Science

Le CO2 comme carburant

Et si le salut de la planète passait par le CO2 ? Ce gaz à effet de serre peut être utilisé pour fabriquer du carburant. Si cette voie se concrétisait, plus besoin de concevoir des avions électriques ni de changer de fond en comble les infrastructures de transport.

Un dossier de Mathieu Perreault

L’avenir passe par le CO2

Washington — L’industrie chimique et des carburants pourrait-elle recycler le dioxyde de carbone (CO2) qu’elle émet ? Ou même utiliser ce gaz à effet de serre et ainsi en retirer de l’atmosphère ? C’est la question que posaient des chercheurs lors d’un colloque sur les carburants synthétiques à la dernière réunion annuelle de l’Association américaine pour l’avancement des sciences, en février à Washington. La Presse s’est entretenue avec deux d’entre eux, Katy Armstrong, du groupe CO2Chem de l’Université de Sheffield, en Angleterre, et André Bardow, de l’Université d’Aix-la-Chapelle, en Allemagne.

Pourquoi produire du carburant à partir du CO2 ?

Katy Armstrong : Parce que c’est une source d’énergie qui, en ce moment, est gaspillée, et parce que l’électrification des transports sera difficile dans certains secteurs impliquant de la vitesse et de longues distances. L’avion électrique est très loin dans l’avenir, du moins pour ce qui est du transport de passagers. Le transport maritime aussi, et probablement le transport routier de marchandises. Ce n’est pas pour rien que la plupart des pays qui ont annoncé l’interdiction des voitures à essence vont continuer à accepter les hybrides.

André Bardow : Le CO2 a mauvaise presse, mais l’humanité en a désespérément besoin, parce qu’il sera difficile à court et même à moyen terme d’en limiter la production sans compromettre la croissance économique, particulièrement pour les pays pauvres et émergents. Alors il faudra le capter sur les cheminées d’usines, voire directement dans l’atmosphère si on se rend compte que les concentrations de CO2 dépassent un seuil critique ou qu’il y a des émissions massives de méthane du pergélisol qui fond. Mais après, qu’est-ce qu’on fait de ce CO2 ? Il serait dommage de se borner à le stocker dans des réservoirs souterrains, d’autant qu’il y a un risque que ces réservoirs fuient.

Ne serait-il pas préférable de miser sur l’électrification des transports ?

Katy Armstrong : L’auto électrique, c’est bien beau, mais elle implique une modification en profondeur de nos infrastructures, ne serait-ce que pour transmettre l’énergie renouvelable d’une région à l’autre. Et il y a beaucoup d’opposition aux nouvelles lignes de transport d’électricité, presque autant que pour les nouveaux pipelines. Si on réussit à trouver de l’énergie renouvelable près des lieux de production pétrochimique, on décarbone en limitant les chambardements économiques et sociaux.

André Bardow : En fabriquant des carburants synthétiques à partir de CO2, on fait d’une pierre deux coups : on valorise le CO2 qui va être de plus en plus capté des cheminées des usines et éventuellement directement de l’air, puis on recycle une partie des infrastructures actuelles, les usines pétrochimiques, les pipelines, les terminaux portuaires.

Y a-t-il en ce moment des exemples rentables de carburants synthétiques ?

Katy Armstrong : On a déjà une usine rentable d’éthanol en Islande, à partir d’énergie géothermique. Je crois que la mousse polymère produite par la société allemande Covestro à partir d’énergie éolienne et destinée aux fabricants de meubles est aussi rentable. Ce sont deux exemples de ce qu’on peut faire avec le CO2 capté sur les cheminées d’usines. L’an dernier la société canadienne Carbon Engineering a annoncé qu’elle était parvenue à produire du carburant d’aviation à un coût supérieur d’à peine 25 % à celui des technologies traditionnelles.

André Bardow : Ces exemples ne sont que la pointe de l’iceberg. Les règles antipollution européennes vont créer une vaste quantité de CO2 capté sur les cheminées d’usines. En Allemagne, l’industrie chimique voit une occasion historique de faire la transition vers un monde carboneutre. Si l’ensemble de ce secteur passait des carburants fossiles au CO2 recyclé, on réduirait les émissions humaines de gaz à effet de serre de 6 % d’un coup.

Verrez-vous de votre vivant le passage aux carburants synthétiques dans les transports ?

Katy Armstrong : L’automne dernier, Virgin a fait un vol de démonstration entre la Floride et Londres avec du carburant synthétique produit à partir de CO2 par l’entreprise américaine LanzaTech, qui utilise la biotechnologie plutôt qu’une réaction chimique standard nécessitant de l’énergie. Alors pour les avions et probablement les bateaux, je suis assez optimiste. Pour le transport routier de marchandises, il y a encore beaucoup d’inconnues.

André Bardow : Je pense qu’on verra le passage d’ici 20 ans, notamment parce que l’industrie chimique, dont les produits ont une haute valeur ajoutée, va investir de façon massive pour améliorer les procédés. Ces avancées vont aussi profiter aux entreprises produisant des carburants.

Y aura-t-il suffisamment d’énergie renouvelable pour passer des carburants fossiles aux synthétiques ?

Katy Armstrong : Personne n’a fait ce calcul, mais ça sera sûrement trop important pour miser seulement sur les carburants synthétiques. Pour le transport de personnes, utiliser directement de l’énergie renouvelable, ou alors de l’énergie de carburants fossiles avec captation du CO2 à l’usine ou captation atmosphérique, élimine une étape, et est donc probablement plus efficace.

André Bardow : Tout dépendra de la puissance des batteries. Si elle est assez importante pour qu’on puisse brancher les voitures à la maison et les transports publics lors de l’entretien quotidien, on n’aura pas besoin d’investir beaucoup en infrastructures, et les carburants synthétiques pourront être limités aux navires, avions et camions. Mais il est certain qu’au-delà du potentiel, on parle d’investissements importants : en ce moment, l’énergie renouvelable représente seulement 10 % de la production mondiale d’électricité.

L’an dernier, un projet islandais a montré qu’il était possible de fixer rapidement du CO2 sur des roches. Cette approche ne serait-elle pas préférable pour disposer du CO2 par la capture atmosphérique directe ?

Katy Armstrong : Pour limiter le réchauffement de la planète, il faudra agir sur plusieurs fronts. Si certains pays ont une géologie favorable à la transformation du CO2 atmosphérique en solide, ils pourront contribuer à l’effort. Surtout si leur industrie pétrochimique et leurs infrastructures de transport des carburants, par exemple les ports, n’est pas très développée, ce qui limite les possibilités de production de carburants synthétiques.

Quel sera l’impact des carburants synthétiques sur les pays producteurs de pétrole ?

Katy Armstrong : Souvent, ils ont d’autres avantages. Au Moyen-Orient, par exemple, l’industrie pétrochimique pourrait tirer avantage de l’énergie solaire. Mais il est certain que le passage à l’énergie renouvelable fera des gagnants et des perdants.

Comment passer du CO2 aux carburants

Plusieurs avenues permettent de transformer le CO2 en carburants ou en d’autres produits nécessitant des carburants fossiles. La plus simple est de le combiner avec de l’hydrogène obtenu par électrolyse, un processus qui demande de l’énergie (la captation du CO2 de l’air ambiant nécessite aussi de l’énergie, qui doit être renouvelable pour un produit final « carboneutre »). D’autres avenues impliquent des catalyseurs et d’autres molécules. Enfin, il est aussi possible, comme l’entreprise américaine LanzaTech, d’utiliser le CO2 pour produire des biocarburants à base d’algues.

Les pionniers des carburants synthétiques

De plus en plus d’entreprises misent sur la valorisation du CO2, comme carburant ou comme produit chimique. L’essentiel est d’avoir accès à de l’électricité renouvelable.

Allemagne

À Wertle, dans le nord-ouest du pays, le géant automobile Audi produit du méthane vert à partir de CO2 avec de l’énergie éolienne provenant de la mer du Nord. Plus au sud, près de Cologne, le géant chimique Covestro produit, à partir de CO2 et d’énergie éolienne, de la mousse pour les fabricants de meubles.

Italie

L’entreprise suisse Climeworks construit dans la région italienne des Pouilles un centre de captation de CO2 atmosphérique qui sera utilisé par une usine de méthane de la société française Amostat, alimentée par l’énergie solaire. En Suisse, Climeworks se sert de sa technologie pour augmenter la concentration de CO2 dans des serres agricoles.

Islande

La société Carbon Recycling produit depuis 2013 du méthanol, sous le nom de « Vulcanol », qui peut être utilisé comme carburant automobile à partir d’énergie géothermique et du CO2 émis par le même volcan qui réchauffe cette source d’eau chaude. Une autre usine est projetée en Allemagne et sera alimentée par de l’énergie éolienne ou solaire.

Colombie-Britannique

La société Carbon Engineering produit depuis 2017 du carburant aérien à partir de CO2 atmosphérique et d’énergie hydroélectrique. Elle mise sur des normes californiennes qui limiteront les émissions liées à l’aviation et vient d’annoncer un investissement des firmes pétrolières Continental et Chevron, qui vont l’aider à atteindre son objectif de recueillir 60 millions US dans le premier trimestre 2019.

Floride

La société LanzaTech produit, par fermentation bactérienne, du méthanol à partir de CO2 capté sur des cheminées d’usines. Le produit n’est pas encore vendu commercialement, mais a été testé sur un vol de Virgin l’automne dernier.

Californie

La société américaine Global Thermostat vient d’ouvrir, dans un parc scientifique de Menlo Park, une usine pilote d’utilisation du CO2 atmosphérique par l’industrie du ciment et l’industrie pétrochimique. L’électricité nécessaire pour la capture du CO2 provient de la chaleur perdue lors de procédés industriels.

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