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Naviguer au nez

Depuis quelques années, une théorie auparavant jugée farfelue est maintenant acceptée par les ornithologues : l’odorat des oiseaux est une composante cruciale dans leurs capacités de navigation, s’étendant jusqu’à des centaines de kilomètres à la ronde. Le défi est maintenant d’identifier quels gaz leur permettent de s’orienter.

Un dossier de Mathieu Perreault

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Débat sur la navigation des oiseaux

Depuis une quarantaine d’années, des biologistes de l’Université de Pise anesthésient les régions du bec des pigeons qui sont responsables de l’odorat et de la capacité à sentir les variations du champ magnétique terrestre. Leur travail acharné les a menés à défendre la théorie que la navigation des oiseaux est olfactive plutôt que magnétique.

Magnétique ou olfactive ?

Depuis plusieurs années, les chercheurs savent que certains organes de l’oiseau réagissent aux variations du champ magnétique terrestre, lui-même étroitement lié à la géographie. Des biologistes ont proposé et démontré expérimentalement que certaines cellules des yeux et des oreilles des oiseaux (voir onglet suivant) sont affectées par ces variations du champ magnétique. Anna Gagliardo, biologiste de l’Université de Pise, croit cependant que les oiseaux se fient davantage à leur odorat qu’au magnétisme. Dans une étude publiée en juillet dans le Journal of Comparative Physiology A, elle affirme avoir balayé l’une des dernières critiques de la théorie de la « navigation olfactive » des oiseaux. « Certains collègues postulaient que l’odorat n’était important que pour activer la navigation magnétique, dit Mme Gagliardo en entrevue téléphonique. Nous venons de démontrer que ce n’est pas le cas. »

La dernière étude

Les chercheurs pisans ont utilisé trois groupes de 21 pigeons voyageurs. Le premier était transporté dans une cage aérée à 53 km de son nid. Le deuxième était transporté dans une cage aérée au même endroit, mais recevait une anesthésie de l’odorat avant d’être relâché. Le troisième était transporté dans une cage alimentée par de l’air purifié auquel étaient ajoutées quatre odeurs artificielles (lavande, eucalyptus, rose, thym), avant de recevoir une anesthésie de l’odorat. Le premier groupe retrouvait son chemin sans problème, alors que respectivement 9 et 14 pigeons des autres groupes se perdaient. « Ça veut dire que les odeurs artificielles ne servent absolument à rien aux pigeons pour s’orienter », dit Mme Gagliardo.

Mystérieuses odeurs

Cette hypothèse de navigation olfactive a été proposée par le mentor de Mme Gagliardo, Floriano Papi, en 1971. « Au fil des ans, on a essayé plusieurs manières de vérifier l’importance des composantes olfactives et magnétiques de la navigation du pigeon voyageur et d’autres espèces, avec l’anesthésie ou la rupture des nerfs impliqués, dit Mme Gagliardo. C’est ainsi que nous avons réalisé que la navigation est presque essentiellement olfactive et peu magnétique. » Il ne s’agit pas de suivre des odeurs comme un chien est attiré par une saucisse, dit l’ornithologue italienne. « C’est une carte olfactive, les gradients d’odeurs, les variations relatives des différentes odeurs les unes par rapport aux autres lui indiquent le nord, le sud, l’est, l’ouest. Il y a même un biologiste chinois qui a avancé que dans les pays très pollués, la navigation des oiseaux est encore plus efficace. » Et au-dessus des océans ? « Il y a toujours des composés organiques volatils, parce qu’il y a toujours de la vie à la surface, même si ce n’est que le phytoplancton. » Malgré plusieurs tentatives, les biologistes pisans n’ont jamais réussi à identifier quelles odeurs exactement guident les oiseaux. « On pourrait fabriquer des nez artificiels ou diriger les oiseaux migrateurs vers des environnements moins pollués. C’est un mystère fascinant, le défi du XXIe siècle. »

La résistance allemande

Le grand pôle mondial de la recherche sur la navigation des oiseaux est en Allemagne. « Pour des raisons historiques, il y a eu en Allemagne beaucoup d’études comportementales sur les oiseaux », explique Henrik Mouritsen, de l’Université d’Oldenbourg. C’est aussi là que s’est organisée la résistance à la thèse olfactive de Floriano Papi, avec en filigrane les souvenirs douloureux de l’occupation allemande de l’Italie à la fin de la Seconde Guerre mondiale. « Ça a pris un bon bout de temps à Papi à convaincre les autres biologistes », dit M. Mouritsen, en entrevue depuis Vancouver où il assistait au Congrès international d’ornithologie. « Personnellement, je n’ai été convaincu qu’en lisant l’étude de Hans Wallraff, de l’Institut Max-Planck à Pöcking, qui a montré dans les années 80 que les proportions relatives de composés organiques volatils demeuraient constantes dans un territoire carré de 400 km de côté. » Accepte-t-il aussi la thèse de Mme Gagliardo à l’effet que la navigation magnétique est peu importante ? « Je la connais bien, je trouve qu’elle a fait des expériences formidables, mais elle peut être têtue. La navigation magnétique a été selon moi prouvée par plusieurs études. La navigation olfactive est imprécise quand on arrive près de la cible. Et il est évident qu’un oiseau qui bénéficie de plusieurs modes de navigation aurait des avantages par rapport à un oiseau qui ne s’oriente qu’avec son odorat. »

Les grandes migrations

Les biologistes de Pise ont prouvé que la navigation olfactive peut fonctionner jusqu’à 1000 km, avec un type de goéland migrateur. M. Mouritsen de l’Université d’Oldenbourg pense qu’elle sert même sur des distances de l’ordre de dizaines de milliers de kilomètres, par exemple pour les oiseaux qui survolent l’Afrique. Pour ce qui est des océans, il en est moins sûr, contrairement à Mme Gagliardo qui pense que les variations de types et de concentration de plancton peuvent créer des cartes de composés organiques volatils stables.

Deux nerfs voisins

Une autre critique des ornithologues de Pise est Cordula Mora, de l’Université d’État de Bowling Green en Ohio, qui a publié voilà une douzaine d’années plusieurs études montrant que la méthode d’anesthésie utilisée par M. Papi et Mme Gagliardo n’est pas suffisamment précise pour inhiber seulement le magnétisme. « Tous ces nerfs sont situés près du bec et des yeux, dit Mme Mora. Alors je pense qu’on n’anesthésie pas nécessairement le sens qui est visé. » Mme Mora estime que le débat autour de la navigation olfactive et magnétique durera encore plusieurs années. « Peut-être qu’un jour on se rendra compte que les oiseaux de différentes régions se servent de différents sens. En Italie, il y a peut-être plus de différence entre les composés organiques volatils du nord et du sud, alors qu’en Allemagne la végétation est relativement uniforme, par exemple. »

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Instruments de vol

Les hypothèses sur la navigation des oiseaux n’impliquent pas seulement le champ magnétique terrestre et les odeurs. Des chercheurs pensent que les oiseaux se fient aussi à l’horizon et même aux étoiles.

Odorat

Les oiseaux établissent des cartes à partir des composés organiques volatils présents dans l’air ambiant.

Magnétisme

Des petites particules de fer situées dans le bec et près de l’oreille des oiseaux sont sensibles au champ magnétique terrestre, qui indique le nord ; des réactions chimiques entre les capteurs de lumière de l’œil et le cerveau pourraient aussi être influencées par le magnétisme terrestre.

Horizon

Comme les pilotes d’avion, les oiseaux se servent de l’horizon pour garder le cap.

Étoiles

Certains chercheurs ont avancé que les oiseaux reconnaissent les cartes des étoiles des différentes saisons.

Vue

Certains chercheurs ont testé la capacité des oiseaux à reconnaître certaines particularités de la géographie, comme les rivières et les montagnes.

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