Lecture

Le goût du meurtre

Querelle de Roberval
Kevin Lambert
Héliotrope
276 pages
Quatre étoiles

On ne peut s’empêcher de penser au dernier roman d’Édouard Louis, Qui a tué mon père, qui a fait grand bruit en France, en recevant le deuxième roman de Kevin Lambert, Querelle de Roberval, présenté comme une « fiction syndicale ». Pourquoi deux jeunes écrivains gais s’intéressent-ils au sort d’ouvriers parfois homophobes et virils jusqu’à l’absurde ? Peut-être parce que seuls les marginaux sont capables d’en reconnaître d’autres. Quoi de plus marginalisé de nos jours, dans les médias et dans les arts, que l’humble travailleur déclassé, hors des grands centres urbains ?

C’est aussi que Kevin Lambert pompe allègrement le Querelle de Brest de Jean Genet qui lui-même situait son roman, paru en 1947, dans le milieu populaire des marins et matelots, s’inscrivant dès le départ dans sa lignée, avec Jean Basile. Querelle, le nom du personnage central autant qu’un mot évoquant le conflit, est le petit nouveau de la Scierie du Lac, nouvelle force ajoutée aux grévistes même si le syndicalisme le laisse indifférent.

Querelle, comme Christian dans Cyrano de Bergerac, est beau, c’est un fait, et rend fous les garçons de la région qu’il enfile dans la joie absolue, ébranlant les colonnes du patriarcat, au grand dam des pères terrorisés (et envieux). En marge du récit, c’est-à-dire encore plus exclus que les exclus, trois jeunes anges exterminateurs hantent Roberval, amoraux et rebelles jusqu’au bout, apportant au récit une note fantastique et hallucinée qui semble chère à l’écrivain depuis Tu aimeras ce que tu as tué, le premier roman qui l’a révélé.

C’est d’un œil extérieur, comme le Survenant, puisqu’il vient de Montréal, que Querelle observe l’étrange culture des hétérosexuels, ces gens qui divisent tout en rose et en bleu – probablement les passages les plus drôles du livre. Sa bande de collègues à Roberval n’est pas sans rappeler la bande de Brest. On retient Jézabel, un peu le miroir de la Madame Lysiane de Genet, qui porte la catastrophe dans son nom même. Car la lutte va déboucher sur une bataille épique à coups de battes de baseball, jusqu’à un point horrible de non-retour.

Réalisme magique trash

Sur fond de désintégration sociale, d’exploitation ouvrière, d’affrontement entre les travailleurs et le boss prêt à empoisonner et à brûler les maisons de ses employés, de désengagement et de trahisons, Querelle baise tout ce qui bouge en dehors de son shift, et la fonction de ces passages crus sur le cul, plus que de choquer le bourgeois hétéronormatif (et aussi les gais normalisés qui se marient), est d’offrir les seuls moments de liberté absolue du roman, de jouissance et de joie sauvages, hors des lois du marché et de l’aliénation générale. 

Sans aucune complaisance (le narrateur s’excuse à un moment donné en prenant pour le patronat), mais où l’on sent poindre une certaine tendresse malgré tout, Lambert illustre à sa façon la disparition d’une solidarité qui a été autrefois essentielle à la protection et au développement des régions, un vide qui devient le creuset de la haine et appelle au meurtre.

Plus accessible que Tu aimeras ce que tu as tué, cette charge à fond de train contre Chicoutimi, teintée d’un réalisme magique trash, Querelle de Roberval est l’affirmation d’un style, d’une oralité hautement poétique, pleinement assumée, jusque dans les fautes d’orthographe des pancartes des grévistes. L’écriture de Lambert est tellement vivante qu’on lit le roman d’une traite, en ayant l’impression de s’être fait passer dessus par un truck de bois et par une horde de jeunes hommes libidineux en même temps. On en sort meurtri et ravi.

EXTRAIT

« Querelle fascine ou choque les gars de l’usine tant la déviance, dans sa bouche, semble honnête et naturelle. Il n’a pas l’air fifi. Parfois, en secret, ils arrêtent leur tâche un instant, suspendent leur travail pour le regarder s’activer d’une machine à l’autre, scrutant chacun de ses gestes à la recherche d’une faille, d’un indice, d’une hésitation dans ses mouvements qui prouverait que son comportement a été savamment appris afin de mimer une virilité réservée aux straights. Mais ils ne trouvent rien et se remettent à l’ouvrage. »

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