Chronique

À bas les « partys de saucisses »

Début mars, j’ai été invité à Tout le monde en parle (TLMEP). Un des huit invités de l’émission ce soir-là. Du lot, il n’y avait qu’une femme, la photographe bourlingueuse Heidi Hollinger, venue présenter son guide de voyage sur Cuba.

Cette faible présence féminine dans ce qu’on appelle le « line-up » n’est pas passée inaperçue dans mes fils de médias sociaux. Une blogueuse, Sylvie Marchand, a résumé la frustration de bien des gens dans un billet, qu’elle m’a fait parvenir.

« [C]ette dernière émission nous démontre à quel point au Québec, on parle, parle, jase, jase, mais les choses changent très peu dans le fin fond de l’inconscient collectif, et à la vitesse du paresseux par-dessus le marché, les femmes brillant constamment par leur absence. »

Je comprenais la frustration de Mme Marchand : une seule femme dans une émission qui compte huit invités, c’est… peu.

Cependant, je trouvais que ma correspondante faisait un mauvais procès à l’équipe de Guy A. Lepage et de sa rédactrice en chef Carole-Andrée Laniel, pour une raison bien simple : prendre UNE émission, celle du 11 mars 2018, c’est forcément tirer de grandes conclusions à partir d’un échantillon pas représentatif du tout.

Je lui ai répondu qu’il faudrait voir le nombre exact d’invitées et d’invités dans une année pour poser un diagnostic qui soit précis, que je ne serais pas surpris que cette émission soit dans la zone paritaire, quand on fait le décompte.

Or, dans son instructif dossier publié en ces écrans samedi dernier sur la présence des femmes dans les médias, la journaliste Véronique Lauzon a révélé ces chiffres pour quelques émissions : TLMEP est en zone paritaire (39 %). Et il reste deux épisodes à la saison.

Depuis 2009-2010, la présence féminine à TLMEP a augmenté de 1 % par année, ce qui n’a l’air de rien… mais ce qui signifie une hausse de 10 % depuis 10 ans.

Je ne dis pas ça pour rabrouer Mme Marchand ni pour lui dire qu’elle devrait voir le bon côté des choses. Au contraire : le dossier de Véronique Lauzon montre que les médias peuvent faire mieux en matière de surreprésentation des hommes. Et sans des voix qui protestent contre la sous-représentation des femmes dans les médias, et qui protestent fort, et qui protestent souvent, cette sous-représentation serait encore plus navrante.

Je coanime avec Pierre-Yves Lord une émission à Télé-Québec, Deux hommes en or. Nous venons de terminer notre cinquième saison. Selon le compte établi par Véronique Lauzon, nous sommes en zone paritaire (42 % de femmes).

À l’interne, quand nous regardons le tableau des invité (e)s des émissions à venir, nous avons une expression pour décrire une émission où les femmes seront – ou risquent d’être – sous-représentées : « party de saucisses ».

Ça donne des échanges comme celui-ci : 

« Untel serait dispo pour parler de XYZ.

— OK, mais on a déjà deux gars dans ce show-là. Ça ferait trois gars…

— Ouain. Party de saucisses.

— On continue à chercher ?

— On continue à chercher. »

Des fois, on y arrive. Des fois, on n’y arrive pas : bienvenue dans les joies du « booking », où tout ne se passe pas toujours comme on l’espère, où on est à la merci de mille variables – disponibilité des invités, soubresauts de dernière minute dans l’actualité, contrats d’exclusivité avec d’autres médias, simple envie ou non d’accepter l’invitation, équilibre de l’émission, etc. – qui influent sur le choix final des invité (e)s.

Mais vous comprenez l’idée : il faut que la préoccupation d’avoir des invitées teinte tout le processus de décision dans la vie d’une équipe de télévision.

Résultat, chez nous, pour 2017-2018, trois émissions où nos segments actualité étaient tous assurés par des femmes et, au bout du compte, 42 % d’invitées. J’espère qu’on sera plus près de 50 % l’an prochain, si La Presse+ présente une suite à ce dossier.

Cette conscience du problème de la sous-représentation des femmes, je la sens en télé avec acuité, depuis quelques années. Je cite Marie-Hélène Wauthier, notre rédactrice en chef, qui travaille en télé depuis plus d’une décennie : « Aujourd’hui, ce serait impensable de faire un show sans penser à ça, alors qu’il y a 10 ans, par exemple à l’information où j’ai commencé, on ne se posait pas vraiment la question, ou en tout cas pas mal moins. »

Sans les prises de parole de femmes qui montrent cette sous-représentation des femmes dans plusieurs domaines, rien ne changera, rien n’avancera. Dans mon petit carré de sable télévisuel, c’est la voix de « Décider entre hommes », sur Twitter et sur Facebook, qui m’a un peu sonné les cloches. Avec un humour doux-amer, « Décider entre hommes » a relayé pendant des années (1) des photos montrant des hommes « décidant entre eux », que ce soit en économie, en sciences, en syndicalisme, en politique ou dans les médias…

Les images étaient fortes : des panels de trois, quatre, cinq hommes. Avec une femme… des fois. L’ambition : démontrer par l’absurde que les femmes sont encore sous-représentées dans plein de pans de la société.

En entrevue avec Le Devoir, la cofondatrice de « Décider entre hommes », Marie-Ève Maillé, a relayé un commentaire reçu au sujet de la surreprésentation masculine : « On ne fait pas exprès pour que ça arrive, mais il va falloir faire exprès pour que ça change. »

Bien dit.

1. L’expérience « Nos décideurs » a déménagé chez jesuisfeministe.com.

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