Brexit

À un an du divorce

Le compte à rebours est commencé. Dans un an, jour pour jour, le Royaume-Uni quittera officiellement l’Union européenne. Si l’affaire semble entendue, de plus en plus de Britanniques tentent aujourd’hui de renverser la vapeur, en réclamant la tenue d’un second référendum. Trop peu, trop tard ?

UN DOSSIER DE JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE EN GRANDE-BRETAGNE

Supergirl à la rescousse

Certains Britanniques pro-européens tentent d’empêcher le Brexit. Est-ce un exploit à la portée d’une superhéroïne ?

Édimbourg, Écosse — Est-ce un oiseau ? Est-ce un avion ?

Ni l’un ni l’autre, mesdames, messieurs. Mais si vous avez répondu Superman, vous n’êtes pas loin de la vérité.

À 24 ans, Madeleina Kay – alias Supergirl – se présente comme une sorte de justicière de la politique. Sa mission n’est pas de débusquer les élus corrompus, mais de stopper le train du Brexit, qui semble pour l’instant impossible à arrêter, et qui doit entrer en gare dans un an jour pour jour, le 29 mars 2019.

« Il faut absolument annuler cette décision », lance la jeune femme, jointe par téléphone chez elle à Sheffield (nord de l’Angleterre).

« Tous les rapports prouvent que le Brexit serait un désastre pour notre économie ! »

— Madeleina Kay, militante anti-Brexit

Madeleina Kay ne passe pas inaperçue dans le débat qui fait rage au Royaume-Uni. Vêtue de sa cape et de son costume de superhéroïne, elle est de toutes les manifs qui dénoncent le Brexit, et ne manque pas une occasion de brandir son message pro-Union européenne, notamment sur YouTube, où elle met régulièrement en ligne ses nouvelles chansons, accompagnée de sa guitare et de son berger belge.

Elle ne sait pas jusqu’à quel point son message porte. Mais affirme qu’elle ne pouvait pas rester les bras croisés. Quand on lui demande pourquoi elle a choisi de s’exprimer de façon aussi originale, elle explique que le sujet n’intéresse plus grand monde, et qu’il fallait y ramener un peu de spectacle.

« Le débat est devenu tellement ennuyeux, tellement technique, que les gens ont hâte de passer à autre chose. Supergirl, c’est une façon simple et efficace de réveiller les gens. La politique, c’est souvent plus émotif que rationnel. »

Renouveler la politique…

Bonne nouvelle pour Supergirl : elle n’est pas seule. Au Royaume-Uni, de plus en plus de gens se mobilisent pour réclamer la tenue d’un second référendum, arguant que les Britanniques ont voté sur la base de mensonges et d’un manque d’information. Des mouvements citoyens émergent (Best for Britain, GCG), des campagnes de sensibilisation s’organisent (Our Future Our Choice) et des pétitions circulent. Signe des temps : même l’ancien premier ministre, Tony Blair, s’est jeté dans la mêlée pour prévenir ce qu’il considère comme un désastre annoncé.

L’opinion publique demeure par ailleurs divisée. La plupart des sondages indiquent que les Britanniques pensent que le Brexit sera néfaste pour le Royaume-Uni, mais ne pensent pas que le processus puisse être arrêté. 

58 %

Si l’on exclut 20 % des répondants qui se sont dits indécis, 58 % des Britanniques sondés se sont montrés en faveur de la tenue d’un second référendum ; 42 % s’y sont opposés.

51 %

Proportion des Britanniques qui voteraient aujourd’hui en faveur du « Remain » (pour un maintien dans l’UE). En juin 2016,  l’option Brexit l’avait emporté à 52 %.

Source : sondage du journal The Guardian, janvier 2018

Dans ce contexte, l’apparition du parti Renew n’a rien de surprenant.

Inspirée par le mouvement En Marche ! d’Emmanuel Macron, cette nouvelle formation politique, qui se veut « ni de droite ni de gauche », a été officiellement lancée le 19 février dans le but de renverser le Brexit et de dépoussiérer la politique britannique. Tous ses membres sont issus de la société civile et le parti dit compter plus de 300 candidats potentiels en vue d’éventuelles élections.

« Renew veut s’attaquer au Brexit, mais aussi aux raisons qui ont poussé les gens à voter pour le Brexit. En particulier les inégalités sociales, qui sont à l’origine de la frustration et du ressentiment. »

— James Clarke, cofondateur de Renew

Selon James Clarke, cofondateur du parti, un retrait de l’Union européenne ne fera qu’empirer la situation. « Nous passerons plus de temps à réparer les dommages causés par le Brexit qu’à nous occuper de nos propres problèmes », affirme cet ancien professionnel des assurances.

Possible mais peu probable

Bien beau tout ça. Mais n’est-ce pas trop peu, trop tard ?

C’est l’avis d’Anthony Salamone, du Centre écossais sur les relations européennes, un groupe de réflexion établi à Édimbourg.

Selon le chercheur, il serait très surprenant que le processus du Brexit puisse être interrompu, bien que la chose soit « légalement possible ».

Les conservateurs de Theresa May ont déjà écarté la possibilité d’un second référendum, qui serait vraisemblablement perçu comme antidémocratique par les pro-Brexit.

Un scénario plus probable serait que l’accord commercial signé avec l’UE soit si défavorable au Royaume-Uni qu’il soit rejeté par les députés britanniques lors du vote final au Parlement. Ce veto ne s’appliquerait toutefois qu’à l’accord lui-même, et non au Brexit, qui deviendrait effectif par défaut – et malgré l’absence d’une entente formelle.

À moyen terme, cette crise pourrait provoquer le déclenchement de nouvelles élections anticipées. Un parti pourrait alors faire campagne en promettant d'annuler le processus du Brexit en cas de victoire. Une fois élu, il organiserait un nouveau référendum. Puis engagerait une nouvelle procédure d’adhésion à l’UE, advenant une victoire du « Remain » (contre le Brexit). Cette demande devrait ensuite être acceptée par les 27 États membres de l’UE…

Pour Anthony Salamone, ce scénario reste toutefois « hautement improbable », car « la volonté politique n’y est pas ».

Bien qu’opposés sur le plan social et économique, conservateurs (au pouvoir) et travaillistes (opposition officielle) sont tous deux globalement en faveur d’un divorce avec l’UE, quoique pour des raisons différentes, et non sans tiraillements à l’interne.

Quant aux partis ouvertement anti-Brexit, qui incluent les libéraux-démocrates et le Parti national écossais (SNP), ils n’ont pas assez de poids politique pour imposer une option de rechange, n’ayant, à eux deux, que 47 sièges sur les 650 que compte le Parlement britannique.

Black Birthday

Malgré tout, Supergirl ne perd pas confiance. Comme le joueur de baseball Yogi Berra, qui affirmait « it ain’t over till it’s over », elle croit que rien n’est joué tant que la partie n’est pas terminée et espère que la décision sera annulée, « si les gens sont assez nombreux à le demander ».

Et sinon ?

Elle préfère ne pas y penser. « J’aurai 25 ans le 29 mars 2019. C’est le jour de l’entrée en vigueur du Brexit, dit-elle. Je refuse d’avoir ce cadeau. C’est aussi simple que ça. »

Des questions en suspens

La procédure de divorce entre le Royaume-Uni et l’Union européenne suit (lentement) son cours. Mais il reste encore beaucoup à faire et le temps file. État des lieux.

Quand le Brexit aura-t-il lieu ?

Le divorce entre le Royaume-Uni et l’Union européenne (UE) doit prendre effet le 29 mars 2019 à 23 h, heure britannique. Une première phase de négociations, amorcée en juin 2017, s’est achevée en décembre. La seconde phase doit débuter dans les prochaines semaines. Un accord final est envisagé pour l’automne, lequel devra d’abord être ratifié par les 27 pays de l’UE, puis soumis au Parlement britannique, avant de devenir officiel.

Rappelons que les négociations reposent sur l’article 50 du traité de Lisbonne, qui prévoit le « retrait volontaire et unilatéral » de tout pays membre de l’union. Mais ce document d’à peine 250 mots laisse place à de multiples interprétations, ce qui donne bien des maux de tête aux négociateurs.

Où en est-on dans les négociations ?

Début décembre, Londres et Bruxelles ont fini par s’entendre sur les modalités de départ du Royaume-Uni.

Cette première ronde de négociations, préalable à la poursuite des discussions, portait essentiellement sur le sort des expatriés, la facture du divorce (50 milliards d’euros de « dédommagement » à être payés par le RU) et le dossier épineux de la frontière irlandaise – qui n’est d’ailleurs pas clos (voir plus bas).

Les deux parties se sont aussi entendues sur les termes d’une période de transition, qui éviterait une rupture trop brutale après le déclenchement du Brexit. On sait désormais que cette transition durera jusqu’au 31 décembre 2020, phase pendant laquelle le Royaume-Uni ne participera plus aux décisions de l’UE, mais fera toujours partie du marché unique et de l’union douanière.

Reste à déterminer les relations futures – essentiellement commerciales – entre le Royaume-Uni et les 27 pays de l’UE. Cette seconde ronde de négociations s’annonce comme « le défi le plus difficile », pour citer Donald Tusk, président du Conseil de l’Union européenne.

Que souhaite le Royaume-Uni ?

Les tenants d’un Brexit « doux » auraient aimé que le Royaume-Uni conserve un accès privilégié au marché unique européen (sans droits de douane ni barrières réglementaires) quitte à faire des compromis sur la contribution au budget de l’UE, la libre-circulation des Européens en sol britannique et les obligations envers la Cour de justice européenne.

Ces demandes « à la carte » étant irrecevables pour l’UE – et aussi contestées, à l’interne, par la frange plus radicale du gouvernement britannique –, il est probable que les négociations déboucheront sur un Brexit « dur », à savoir un retrait pur et simple du marché unique.

Si tel est le cas, les deux parties pourraient se rabattre sur un simple traité de libre-échange, tel que celui conclu entre le Canada et l’UE. Mais ce scénario n’exclut pas d’âpres discussions, notamment sur la question de l’exportation des services financiers, un secteur où les Britanniques sont en position de force.

Faute d’une entente, les relations entre le Royaume-Uni et l’UE se retrouveraient, par défaut, régies par les règles de l’Organisation mondiale du commerce. « Ce serait vraiment l’accord le plus basique », souligne Catherine Mathieu, de l’Observatoire français des conjonctures économiques.

Le temps, toutefois, commence à se faire court. Même si un pas important a été franchi la semaine dernière, avec l’adoption des « lignes directrices » pour les négociations à venir, les deux parties ont encore énormément de pain sur la planche.

Il n’est pas exclu que les négociations se poursuivent pendant la période de transition, qui s’étirera jusqu’à la fin 2020.

Quelle solution pour l’Irlande ?

C’est présentement le plus gros point de blocage dans les négociations. Si le Royaume-Uni doit quitter l’UE, il faudra logiquement réinstaller une frontière entre la république irlandaise (membre de l’UE) et la province britannique d’Irlande du Nord. Or, les accords de paix du Vendredi saint, signés en 1998 après 30 ans de conflit en Irlande du Nord, interdisent le rétablissement d’une frontière physique entre les deux Irlandes, qui impliquerait le retour des contrôles douaniers et pourrait raviver de vieilles tensions.

Le Royaume-Uni et l’UE ont affirmé vouloir éviter ce scénario potentiellement explosif. Mais personne ne s’est encore entendu sur une solution de rechange.

Un document européen propose de mettre en place « un espace réglementaire commun » et « sans frontières intérieures » qui permettrait de respecter les accords du Vendredi saint. Bien que partie intégrante du Royaume-Uni, l’Irlande du Nord resterait soumise aux règles de l’UE. La frontière physique serait, de fait, placée en pleine mer d’Irlande !

Pressée par le parti de droite irlandais DUP (unioniste) avec qui elle s’est alliée pour garantir sa majorité, la première ministre britannique Theresa May a déclaré que cette solution était « inacceptable », puisqu’elle menaçait « l’intégrité constitutionnelle » du Royaume-Uni.

Le Brexit dans leur vie

On ne sait pas exactement à quoi ressemblera le Brexit. Mais d’une manière ou d’une autre, la vie de ces citoyens sera bouleversée. Voici ce qu’ils en disent.

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Théa Fenaux

26 ans

Professeure de langues à Édimbourg

Française d’origine, Théa Fenaux a choisi de quitter le Royaume-Uni après trois ans passés à Édimbourg. La raison ? Elle n’y voyait plus d’avenir après le Brexit. « Je me sentais chez moi. J’étais prête à tout pour que ça marche. Mais progressivement, l’incertitude a pris le dessus, dit-elle. Ce n’est pas raisonnable d’acheter un appart, une voiture, de signer un contrat, quand on ne sait pas ce qui va se passer à long terme… » Selon elle, l’ambiance a changé en Grande-Bretagne après le référendum. Comme un sursaut de « xénophobie ». Elle a donc décidé d’aller refaire sa vie en Australie. Non sans regrets pour ses amis écossais, qui lui manquent déjà. « Sans le Brexit, je serais restée. »

Adrian Gorman

39 ans

Gérant de résidences étudiantes à Lenzie, près de Glasgow, en Écosse

« J’étais déçu par la politique britannique, je voulais brasser le pommier. » Socialiste convaincu, Adrian a voté pour le Brexit sans hésiter. Parce qu’il espère que ce divorce se traduira par un réveil de la gauche au Royaume-Uni. Ce serait en soi une « retombée positive », dit-il. Ça ne l’empêche pas d’être lucide. Il a été le premier surpris par le résultat du référendum. Et sait qu’il y aura des effets négatifs à tout cela. « Je voulais aller vivre en Espagne, c’est foutu », dit-il. 

Ultimement, son emploi pourrait aussi être menacé, puisque les étudiants européens – qui occupent une partie de son temps – pourraient être moins nombreux à venir en Grande-Bretagne. Regrette-t-il son choix ? « Je ne regrette jamais rien », dit-il. Et si un autre référendum avait lieu demain ? Il hésite. « Je pense que cette fois, je voterais pour rester. Parce que je sais que le message est passé… »

Sophie Leroy

43 ans

Armatrice à Cherbourg, en Normandie

Les pêcheurs français étaient jusqu’ici autorisés à pêcher dans les eaux britanniques. Mais cela pourrait tirer à sa fin. Peu de temps après le Brexit, les pêcheurs anglais ont annoncé qu’ils reprendraient le contrôle de leurs ressources. Il n’en fallait pas plus pour alarmer les pêcheurs normands, qui puisent 70 % de leur poisson chez les « Brits ».

« J’ose espérer qu’on ne sera pas autant impactés que ce qu’on lit dans les journaux, lance Sophie Leroy. Je pense qu’il va y avoir des accords. Les Anglais ont aussi un intérêt économique à venir pêcher chez nous. En Normandie, on a la Betsen, la coquille Saint-Jacques, et les Anglais en sont friands. S’ils devaient mettre leur menace à exécution, on leur fermerait l’accès à une source économique qui est hyper importante pour eux. Donc on trouvera un gentlemen’s agreement, pour qu’il y ait le moins d’impacts possible pour chaque côté. »

Susan Gibbs

50 ans

Professeure d’anglais à Auvers-sur-Oise, au nord-ouest de Paris

Née à Londres, Susan vit en France depuis 26 ans. Ce n’était pas dans ses plans, mais cette fois, elle songe sérieusement à demander la nationalité française. « Avec le Brexit, je crains de ne plus pouvoir me déplacer aussi librement en Europe. Ça m’embêterait de devoir demander des visas pour voyager et je ne veux pas être bloquée à la douane parce que j’ai un passeport britannique. En plus, ça me permettrait de voter aux élections françaises. Je ferais donc d’une pierre deux coups. »

Contrairement à deux de ses amies expatriées en France, qui ont déjà rempli leur demande de citoyenneté, Susan n’a toujours pas fait de démarche. Mais elle sait que le temps est compté. « Ce n’est pas encore urgent, dit-elle. Mais je ne dois pas attendre à la dernière minute. Il paraît que le processus prend 18 mois… »

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