Chronique

Qui a peur du mot « académie » ?

Saviez-vous que le Québec a sa propre Académie des lettres ? Non ? Ce n’est pas grave, vous n’êtes pas le seul. Beaucoup de gens ignorent l’existence de cet organisme qui rassemble une cinquantaine de membres titulaires et une dizaine de membres émérites.

Que fait cette académie ? Elle remet chaque année quatre prix littéraires à des auteurs qui ont publié un ouvrage exceptionnel. Le prix Victor-Barbeau (essai), le prix Alain-Grandbois (poésie), le prix Ringuet (roman) et le prix Marcel-Dubé (théâtre) sont accompagnés d’une bourse de 3500 $.

Une médaille est également remise à un écrivain ou à une personnalité du milieu culturel pour l’ensemble de son œuvre. Denys Arcand et Robert Lepage l’ont déjà reçue.

L’Académie organise une fois par année un colloque en compagnie d’universitaires et d’étudiants sur un thème précis en plus de tenir la Rencontre québécoise des écrivains, qui réunit des auteurs d’ici et d’ailleurs.

L’Académie des lettres du Québec, qui existe depuis 1944, depuis l’époque d’Alain Grandbois, Rina Lasnier et Victor Barbeau, est en train de mourir. Elle meurt parce que les gouvernements ont décidé de lui couper le gaz. Le Conseil des arts du Canada et celui de Montréal avaient déjà signifié qu’ils cessaient de verser leurs subventions annuelles.

Mais voilà que l’Académie vient d’apprendre que Québec aussi cessera d’offrir les 18 500 $ que le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) lui donnait annuellement (cette somme a déjà été de 50 000 $).

Je me suis entretenu hier avec Émile Martel, celui qui assure la présidence de l’organisme depuis cinq ans. Il est complètement désespéré. Il tente de comprendre pourquoi. « Peut-être ne sommes-nous pas assez clairs et convaincants quand on explique le rôle et l’importance de l’Académie », m’a-t-il dit.

L’organisme devra donc composer cette année avec un don privé de 25 000 $ fait par Power Corporation*. Ce don est renouvelable l’année prochaine. « Mais il nous faut au moins 110 000 $ pour assurer toutes nos activités », m’a dit Émile Martel.

Peu d’espoir

Étant au fait de ces déboires, j’ai pris contact avec le Conseil des arts et des lettres du Québec il y a quelques semaines. On m’avait alors dit qu’une rencontre avec la ministre de la Culture et des Communications, Marie Montpetit, devait avoir lieu. Elle a eu lieu le 13 avril dernier. Cinq membres représentaient l’Académie.

Qu’est-il ressorti de cette rencontre ? Pour le moment, pas grand-chose. Un porte-parole du ministère de la Culture et des Communications m’a écrit jeudi soir pour me dire que « l’Académie ne cadre dans aucun programme » et que « le processus suit son cours ».

Même si Émile Martel se débat comme un diable dans l’eau bénite pour sauver l’Académie, il nourrit de moins en moins l’espoir d’assister à un revirement de situation.

Il croit qu’on ne veut plus d’une Académie des lettres. Il croit qu’on se fout pas mal de cet organisme qui a longtemps eu mauvaise presse. Les ragots concernant des soirées où les grands crus coulaient à flots il y a plusieurs années font encore du tort à l’organisme. Émile Martel m’assure que cela n’est plus le cas aujourd’hui.

Questions sans réponse

Les demandes des têtes dirigeantes de l’Académie ne visent pas uniquement l’aspect financier. On réclame aussi un statut officiel pour l’organisme. Qu’est-ce que ce statut changerait ?

Plein de choses, selon Émile Martel. D’abord, l’Académie des lettres du Québec pourrait devenir une interlocutrice officielle avec les autres académies dans le monde. « Et dans le contexte où Emmanuel Macron parle du projet d’une “académie francophone pour mettre en lien toutes les académies du monde”, nous pourrions alors prendre part au vaste mouvement d’échange qui s’opérerait », m’a expliqué Émile Martel.

J’avoue que cela n’est pas bête du tout. Mais malgré cet argument solide, j’ai eu beau tenter de comprendre pourquoi notre ministère de la Culture ne semble pas prendre au sérieux cet organisme, je n’ai pu trouver de réponse. Est-ce parce qu’on juge inutile que nos écrivains accueillent leurs confrères étrangers ? Est-ce parce qu’on assiste à une guerre de prix littéraires ? Est-ce parce qu’il y a confusion sur le rôle de l’Union des écrivains et écrivaines du Québec et celui de l’Académie des lettres du Québec ? Est-ce parce qu’on trouve que cet organisme est constitué d’une « bande de p’tits vieux » ?

Où est-ce parce qu’on aurait peur tout simplement du mot « académie » ? Une académie, ça fait pompeux, ça fait costume d’apparat, ça fait épée, ça sent la vieille pipe. Une académie, ça évoque tout cela et pire encore. Une académie, ça fait intellectuel.

Je l’ai souvent affirmé : les Québécois craignent les intellectuels. On préfère les cacher. Ou alors, s’ils s’expriment, il faut qu’ils le fassent dans un enrobage de culture populaire et de quelques jurons bien placés. Là, ça passe. Mais une bande d’écrivains qui réfléchissent ? Wouash ! Envoyez-moi ça au plus vite chez Pivot.

Je trouve que cette décision de couper les vivres à l’Académie des lettres arrive à un bien curieux moment. La ministre Montpetit doit annoncer dans quelques semaines sa nouvelle politique culturelle. Je comprends qu’on voudra profiter de l’occasion pour refléter une image jeune et dynamique, être de son temps en glissant le mot « numérique » le plus souvent possible, mais ce n’est pas une raison de balayer le passé et de mettre aux poubelles en deux temps, trois mouvements une institution aussi ancienne que l’Académie des lettres.

Si on veut que l’Académie se « rajeunisse », qu’on le dise. Si on veut que l’Académie rende des comptes, qu’on le dise. Si on veut que l’Académie soit plus vivante et présente dans le milieu, qu’on le dise aussi. Ses membres sont peut-être des « p’tits vieux », mais ils ne sont quand même pas bouchés. En tout cas, ils ont encore la force de s’indigner. C’est déjà pas mal.

* En signe de transparence, précisons que Power Corporation est propriétaire de La Presse que vous lisez en ce moment.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.