L’ancien secrétaire du narcotrafiquant mexicain El Chapo a identifié, hier, deux Montréalais comme des acteurs clés dans la distribution de la drogue du cartel de Sinaloa au Canada. Une distribution que l’organisation souhaitait améliorer en utilisant des résidences de part et d’autre du lac Champlain pour ouvrir une nouvelle route maritime vers le Québec, a-t-il révélé au procès de son ex-patron.
C’est le procès de l’heure aux États-Unis. Joaquín « El Chapo » Guzmán, célèbre fugitif qui s’est évadé deux fois de prison au Mexique et qui aurait engrangé 14 milliards de dollars grâce à ses activités criminelles, est accusé de dizaines de meurtres et d’une kyrielle d’accusations liées au trafic de stupéfiants. La poursuite considère qu’il était le trafiquant de drogue le plus puissant du monde avant son extradition aux États-Unis en 2017.
Alex Cifuentes, un Colombien qui a travaillé pour lui de 2007 à 2013 et qui a été décrit comme son secrétaire personnel au quotidien, témoigne pour la poursuite à titre de délateur depuis quelques jours. Hier, il a dévoilé l’importance de Montréal pour l’organisation criminelle, qui faisait des « dizaines de millions » en exportant principalement sa cocaïne, mais aussi son héroïne et sa métamphétamine vers le Canada.
Par remorque, par hélicoptère ou par bateau
Dans une salle hypersécurisée de la Cour fédérale de Brooklyn, le témoin a raconté qu’El Chapo l’avait mis en charge de coordonner la livraison de la marchandise aux distributeurs de New York et du Canada, puis de rapatrier l’argent vers le Sud « pour acheter plus de drogue ». La cocaïne, par exemple, était achetée en Équateur, où des membres corrompus de l’armée protégeaient les trafiquants.
« C’était la routine constante », a laissé tomber le délateur, selon les notes sténographiques officielles du procès obtenues par La Presse hier soir.
Il a expliqué avoir commencé à s’occuper du marché canadien vers 2008.
« Ce n’était pas constant, mais ici et là, les livraisons allaient là-bas. »
— Le délateur Alex Cifuentes, au procès d’El Chapo, en parlant du marché canadien
Une grande partie de la drogue transitait par Los Angeles et Phoenix, selon le témoin. Elle était acheminée vers le Canada par remorque, par hélicoptère ainsi que par bateau via Vancouver.
Tony Suzuki, l’homme clé au Canada
Le procureur a demandé au délateur avec qui il devait se coordonner au Canada pour livrer la drogue. « Il y avait la mafia italienne, monsieur Tony… Antonio… Tony Suzuki », a-t-il révélé.
Tony Suzuki, de son vrai nom Antonio Pietrantonio, 55 ans, est considéré par la police comme un acteur important de la mafia montréalaise depuis des décennies. Son surnom lui vient d’une concession automobile, Ville-Marie Suzuki, dont il était autrefois propriétaire.
Au début des années 90, il a été condamné à trois ans de prison à la suite de la saisie de 740 kilos de cocaïne au large de la Nouvelle-Écosse, dans le cadre d’un complot impliquant d’autres membres de la mafia et des Hells Angels.
Un agent d’immeubles employé du cartel
Le procureur américain a aussi demandé à l’ancien secrétaire d’El Chapo s’il avait des employés au Canada pendant la période où il gérait les exportations. Le témoin a identifié Stephen Tello, un natif de Montréal de 39 ans condamné récemment à 15 ans de prison pour sa participation à un complot d’importation de cocaïne.
Né de parents colombiens, ancien étudiant de l’Université Concordia, Stephen Tello était parti travailler comme courtier immobilier en Ontario en 2011, mais les archives judiciaires montrent qu’il a continué de passer beaucoup de temps au Québec, où il était fréquemment arrêté pour des infractions au Code de la sécurité routière.
Selon Alex Cifuentes, Stephen Tello est allé plusieurs fois rencontrer ses patrons au Mexique, notamment à Cancún, Los Cabos, Puerto Vallarta et Culiacán, le fief du cartel de Sinaloa.
Par le lac, vers le Québec
Le procureur a finalement demandé au délateur si le cartel de Sinaloa avait envisagé d’autres chemins pour acheminer la drogue au Canada. Le témoin a évoqué un plan pour utiliser un grand lac à cheval sur la frontière canado-américaine, qu’il identifie à tort comme le « lac Vermont » mais qui, selon la preuve, semble clairement être le lac Champlain.
« L’idée était de louer des maisons du côté américain et du côté canadien. Elles auraient des quais pour les bateaux. Cela aurait facilité le transport de drogues d’un côté à l’autre. Emmener la drogue là d’un côté et ensuite ramener l’argent de l’autre côté. »
— Le délateur Alex Cifuentes, au procès d’El Chapo
La poursuite a ensuite fait écouter au jury un enregistrement d’une conversation téléphonique d’El Chapo avec un acolyte, où ils parlent carrément d’acheter des « ranchs » isolés de part et d’autre de la frontière, très près l’un de l’autre, pour faciliter le mouvement de drogue vers le Canada. Rien n’indique que le projet s’est concrétisé.
Toujours sur le radar
La Presse a tenté de joindre le Montréalais Antonio Pietrantonio hier, sans succès. Le vétéran du crime organisé montréalais n’est présentement accusé de rien, et rien n’indique que les policiers détiennent des preuves additionnelles pour corroborer le témoignage du délateur à son sujet. D’autant plus qu’il est reconnu pour être prudent, méfiant, toujours sur ses gardes.
« Il est un homme très anxieux », peut-on lire sur un document policier préparé il y a plusieurs années et sur lequel sont décrits ses actifs et énumérées toutes ses relations de l’époque.
« Tony Suzuki est impossible à suivre. Il est rompu à toutes nos techniques de filature », avait confié un ex-enquêteur de la Gendarmerie royale du Canada à La Presse, il y a quelques années.
Antonio Pietrantonio était très proche de la famille Rizzuto et du défunt parrain Vito Rizzuto avant qu’un putsch soit tenté contre le clan des Siciliens en 2009 et 2010. Pietrantonio aurait alors choisi de se ranger dans le camp des putschistes et a été la cible d’une tentative de meurtre vraisemblablement préparée par les Rizzuto en sortant d’un restaurant de la rue Jarry, en décembre 2011.
Après cet attentat au cours duquel il a été sérieusement blessé par balle, Pietrantonio est sorti des radars policiers durant quelques années avant de réapparaître de nouveau, il y a un peu plus d’un an, cette fois-ci davantage dans l’entourage des Hells Angels.
Le 1er décembre dernier, sa présence a été très remarquée aux côtés de l’étoile montante des Hells Angels, Martin Robert, lors du mariage de ce dernier. Selon la police, Pietrantonio serait un proche de Martin Robert ainsi que du célébrant de la cérémonie, un autre Hells Angel de la section de Montréal, Stéphane Plouffe.