Chronique

Deux ans et huit mois d’attente

Il y a environ trois ans, Mélanie Fortin était attablée dans la salle à manger familiale quand son chum lui a montré la fourchette qu’elle tenait.

« Tu trembles… »

Et en effet, le bout de la fourchette de Mélanie Fortin tremblait légèrement.

Puis, après, des collègues de travail ont commencé eux aussi à faire remarquer à Mélanie Fortin qu’elle tremblait.

C’est assez inquiétant de constater qu’on a des tremblements à 35 ans. La mère de trois enfants est allée consulter son médecin de famille à Laval, qui l’a dirigée en neurologie à la Cité-de-la-Santé. C’était en février 2016.

Eh bien, 32 mois plus tard, Mélanie Fortin n’a toujours pas eu son rendez-vous en neurologie.

La demande a été acheminée au département de neurologie de la Cité-de-la-Santé au début de 2016.

Puis, dans le cours de l’année 2016, le système de santé québécois déjà saturé de sigles et d’acronymes comme CH, CIUSSS, CISSS, CRDI, CLSC, GMF, MSSS, DME, CMDP, CVQ, CGE, APSS, TRPIN, DSQ et autres CHSLD et CHSGS a accouché d’un autre sigle, j’ai nommé le CRDS.

CRDS, comme dans « Centre de répartition des demandes de services ».

CRDS, comme « guichet unique et simple mis en place pour soutenir les usagers ayant besoin d’une première consultation auprès d’un médecin spécialiste, à la suite d’une recommandation de leur médecin de famille et dans les délais requis par l’état de santé de l’usager », selon les mots du MSSS (ministère de la Santé et des Services sociaux).

Traduction : ce sont les CRDS qui traitent les demandes de rendez-vous avec des spécialistes.

La phase I du CRDS des territoires Laval-Laurentides-Lanaudière a vu le jour le 24 octobre 2016 pour neuf spécialités, dont la neurologie.

La demande de consultation faite par le médecin de famille de Mélanie Fortin a donc été acheminée au CRDS, désormais responsable de trouver des rendez-vous en spécialité aux usagers et usagères.

Or, dans le grand spectre des symptômes neurologiques, les tremblements de Mélanie Fortin n’étaient pas jugés urgents. Ce n’est pas un accident cardiovasculaire, ce n’est pas une tumeur au cerveau, ce n’est pas un cas de maladie de Lou Gehrig. Priorité E, non urgent.

Non urgent, mais très inquiétant et de plus en plus incapacitant.

En octobre 2017, le médecin de famille de Mélanie Fortin a enfin reçu un semblant de réponse : ça prendra encore quelque chose comme 24 mois avant de voir un neurologue !

Entre la demande initiale de consultation en neurologie (février 2016) et un premier signe de vie du système dans le dossier de Mélanie Fortin (octobre 2017), je note qu’il s’est alors écoulé 20 longs mois.

Vingt longs mois au cours desquels Mélanie Fortin a noté que ses tremblements s’aggravaient. Un an plus tard, on en est à 32 mois d’attente : deux ans et huit mois.

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Au Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides (CISSLAU) qui gère le CRDS pour les régions Laval-Laurentides-Lanaudière, on m’a expliqué que les cas urgents et semi-urgents en neurologie sont vus, selon la classification de priorité, dans des délais de 3, 10 ou 28 jours.

Mais on m’a aussi dit que, malheureusement, dans les cas non urgents comme celui de Mélanie Fortin, l’attente est plus longue : 70 % de ces patients sont vus dans un délai de trois mois à un an. Mme Fortin est dans les 30 % restants.

Ça fait donc 32 mois que Mélanie Fortin est entrée dans le système et qu’elle attend.

Et il n’y a toujours pas de rendez-vous en neurologie pour elle à l’horizon.

« Je suis allée voir mon médecin de famille quand j’avais 35 ans, se désole Mélanie Fortin. J’en ai 38… »

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Hier, comme les lecteurs de La Presse+, Mme Fortin a lu l’article de Caroline Touzin qui rapportait les colères de médecins omnipraticiens face aux aspects « inacceptables et désastreux » du système de santé. Le CRDS figurait au sommet du totem des horreurs bureaucratiques du réseau dénoncées par ces médecins.

Disons que Mme Fortin s’est reconnue dans l’article d’hier…

Autre bogue du système, soulevé par Diane Francoeur, de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) : un médecin omnipraticien ne peut désormais plus intercéder auprès d’une consœur spécialiste pour accélérer la prise d’un rendez-vous. « La communication était plus simple, avant », affirme la Dre Francoeur.

Restons dans la centralisation : avec le système CRDS, il est devenu difficile de tenter d’obtenir une consultation à Montréal si, par exemple, la demande émane de Laval. Si la demande émane de Laval, il faut consulter à Laval.

« Il y a quelques années, dit Mélanie Fortin, j’essayais sans succès d’avoir un rendez-vous en ophtalmologie pour ma fille. Finalement, j’avais réussi à parler à la secrétaire d’un ophtalmologiste de Montréal et j’avais eu un rendez-vous. Mais on ne peut plus faire ça. On est pris dans ce carcan bureaucratique. »

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Ça fait donc deux ans et huit mois que Mélanie Fortin attend un rendez-vous en neurologie pour savoir ce qui cause ses tremblements. Et, peut-être, traiter ces tremblements.

En février, ça fera trois ans qu’elle attend de voir un neurologue.

Chaque fois que j’ai parlé à Mme Fortin pour vérifier des détails de son interminable attente, elle était d’un calme olympien. Je ne sais pas comment elle fait : juste à l’écouter, sans être à sa place, il me venait à l’esprit plein de mots qui feraient rougir le gars sur le crucifix de l’Assemblée nationale…

Ça fait des décennies qu’on se fait dire que la prochaine réforme sera la bonne, oh, attendez-de-voir-la-santé-c’est-notre-priorité…

Ça fait 23 ans qu’on a vécu le virage ambulatoire du ministre péquiste Jean Rochon. Ça fait 15 ans que Jean Charest, juste avant les élections de 2003, a promis solennellement de « remettre le système de santé sur pied ». Et on sort de quatre ans de réformes Barrette menées à coups de bulldozer…

Et malgré cela, malgré des décennies de promesses de requinquer le système de santé, ledit système accouche encore d'une indignité pareille : une mère de famille dans la fleur de l’âge qui attend depuis 32 mois de savoir pourquoi elle a des tremblements. 

Je hurle.

Le pire, c’est que les tremblements de cette « usagère » s’aggravent. Avant, disons en février 2016, seuls les doigts de Mélanie Fortin tremblaient. Désormais, 32 mois plus tard, des tremblements de plus en plus débilitants s’emparent de ses mains, de ses bras, de ses jambes et du haut de son corps.

Je cite Mélanie Fortin, toujours très posée : « Ma vie n’est pas en danger. Mais près de trois ans plus tard, elle commence à s’écrouler comme un château de cartes. »

L’ironie ?

Mélanie Fortin est infirmière !

Elle qui savait toujours trouver la veine fuyante pour insérer l’aiguille pour une ponction a désormais de la difficulté à faire ce geste. Elle tremble et les patients le remarquent. Elle aussi…

Mme Fortin a dû se rabattre sur un poste où elle fait plus de gestion et où elle prodigue moins de soins.

Je constate l’évidence : dans le cas de Mélanie Fortin, la paralysie du système paralyse encore plus le système.

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