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Lâchez prise pour le bien de vos enfants

Prendre le métro, aller au parc, revenir de l’école : vos enfants ont-ils appris à se débrouiller seuls, entre amis ou avec leur fratrie, bref, sans votre omniprésente surveillance ? Voilà 10 ans qu’une mère américaine milite pour un plus grand lâcher-prise parental. Tranquillement, les choses bougent, mesdames et messieurs. 

UN DOSSIER DE SILVIA GALIPEAU

La fin des hyper-parents ?

Avril 2008 : la mère de famille et journaliste new-yorkaise Lenore Skenazy fait les manchettes pour avoir laissé son fils de 9 ans seul dans le métro. Une chronique coup de gueule publiée dans le New York Post lui vaut le peu glorieux titre de « pire mère des États-Unis ». Dix ans de militantisme plus tard, nous l’avons interrogée pour faire le point.

L’origine de l’affaire

Ces jours-ci, les médias se l’arrachent. Pendant notre entretien, son téléphone ne cesse de sonner. Elle enfile les entrevues à la chaîne. C’est que Lenore Skenazy n’a pas peur de la controverse. Il y a 10 ans, une de ses chroniques a fait le tour du monde (voir onglet 3). Deux jours plus tard, elle était sur tous les plateaux de télé. Clairement, elle avait touché une corde sensible, et pas n’importe laquelle : celle de la paranoïa parentale ambiante. Flairant le filon, elle en a profité pour lancer un blogue la semaine suivante, inventer un mot (« free-range parenting », pour une parentalité plus libérée et des enfants plus indépendants) et a carrément publié un livre dans l’année. Le sujet (qui l’anime encore à ce jour) : son fils et sa soif de liberté. Plus généralement : le manque de liberté des enfants, et l’obsession de sécurité des parents. Une obsession néfaste pour tous. Dix ans plus tard, elle commence à se faire entendre.

Une première loi en son nom

L’Utah, aux États-Unis, vient de passer la toute première loi confirmant le droit des parents de laisser leurs enfants jouer seuls au parc, aller seuls à vélo, ou se rendre seuls au marché du coin, bref sans surveillance parentale. La loi (dite « free-range » ou « Lenore Skenazy » pour les initiés) doit entrer en vigueur le 8 mai, et on dit que d’autres États souhaitent emboîter le pas. En gros, un parent ne risquera plus d’être accusé de négligence criminelle (comme c’est le cas ailleurs, voir plus bas) s’il laisse son enfant seul quelques minutes dans l’auto (le temps de payer son essence ou de s’acheter à grignoter), ou s’amuser seul au parc (sans constante supervision). La négligence n’inclura plus le fait de « permettre à un enfant, si ses autres besoins essentiels sont comblés et s’il a un âge et une maturité suffisante, […] de faire des activités de manière indépendante », résume le New York Times. Jusqu’ici, la notion de « négligence » était si large que « n’importe qui pouvait dire qu’un enfant qui jouait seul au parc était victime de négligence », témoigne au quotidien américain le sénateur républicain Lincoln Fillmore, qui a proposé ladite loi, acceptée – fait à noter – à l’unanimité.

Un changement de culture

D’après la militante, cette première loi témoigne d’un changement de culture. De plus en plus de parents s’interrogent : pourquoi j’attends le bus avec ma fille de 12 ans, qu’est-ce que je fais à imaginer que dès que mon enfant est hors de ma vue, il court les pires dangers ? « De plus en plus de parents rejettent l’idée que cette génération d’enfants est plus fragile que celle de ses parents », résume Lenore Skenazy, qui s’époumone depuis 10 ans, chiffres à l’appui, à rappeler que les taux de criminalité n’ont jamais été aussi bas aux États-Unis, qu’il n’y a jamais eu aussi peu de cas d’enlèvement depuis que la télé est en couleur, bref que les enfants n’ont jamais été plus en sécurité. Et pourtant, ils n’ont jamais été aussi surprotégés. La journaliste s’est fait un devoir de rapporter plusieurs cas avec les années : soulignons celui de cette mère du Maryland qui a dû répondre aux autorités pour avoir laissé ses enfants de 6 ans et 10 ans seuls au parc ; ce père de New York qui a également été interrogé, après avoir laissé ses deux enfants (6 ans et 9 ans) dans l’auto le temps de faire une course ; ou encore cette mère de Caroline du Sud qui a carrément fait de la prison, après avoir laissé son enfant de 9 ans jouer seul aux jeux d’eau.

Changer les comportements

Parce qu’on a « dépassé les bornes » en matière d’hyper-protection et parce que la technologie moderne nous a aussi donné des moyens « sans précédent » de surprotéger (on pense aux cellulaires, textos et autres techniques de géolocalisation), Lenore Skenazy a mis sur pied un OSBL en vue de changer cette tendance qui, dit-elle, « rend les parents fous ! ». Baptisé Let Grow et fondé en collaboration avec Peter Gray (psychologue et auteur de Free to Learn, une référence en matière d’apprentissage par le jeu, l’un des premiers à dénoncer les risques associés à l’hyper-encadrement des enfants en matière d’autonomie et de développement), l’OSBL vise, « après avoir changé les esprits, à changer les comportements ». On invite notamment les écoles à mettre sur pied un projet tout simple : une activité « libre » obligatoire, à réaliser le soir chez soi. Qu’il s’agisse de promener le chien ou construire un fort, peu importe, pourvu que ce soit sans supervision, mais avec autorisation. Objectif : grandir et gagner en indépendance.

Ce qu’il reste à faire

Mais tout n’est pas gagné. Lenore Skenazy demeure la « pire mère » dans Google, et ses propos sont toujours perçus par certains comme « controversés ». « Pourtant, je ne me vois pas comme une experte en parentalité, dit-elle, moi, je ne fais que militer contre l’hystérie ! » Elle note aussi que certains facteurs jouent en sa défaveur : l’internet, où les parents se permettent de tout critiquer (« rappelez-vous quand l’enfant de cette mère était tombé dans l’enclos d’un gorille au zoo, tout le monde avait son avis sur le sujet ! ») ; le manque de récréations dans les écoles ; sans parler des activités organisées, une source toujours plus lucrative de profits. Mais Lenore Skenazy ne perd pas espoir. Elle croit que tous les États pourraient suivre l’Utah et ratifier une loi semblable, et milite pour que toutes les écoles emboîtent le pas à son « projet Let Grow ». « J’espère que les gens vont reconnaître l’aspect moral de tout ça : il s’agit de rendre leur liberté aux enfants de vivre leur enfance, dit-elle. On se souvient tous de l’enfance comme d’un espace. Mais cet espace n’existe pas s’il est confiné dans le siège arrière d’une auto… »

Et ici ?

Au Canada, d’après le Portail canadien de la recherche en protection de l’enfance, la majorité des provinces ne spécifient pas à quel âge, précisément, un parent peut légalement laisser son enfant seul, sans supervision parentale (au parc, à la maison ou ailleurs). Au Québec, la loi est volontairement floue, pour laisser une certaine liberté à l’autorité et au jugement des parents. Ainsi, un parent qui ne fournit pas une « surveillance ou un encadrement approprié » peut être passible de négligence, au sens de la Loi sur la protection de la jeunesse. Au parent de défendre sa notion de ce qui est « approprié » pour son enfant. Les seules provinces à avoir légiféré sont le Manitoba et le Nouveau-Brunswick, où il est spécifié qu’en deçà de 12 ans, un parent ne peut laisser son enfant seul « sans supervision adéquate ».

Pour en savoir plus

La chronique qui a tant fait jaser

Voici la chronique de Lenore Skenazy publiée dans le New York Post, le 1er avril 2008, traduite de l’anglais librement par notre journaliste.

Pourquoi j’ai laissé mon fils de 9 ans prendre le métro seul comme un grand

par Lenore Skenazy

J’ai laissé mon fils de 9 ans chez Bloomingdale’s dernièrement. Au milieu de la section des sacs à main, je suis partie d’un pas léger. Bye-bye là, amuse-toi !

Et c’est exactement ça qui est arrivé : il est rentré à la maison, en métro puis en bus, tout seul comme un grand.

Si je me suis inquiétée ? Un peu. Mais je n’ai pas eu l’impression de déborder non plus d’audace. Est-ce qu’on ne dit pas que New York est aussi sûr aujourd’hui qu’en 1963 ? Ce n’est pas le centre-ville de Bagdad, toujours.

Ça faisait des semaines qu’il me suppliait de le laisser quelque part, n’importe où, pour essayer de se débrouiller tout seul pour rentrer. Alors, par un dimanche après-midi ensoleillé, je lui ai donné une carte, un ticket de métro, un billet de 20 $ et quelques 25 ¢ pour appeler, au cas où.

Non, je ne lui ai pas laissé de téléphone. Pas envie qu’il l’égare. Et non, je ne l’ai pas suivi, je n’ai pas joué à la mère détective. Je l’ai laissé en toute confiance trouver comment prendre le bon métro jusqu’à l’avenue Lexington, puis le bus 34, jusqu’à la maison. Et s’il n’y arrivait pas, j’ai eu confiance qu’il demanderait son chemin à quelqu’un. Et encore là, j’ai eu confiance que cet étranger ne se dirait pas : « Tiens, et si au lieu de sauter dans mon train pour rentrer à la maison, je kidnappais cet adorable enfant ! »

Pour faire une histoire courte : mon fils est rentré à la maison, ivre d’indépendance.

Pour faire une histoire courte un peu plus longue, avec analyse en prime : la moitié des gens à qui j’ai raconté cette anecdote veut me dénoncer aux autorités pour négligence. Comme si garder les enfants enfermés, sous clé, avec un casque, un cellulaire, une gardienne sous surveillance, c’était ça, la bonne manière d’élever des enfants. Mais non, ça ne l’est pas. C’est écrasant – pour nous comme pour eux.

N’empêche…

« Et s’il n’était jamais rentré ? », m’a demandé une mère de quatre enfants, Vicki Garfinkle, du New Jersey.

Savez-vous quoi, madame Garfinkle : ça m’aurait dévastée. Mais est-ce que c’est un motif suffisant pour conclure qu’aucune mère ne devrait jamais laisser son enfant prendre le métro tout seul ?

Non. Ça ne serait qu’un autre terrible quoique rarissime cas de violence gratuite, le genre que les hyper-parents reprennent pour démontrer que nos enfants sont chaque jour et toujours de plus en plus vulnérables.

« Carlie Brucia – je ne sais pas si vous connaissez cette histoire, c’était en Floride –, elle a fait un détour à deux kilomètres de chez elle, et au beau milieu de la journée, à 11 h du matin, elle s’est fait enlever, par un type qui l’a violée à plusieurs reprises, tuée, puis abandonnée derrière une église. »

Ça, c’est l’histoire que la directrice de safetynet4kids.com, Katharine Francis, m’a immédiatement racontée quand je lui ai demandé ce qu’elle pensait de mon histoire. Elle est à la tête d’une entreprise qui fait des photos en format poche et empreintes digitales des enfants, au cas où.

Bien sûr que je connais l’histoire de Carlie Brucia. Et c’est ça, le problème. On connaît tous cette histoire. Tout comme celle de la jeune mormone de l’Utah, ou celle de la petite fille en Espagne. Et comme on les connaît, on y repense chaque fois qu’on hésite à laisser nos enfants seuls. Et on se voit déjà témoigner à l’émission de Larry King.

« Je n’ai pas envie d’être ce parent à la télé en train d’expliquer la disparition de ma fille », m’a dit un père, Garth Chouteau, quand on débattait de nouveau de mon histoire.

Ces jours-ci, quand un enfant meurt, la planète entière – par l'entremise de la télé – blâme ses parents. C’est aussi simple que ça. Même si, pendant ce temps, Trevor Butterworth, porte-parole du centre de recherche STATS.org, nous dit : « Les statistiques démontrent que c’est infiniment rare, et il est impossible de protéger les gens de l’infiniment rare. Ce serait comme de se construire un paravent contre la foudre. »

Les données du ministère de la Justice démontrent même que le nombre d’enfants enlevés par des étrangers ne cesse de diminuer avec les années. Alors, pourquoi est-ce qu’on ne laisse pas nos enfants rentrer à la maison tout seuls ?

« Les parents se rongent d’inquiétude, et quand on est aussi inquiets, on a une vision altérée de la réalité », commente l’auteur d’A Nation of Wimps, Hara Estroff Marano. On en vient à croire qu’un truc aussi banal que laisser un enfant jouer au parc et le perdre de vue se compare à le laisser jouer sur une voie ferrée la nuit. Dans la pluie. Habillé en foncé, sans bandes réfléchissantes.

Le problème, en voyant ainsi du danger partout, c’est que surprotéger, c’est aussi dangereux en soi. Un enfant qui croit qu’il ne peut rien faire par lui-même ne va effectivement rien pouvoir faire par lui-même.

Cela étant dit, mon fils veut faire sa prochaine escapade en partant de Queens. Dans mon temps, ça n’aurait pas été un exploit pour personne. Aujourd’hui, c’est comme partir en pouce à travers le Yémen.

Entrevue avec l’enfant devenu grand

Le fils de la « pire mère d’Amérique », c’est lui :  Izzie Skenazy, aujourd’hui âgé de 20 ans. Il est ces jours-ci en voyage dans une petite île d’Écosse, sans cellulaire ni accès à l’internet. Nous avons malgré tout réussi à lui parler. Résumé en six points.

Sa vie aujourd’hui

« Je finis un bac à l’université en gestion du sport et je suis en stage sur un plateau de télé, pour une émission pour enfants, à Manhattan. Ces jours-ci, je suis en visite chez ma copine en Écosse. Et le semestre dernier, je l’ai passé au Ghana. »

Son aventure, il y a 10 ans

« J’avais 9 ans et je n’arrêtais pas de supplier mes parents de me laisser trouver mon chemin tout seul dans le métro. Finalement ma mère m’a laissé dans un Bloomingdale’s, avec une carte, un ticket de métro et 20 $, et je me suis débrouillé. Ça n’a vraiment pas été sorcier. Et en arrivant, je me suis senti tellement grand ! Je planais. Ça m’a vraiment donné confiance en moi à l’époque. »

Sa mère, la pire des mères ?

« Je ne comprenais pas pourquoi tout le monde flippait comme ça. J’avais déjà fait ce trajet, on l’avait revu en famille à la maison, pour moi, ce n’était vraiment pas une grosse affaire […]. Me laisser faire, je ne voyais pas en quoi ça faisait de ma mère une mauvaise mère, au contraire, elle me donnait de l’indépendance. Bref, toute cette affaire me laissait plutôt perplexe. »

Son éducation

« Je voyais bien que j’avais un peu plus de libertés que mes amis. Mais je ne me considérais pas comme différent. Mais clairement, j’avais des amis aux parents hyper-protecteurs, des parents hélicoptères. Je trouvais ça dommage parce que bon, je savais qu’ils auraient été en mesure de prendre le train tout seuls, comme moi. Ou de marcher pour se rendre à l’école, par exemple. »

L’homme qu’il est devenu

« Mon éducation a changé ma vie. Ça m’a donné confiance en moi et procuré toutes sortes de compétences. Je ne crois pas que j’aurais été en mesure de m’expatrier une session au Ghana, sans cette éducation. Je ne crois pas que j’aurais eu cette confiance en moi, cette facilité à m’adapter à un monde si différent, si mes parents ne m’avaient pas inculqué ça enfant. J’ai aussi voyagé à travers l’Europe, planifié mes trajets en train, réservé mes auberges, trouvé ma nourriture. Là encore, sans cette éducation, je ne sais pas si j’aurais eu les outils pour faire tout ça. »

Le père qu’il deviendra ?

« Clairement, je vais faire pareil. Un jour, je lirai les livres de ma mère ! »

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