Le parti a refusé de préciser le nombre d’électeurs sur qui il possède des informations supplémentaires (numéros de téléphone, courriel, intérêts politiques, etc.).

Dans leurs mots

« Les seules choses qu’on veut savoir sur les gens, c’est ce qu’ils nous donnent de manière consciente et éclairée. Est-ce qu’on a dans notre base de données les profils Facebook, Twitter et LinkedIn des électeurs ? La réponse est non. On ne les accumule pas et on n’a pas des mouchards pour aller les chercher et les mettre dans notre base de données. »

— Yanick Grégoire, directeur des communications

COALITION AVENIR QUÉBEC

Nom de l’outil

Coaliste

Entreprise(s) impliquée(s) dans la création ou le fonctionnement de l’outil

Globalia

Achat de données extérieures

Oui, acquisition prochaine d’une banque de numéros de téléphone

Données compilées sur les électeurs

Tous les partis compilent la liste électorale (nom, adresse, sexe, date de naissance), vos numéros de téléphone (domicile, cellulaire), courriel et intérêts politiques.

– Nombre de personnes vivant au domicile

– Résultats électoraux dans son bureau de vote

– Résultats de sondages internes

– Indice de sympathie à l’égard de la CAQ

– Intérêts anticipés de l’électeur

Nombre d’électeurs fichés

6 203 148

Coaliste compile quatre données (nom, adresse, sexe, date de naissance) sur tous les électeurs inscrits sur la liste électorale. Le parti possède des informations supplémentaires (numéros de téléphone, courriel, intérêts politiques, etc.) sur environ 65 % d’entre eux.

Dans leurs mots

« Notre but en période préélectorale, c’est d’identifier le plus de gens possible. On est à prioriser des secteurs au détriment d’autres de façon historique, donc en présumant du vote dans certains bureaux de vote où le vote était plus favorable. On n’est pas rendus au socioéconomique de ces choses-là. On n’est pas rendus à cette analyse-là. »

— Brigitte Legault, directrice générale

QUÉBEC SOLIDAIRE

Nom de l’outil

La Base

Entreprise(s) impliquée(s) dans la création ou le fonctionnement de l’outil

Développé à l’interne avec l’aide de travailleurs autonomes contractuels

Achat de données extérieures

Non

Données compilées sur chaque électeur

Tous les partis compilent la liste électorale (nom, adresse, sexe, date de naissance), vos numéros de téléphone (domicile, cellulaire), courriel et intérêts politiques.

– Donateur ou membre

– Historique des interactions avec le parti

Nombre d’électeurs fichés

140 000

Dans leurs mots

« L’idée selon laquelle on pourrait bâtir un profil très spécifique d’un électeur ou d’une électrice à son insu, il y a d’abord une question éthique autour de ça. Mais il y a aussi une question plus simple : notre parti vise à construire un mouvement politique et on croit qu’on est capables de le construire, non pas en procédant à du microciblage […], mais plutôt sur la base de gens qui adhèrent à certaines idées. »

— Julien Royal, directeur des communications numériques

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