Immigration

« J’aimerais mieux être en prison à Montréal que renvoyé au Liban ! »

Une famille d’immigrés éprouvée, soumise aux quatre volontés d’un père violent. Un frère aîné qui protège tout le monde pendant des années. Un jour, il dérape et commet un crime. Dix ans après la fin de sa peine purgée dans la collectivité, les services frontaliers le renvoient vers son pays natal, le Liban, où il se sent comme un étranger. Une sanction démesurée, sans commune mesure avec la gravité de son délit, plaide son avocat, qui cherche à le faire revenir au Canada.

Dès l’adolescence, Élie Tayeh s’est occupé de ses quatre frères et sœurs, en les protégeant contre un père abusif qui refusait de les nourrir au point de verrouiller la porte du réfrigérateur avec un cadenas. Puis en subvenant à leurs besoins, quand le père a fini par se volatiliser.

Élie a aussi veillé sur sa mère, une femme à la santé mentale fragile, durement éprouvée par la violence de son mari.

Ce dernier pouvait la frapper, lui lancer des bouteilles ou simplement l’ignorer, témoigne une des sœurs d’Élie, que La Presse a rencontrée, mais qui préfère ne pas être nommée. « Mon père traitait ma mère comme une plante ! »

La famille originaire du Liban a immigré au Canada quand Élie n’avait que 13 ans. Elle a longtemps surnagé en mode survie, repliée sur son lourd secret.

La mère multipliait les séjours en établissement psychiatrique. Il y avait des moments où elle ne reconnaissait plus ses enfants.

À 16 ans, Élie, l’aîné, a quitté l’école, incapable d’étudier avec tout ce tumulte autour de lui. Rapidement, c’est lui qui a eu la responsabilité de payer les factures, cumulant parfois jusqu’à trois boulots de front.

« C’est lui qui nous donnait l’argent pour qu’on puisse manger à l’école. »

— Une sœur d’Élie Tayeh

La vie coupée

Le 13 septembre 2017, la vie d’Élie s’est cassée en deux. Et depuis, c’est plutôt lui qui doit compter sur la générosité de ses frères et sœurs pour survivre.

Ce jour-là, Élie Tayeh a été expulsé vers son pays natal, le Liban. Raison de l’expulsion : une histoire de fraude et de vol d’auto qui remonte à un moment turbulent de sa jeunesse et pour laquelle il a été condamné à deux ans moins un jour à purger dans la collectivité.

À l’époque, il avait tout juste 19 ans. Et il a dérapé.

Élie Tayeh était alors résident permanent du Canada, mais n’avait jamais fait sa demande de citoyenneté. Même s’il a vécu, depuis, de façon exemplaire, son dossier criminel a fini par le rattraper. Il a perdu son statut de résident. Et s’est retrouvé sous le coup d’un ordre d’expulsion.

À 31 ans, Élie Tayeh atterrit donc dans un pays où il n’a aucun point de repère, immigrant forcé dans un Liban débordé par la vague de réfugiés syriens, où les emplois sont rarissimes. Un pays dont il peine à déchiffrer les codes culturels.

Au cours des 11 derniers mois, Élie a tout fait pour se trouver un boulot. Sans succès.

Lui qui, avant de quitter Montréal, travaillait dans une station-service, dans une épicerie et dans un salon de chicha doit maintenant compter sur sa famille pour payer les 300 $ de loyer que lui coûte une chambre partagée à cinq dans un foyer collectif, à Beyrouth. Ses compagnons sont tous des réfugiés syriens.

Choc culturel

Élie Tayeh n’en finit plus d’absorber le choc culturel du retour vers le pays qui l’a vu naître.

« Il y a des hélicoptères de guerre qui tournent au-dessus de notre tête, les gens font des feux d’artifice comme des malades, ils portent des armes à feu, dans la rue ça sent les poubelles, personne ne respecte les feux rouges », s’étonne-t-il lorsque La Presse le joint à Beyrouth.

L’autre jour, Élie a demandé à un policier où jeter sa cannette de boisson gazeuse. L’agent lui a dit de la laisser tomber sur le trottoir. Élie n’en revenait pas.

« Comment veux-tu que je vive ici ? Je mets plein de mots français dans mon arabe. Je me sens comme un intrus. »

Élie Tayeh

Les amis d’Élie sont tous à Montréal. Sa famille aussi. Sa mère a pleuré pendant des mois après son expulsion.

« C’est le pays qui m’a permis d’étudier et de grandir, où j’ai vécu avec ma mère, mes sœurs et mes frères. J’aimerais mieux être en prison à Montréal que renvoyé au Liban ! », lance-t-il avec émotion.

Sanction disproportionnée

Expulser des criminels n’ayant pas la citoyenneté canadienne, c’est légitime, reconnaît l’avocat d’Élie Tayeh, Stewart Istvanffy. Mais encore faut-il que cette mesure soit proportionnelle à l’ampleur de leur crime. Ce qui est loin d’être le cas ici, selon lui.

« Je ne suis pas contre l’expulsion de véritables criminels, mais dans le cas de quelqu’un comme Élie, qui est venu ici enfant, qui a vécu toute sa vie ici, l’expulser pour un si petit dossier, c’est comme punir un voleur en lui coupant la main », s’indigne Stewart Istvanffy. Une sanction totalement disproportionnée, dit-il.

« Élie ne constitue pas une menace pour la société, je ne vois pas en quoi son expulsion protège l’intérêt public. » En revanche, souligne l’avocat, l’expulsion du jeune homme a brisé une famille qui a déjà eu sa part d’épreuves dans la vie.

Selon l’avocat, le cas d’Élie est un exemple des décisions injustes qui peuvent être prises quand la machine à expulsions s’emballe.

Il y a un an, Me Istvanffy a écrit au Centre de traitement des demandes du ministère canadien de l’Immigration, l’appelant à se montrer clément à l’endroit du jeune homme et à lui accorder un droit de séjour temporaire au Canada.

« M. Tayeh a un dossier criminel relativement mineur incluant un vol d’auto et une fraude de carte de crédit alors qu’il était accompagné par d’autres jeunes téméraires comme lui. »

— Extrait de la requête de l’avocat d’Élie Tayeh

Le document ajoute qu’Élie Tayeh n’a été condamné qu’une fois et n’a eu aucun problème avec la justice depuis au moins une décennie. L’avocat appelle les autorités à tenir compte des circonstances extrêmement difficiles dans lesquelles a vécu le jeune homme à un âge où l’on est très vulnérable.

La demande est restée sans réponse jusqu’à maintenant.

Un employé modèle

« Si Élie revient, j’irai le chercher moi-même à l’aéroport et je l’embauche le jour même. »

Carla Antonios exploite la station-service Ultramar du boulevard Lacordaire où Élie Tayeh travaillait avant d’être renvoyé du Canada. Les deux se connaissent depuis au moins cinq ans.

Aux yeux de Carla Antonios, Élie Tayeh est un employé modèle. Et aussi, un fils modèle.

Élie travaillait à la caisse de la station-service, il vendait les cigarettes et les billets de loto, s’occupait de l’inventaire. Selon Carla Antonios, il était ponctuel et travaillant. Quand il n’y avait pas de clients, il arrosait les fleurs.

« Et je te jure sur Dieu, il ne manquait jamais un sou dans la caisse. »

Parfois, Élie Tayeh demandait à sa patronne de lui donner deux quarts de travail de suite. C’était les jours où il fallait payer les comptes de téléphone ou d’électricité pour la famille.

Parfois, aussi, Élie demandait à Carla Antonios de lui donner quelques recettes de cuisine. C’était pour nourrir sa mère, qui vivait avec lui et une partie de sa fratrie.

Aujourd’hui, la famille a déménagé dans un immeuble locatif de Laval. La mère, les deux sœurs et un des frères d’Élie partagent un appartement qui leur donne accès à un petit parc et une piscine. Exception faite de la mère de 55 ans, qui a trouvé un équilibre grâce à la médication, tout le monde travaille. Dans une pharmacie, dans la construction, dans une entreprise de ménages.

Tout va plutôt bien. Sauf pour l’immense trou laissé par l’expulsion du grand frère, celui qui a longtemps constitué le pilier de la famille. Un renvoi que personne ne comprend.

« Élie a fait des erreurs, mais ça ne justifie pas son expulsion, déplore sa sœur. C’est une injustice, nous nous sommes toujours tenus ensemble, et c’est toute une famille qui vient d’être brisée. »

Des milliers d’expulsions

Depuis 2012, le Canada a exécuté 6130 renvois liés à la criminalité. Selon l’Agence des services frontaliers du Canada, cette statistique ne permet pas d’identifier les personnes qui étaient titulaires de la résidence permanente avant d’être visées par un ordre d’expulsion. Car le cas échéant, les futurs expulsés perdent leur droit de résidence et redeviennent des ressortissants étrangers. — Agnès Gruda, La Presse

Des lois resserrées par les conservateurs

Il y a six ans, le gouvernement de Stephen Harper a adopté une loi facilitant l’expulsion d’auteurs d’actes criminels jouissant d’un droit de résidence au Canada, mais n’ayant pas encore obtenu leur citoyenneté canadienne. La loi élimine notamment le droit d’appel pour les personnes ayant été condamnées à plus de six mois d’incarcération.

Ce n’était pas le cas d’Élie Tayeh, qui a purgé sa peine dans la collectivité. En revanche, il n’avait jamais pris la peine d’obtenir son passeport canadien.

Les Tayeh étaient des immigrants tout ce qu’il y a de plus régulier. C’est le père qui les avait fait venir du Liban alors qu’Élie avait 13 ans. Rien ne les empêchait de demander leur naturalisation au Canada. Rien, sauf les montagnes russes de leur vie familiale douloureuse.

À l’époque, explique une sœur d’Élie, « nous étions trop occupés à survivre, on ne voyait même pas le monde extérieur ».

Quand ce monde extérieur s’est manifesté, le plaçant sous le coup d’une mesure d’expulsion, Élie n’y a pas vraiment cru. Il a sans doute été un peu négligent. « Il aidait tellement les autres qu’il a oublié de s’aider lui-même », laisse tomber sa sœur.

Élie a fini par rater une séance d’appel contre son expulsion. L’Agence des services frontaliers a décidé de fermer son dossier. Même s’il n’avait eu aucun accroc avec le système judiciaire canadien depuis sa condamnation, dans un climat général de durcissement face aux immigrants non naturalisés ayant un dossier criminel, Élie Tayeh n’a pu empêcher son expulsion.

— Agnès Gruda, La Presse

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