Littérature / Ce que La Presse en pense / Notre choix

Une relation particulière

L’ami
Sigrid Nunez
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Bach
Stock
Quatre étoiles

Un écrivain se donne la mort. L’homme, qui était un grand séducteur, raconte la narratrice, était également professeur d’université. Face à la vieillesse et au déclin, il a choisi de précipiter sa sortie.

Il laisse derrière lui une épouse et deux « ex », ainsi que de très nombreuses conquêtes.

La narratrice était sa plus vieille amie, sa confidente, sa complice. Leur relation était sans équivoque.

Après les funérailles, l’« Épouse Numéro Trois » lui propose (pour ne pas dire lui impose) d’adopter le chien de son défunt mari, un grand danois du nom d’Apollon. La narratrice, écrivaine elle aussi, hésite : elle habite un minuscule appartement new-yorkais et, comme le veut le cliché à propos des écrivains, elle est plutôt chat que chien. Elle recueillera pourtant le molosse, qui prendra de plus en plus de place dans sa vie, au propre comme au figuré.

Le deuil unit ces deux êtres qui se soutiennent mutuellement. Le départ de l’écrivain a laissé un trou béant dans leur vie.

Malgré les apparences, L’ami n’est toutefois pas un roman animalier. Oui, on lit de très belles pages sur le pouvoir de la zoothérapie, et on est ému par la relation qui se développe entre la narratrice et Apollon, dont elle prendra soin jusqu’à la toute fin. Certaines frasques du grand danois nous font sourire ou carrément éclater de rire, comme lorsqu’il dévore le dernier livre de l’écrivain Karl Ove Knausgård, passage qui fera sans doute plaisir à tous ceux et celles qui trouvent cet écrivain norvégien absolument insupportable. Et ce n’est pas la seule pointe à l’endroit du milieu littéraire. Le roman contient plusieurs observations assassines sur le monde de l’édition.

Un texte magnifique sur l’amour

Au-delà de son lien avec Apollon, c’est surtout de sa relation avec l’écrivain que parle la narratrice. On comprend que cette amitié aura été la seule « relation de couple » durable dans sa vie.

L’ami est donc un texte magnifique sur l’amour, qui peut prendre diverses formes, sur l’amitié, ainsi que sur le long et douloureux processus du deuil. C’est aussi une réflexion sur la place de la littérature et le pouvoir consolateur (ou pas) de l’écriture.

Sigrid Nunez, peu connue du grand public, mais respectée dans les milieux littéraires, n’est pas une nouvelle venue. Elle avait 67 ans lorsqu’elle a remporté le National Book Award pour L’ami. Une femme à découvrir, d’autant plus qu’elle a également publié un portrait de son ex-belle-mère, Susan Sontag (Sempre Susan : A Memoir of Susan Sontag, 2011), un livre qui était passé sous le radar à l’époque. Son roman est sans contredit un de nos coups de cœur de l’automne.

Littérature / Ce que La Presse en pense

Le droit de savoir

La part du fils
Jean-Luc Coatalem
Stock
266 pages
Trois étoiles et demie

Il y avait, dans la famille de Jean-Luc Coatalem, un secret bien gardé. Si bien qu’on avait enfermé ce secret dans une boîte avant de jeter la clé au fond des mers. Mais voilà. Le prolifique et multirécompensé auteur de Mes pas vont ailleurs voulait tout savoir de l’histoire de Camille, son grand-père paternel, arrêté par la Gestapo et déporté en 1943 pour ne jamais revenir. Au sein de sa famille, sa quête s’est cognée à un mur de silence : « À quoi bon tisonner ce qui restait douloureux. » Notamment celui de son père Pierre qui, au bout d’une décennie, consentira à soulever quelques pierres. Présenté comme un roman, pour cause de passage inventé, ce récit très ancré dans un passé réel, et maintenant finaliste pour le prix Goncourt, parle de délation, de silence, de famille et du droit de savoir. Nombreux sont les passages remarquablement écrits, tissés d’envolées de mots qui nous frappent et nous happent. Comme cette soif de recherche dans les archives : « Cette quête pour d’infimes particules que le temps avait dispersées, et pour laquelle je me dépensais sans compter, était devenue dévorante… » Nous avons cependant été moins soufflé par un récit déconstruit, sautant d’une période à l’autre du XXe siècle, dans lequel trop de détails historiques et souvent archiconnus étaient inventoriés à la chaîne.

— André Duchesne, La Presse

Littérature / Ce que La Presse en pense

La vie, la mort et le reste

Crève avec moi
Léa Clermont-Dion
Québec Amérique (Collection III)
141 pages
Trois étoiles

Avec Crève avec moi, Léa Clermont-Dion fait ses premiers pas dans le monde de la fiction. De l’autofiction, précisons, publiée dans la Collection III (« III pour trois souvenirs ») de Québec Amérique, où l’autrice décline en trois parties des récits inspirés de moments marquants de sa vie. Cela dit, ne vous attendez pas à trouver de détails inédits sur son parcours. C’est plutôt une plongée intimiste, traversée d’une réflexion sur la vie et la mort, qu’offre la jeune femme, nouvellement maman, dans ce court roman. On y découvre d’abord une adolescente de 14 ans, vivant à Gardenville, le royaume des « snowbirds à moumoute », où les ados désœuvrés boivent des Smirnoff Ice en écoutant du Britney Spears et du Dubmatique – la partie la plus intéressante et dynamique du roman. Sa « best friend » Poupie et elle se promettent de « crever ensemble », mais bien vite, les circonstances de la vie éloignent Poupie de Léa, qui reste malgré tout habitée par son ombre et ses regrets. Avec une certaine autodérision, quelques pointes d’humour caustique et un regard somme toute lucide sur la société qui l’entoure – empêchant le roman de sombrer trop profondément dans la contemplation du nombril –, l’autrice expose surtout ses obsessions et ses angoisses, révélant un être hypersensible qui, malgré les années, les hautes études à Paris et la maternité, cultive ses contradictions (être ou paraître ?) et reste captive de ses peurs d’enfant, prise de vertige devant le temps qui passe pour ne plus jamais revenir.

— Iris Gagnon-Paradis, La Presse

Littérature / Ce que La Presse en pense

Aimer d’amour

Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout
Alice Munro
Traduit de l’anglais (Canada) par Agnès Desarthe
Boréal
Trois étoiles et demie

C’est l’écrivaine française Agnès Desarthe (Une partie de chasse, La chance de leur vie) qui signe la seconde traduction de ces nouvelles publiées en anglais en 2001, et traduites pour la première fois en 2004 chez Rivages (sous le titre Un peu, beaucoup… pas du tout). Comme les pétales d’une marguerite, Munro effeuille le thème de l’amour : la fidélité, la passion, le mensonge, la souffrance, les rendez-vous ratés… Que signifie vraiment aimer ? Chacun à leur façon, les personnages de Munro incarnent une facette différente et pleine de nuances du sentiment amoureux. Les situations imaginées par l’autrice sont complexes, les personnages ont de la profondeur, et leurs actions provoquent une vraie réflexion sur les gestes qu’on fait, et qui parlent bien plus que les mots, toujours faciles à prononcer, mais souvent difficiles à assumer. Comme toujours, l’écriture de Munro est fine, travaillée, précise. Et les personnages féminins sont riches et attachants. Ces neuf histoires nous rappellent pourquoi Munro est considérée comme la reine de la nouvelle.

— Nathalie Collard, La Presse

Littérature / Ce que La Presse en pense

La guerre froide de Florence

Les patriotes
Sana Krasikov
Albin Michel
610 pages
Trois étoiles et demie

Ah, les sagas et autres histoires russes à grand déploiement ! Comme on les aime ! En voici une nouvelle. Contemporaine, brillante, intelligente, sautillant d’une époque à l’autre, faisant des parallèles entre le passé et le présent. Et écrite par une jeune autrice qui signe ici un premier – et remarquable – roman. Les années 30. L’héroïne, Florence Fein, croit qu’elle trouvera un meilleur avenir en URSS qu’à Brooklyn. La voilà qui laisse tout derrière elle. « Briser le cœur de sa famille était le prix à payer pour sauver le sien », résume une des premières phrases du livre, donnant le ton au reste. Le reste ? La désillusion, le quotidien dans la peur du régime stalinien, l’abandon des valeurs personnelles pour sauver sa peau et celle des siens. Des décennies plus tard, lorsque Julian découvre ce qu’a fait sa mère, grâce à l’ouverture récente des archives soviétiques, il tombe des nues. Mais la vie de Julian est-elle si différente de celle de Florence ? Entre les pièges mortels du communisme et ceux d’un néo-capitalisme russe dégageant une odeur de corruption à sept chiffres se dessinent de multiples similitudes. Après un récit passionnant et quelques passages à vide (rien de surprenant dans une brique de 600 pages), la finale est tout en douceur. Les protagonistes se déposent. Et nous aussi.

— André Duchesne, La Presse

Littérature / Ce que La Presse en pense

L’humanité perdue

Un monstre et un chaos
Hubert Haddad
Zulma
368 pages
Trois étoiles et demie

En Pologne, à la fin des années 30, deux jumeaux grandissent dans un shtetl semblable à tant d’autres, alors que grondent des rumeurs de guerre. Lorsque leur famille est décimée, seul survit Alter. Il erre dans la campagne environnante jusqu’à ce qu’un prêtre le mette à l’abri. De fil en aiguille, le jeune garçon se retrouve à Lodz auprès de bons samaritains. Mais le mal frappe à tout moment ; déportations, saccages et profanation des lieux de prière deviennent quotidiens. Esseulé et condamné à l’errance, Alter est « l’orphelin du chaos ». Il se rebelle et refuse de porter l’étoile obligatoire, tandis qu’un homme cherche à regrouper et organiser les Juifs entassés dans le ghetto de Lodz – sous prétexte que le travail les sauvera et les rendra libres. Or, peu à peu, il régente en despote et les conditions de vie du quartier finissent par ressembler à celles des camps. Privé de toute humanité, l’homme peut-il être autre qu’un monstre ? Hubert Haddad (Palestine, Le peintre d’éventail) répond à la question avec sa plume magnifique, bien qu’il perde trop souvent notre attention à force de digressions narratives – errant lui-même à travers les personnages et l’intrigue. N’empêche, voilà un livre important, magistral, qui montre avec sagesse que même lorsqu’il n’a plus rien, l’être humain fait tout son possible pour survivre.

— Laila Maalouf, La Presse

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