Chronique

Le mystère Lepage

Tous ceux qui ont vu un jour une création de Robert Lepage ont vécu la même chose. En quittant la salle, ils se sont tous interrogés sur la méthode de travail de l’homme de théâtre. Comment celui qui a été formé au Conservatoire de Québec dans les années 70 procède-t-il pour parvenir à un tel niveau d’éblouissement ? Comment parvient-il à conjuguer le fond et la forme pour ne former qu’une seule et même écriture ? Comment réussit-il à offrir un langage qui s’adresse autant à la tête qu’au cœur ?

Le voile est levé sur une partie de ce mystère dans un fascinant ouvrage d’entretiens qui vient de paraître. Je précise tout de suite que la rencontre que Ludovic Fouquet a eue avec Lepage s’est déroulée en 2017, bien avant que les controverses liées à SLĀV et Kanata n’éclatent. Ne cherchez donc pas dans ce livre un retour sur les événements de l’été dernier.

Dans cette plaquette qu’on aurait souhaitée plus généreuse, Lepage parle de son parcours, celui qui commence par un premier choc théâtral qui lui fait prendre conscience de l’importance de la mise en scène (La nuit des rois de Shakespeare montée par André Brassard en 1973) jusqu’aux grandes créations collectives (La trilogie des dragons, Les plaques tectoniques, Les sept branches de la rivière Ota, Lipsynch, Cartes) et les spectacles solo (Vinci, Les aiguilles et l’opium, La face cachée de la Lune, Le projet Andersen, 887) qui vont le consacrer en lui faisant faire plusieurs fois le tour du monde.

Il est évidemment question de cette fameuse technique d’improvisation faite à partir d’objets et qui fut à la base de ses premières créations. Il raconte que lorsqu’il a créé La trilogie des dragons, en 1985, il disposait d’un budget de 50 dollars. Cela lui a permis d’acheter un mobilier de cuisine des années 40 dans un marché aux puces de Sainte-Foy. Installé dans une salle de répétition, ce petit ensemble de cuisine a conduit Lepage et ses comédiens vers un spectacle absolument grandiose.

Mais il serait simpliste de résumer la méthode Robert Lepage en affirmant que tout découle d’une simple manipulation d’objets. L’artiste confie que lorsqu’il monte un spectacle, il utilise comme point de départ une « ressource ». Par exemple, pour le spectacle Cartes, il est tout simplement parti… d’un jeu de cartes.

Au cours d’une séance de remue-méninges avec des collaborateurs et des « acteurs-inventeurs », quelqu’un a décrit les cartes en disant que c’était le rouge et le noir, l’amour et la mort, le sang et la mort. Un autre a raconté que lorsque son père avait quitté sa mère, celle-ci avait commencé à jouer au solitaire et que ce jeu représentait la solitude.

Ce sont ces témoignages et ces observations qui deviennent les bases des spectacles de Lepage. Au sujet de 887, il révèle qu’il s’est d’abord inspiré de l’adresse de la demeure familiale, le 887, rue Murray, à Québec. À partir de là, une maquette géante de l’immeuble où il vivait a été imaginée, le passage sur le général anglais Murray est venu, etc. Beaucoup de spectateurs croient que le texte Speak White de Michèle Lalonde est à la source même de ce spectacle. Or, c’est tout le contraire, nous dit Lepage. Cette idée est venue à la toute fin.

Après quatre décennies de création, il est fascinant de voir comment Robert Lepage continue d’être une formidable éponge.

Au moment de la préparation de 887, il était préoccupé par la question de la « distance » qui sépare le public du spectacle, particulièrement au début de la représentation. Les spectateurs arrivent au théâtre la tête pleine de soucis. Il leur faut un petit quart d’heure avant « de plonger dans la fable », avait remarqué Lepage.

Voilà pourquoi il a souhaité combattre ces 10 ou 15 minutes de « flottement » en arrivant sur scène au début de 887 et en s’adressant directement au public afin de laisser apparaître graduellement le spectacle et d’offrir aux spectateurs le temps nécessaire pour s’y abandonner. « C’est curieux, je réalise que toute ma démarche depuis le début, sans m’en rendre compte, consiste à évacuer le théâtre pour mieux faire du théâtre », déclare Robert Lepage.

Sur la fameuse question du fond et de la forme (on lui a souvent reproché de privilégier la forme au détriment du fond), il répond qu’il s’intéresse aux deux pôles avec la même envie. « Le fond n’est rien sans la forme », ajoute-t-il pour mieux décrire la technique d’écriture qu’il a défendue tout au long de sa carrière.

Il est évidemment question du rôle des acteurs dans ses créations et du « chaos » qu’il fait régner lors des processus de création, un chaos avec lequel certains interprètes ont beaucoup de mal. Il parle aussi de l’aspect évolutif de ses spectacles. « Un spectacle est fixé seulement le jour où on ne le joue plus. »

Si vous avez l’impression que Robert Lepage, l’acteur, a atteint un sommet dans les pièces Quills et 887, sachez que vous ne vous trompez pas. Il affirme que ces dernières années, un plaisir du jeu s’est manifesté chez lui. Cela est dû à la découverte de l’importance du texte.

Vers la fin du livre, il aborde les difficultés qu’il a connues en tant que créateur de théâtre. « Je ne compte plus les fois où j’ai été assassiné […]. Le théâtre est un métier d’humiliation », dit-il.

Tout n’est pas dit dans ce livre. Et au fond, c’est mieux ainsi. Un certain mystère doit subsister autour du théâtre de Robert Lepage. C’est ce qui fait sa grande force. Et c’est ce qui fait qu’on a envie d’y retourner et de s’y perdre.

Robert Lepage

Entretien et présentation de Ludovic Fouquet

Actes Sud

112 pages

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