Opinion  Agriculture

La gestion de l’offre sur le plancher des vaches

Lettre à Chrystia Freeland, ministre des Affaires étrangères

L’agriculture est un domaine d’activité où de multiples phénomènes économiques, sociaux, sanitaires, environnementaux et éthiques s’entrechoquent dans un complexe ballet influencé par plusieurs facteurs.

Un ballet rythmé par toutes sortes de variables qui peuvent être à un extrême planétaires, immuables et macro-économiques comme la mondialisation des marchés et le réchauffement climatique et, à l’autre extrême, très locales et volatiles comme les orages ou la santé d’un village, d’une communauté rurale.

Ma vie, comme vétérinaire de vaches laitières, c’est d’être un modeste figurant dans ce grand ballet. Je fais partie de cette danse depuis 20 ans et je commence à sentir de mieux en mieux le rythme, la musique qui sous-tendent le spectacle. Je saisis un peu l’âme du spectacle, le message de l’artiste, mais aussi les états d’âme et les sensibilités des acteurs, qu’ils soient humains ou animaux. Je note et je comprends les réactions des spectateurs, qu’ils soient consommateurs ou fournisseurs. 

Je peux aussi, étant sur les planches, être blessé par les critiques d’art, qu’ils soient économistes ou journalistes, si je sens qu’ils n’ont pas bien compris l’œuvre et le cœur que les artistes y mettent.

La production laitière, c’est un métier, un art. Les artisans qui l’exercent sont des gens passionnés. Comme bien des artistes, ils sont souvent incompris. Comme pour bien des artistes, l’impact que peut avoir leur contribution sur le tissu social et la qualité de notre expérience humaine en tant que collectivité est souvent sous-estimé.

Des tâches difficiles

Nous sommes à une époque où les spectateurs de ce grand ballet nourricier qu’est l’agriculture sont très exigeants. Ces spectateurs, qui sont urbains, veulent, à juste titre, que le lait qu’ils boivent soit le meilleur aliment possible, le plus sain, le plus pur et le plus frais qui soit. Ils veulent, comme nous tous, que ce lait soit produit de la façon la plus respectueuse possible envers la nature qui embellit nos campagnes. Ils veulent que l’immense contribution que nous demandons à ces vaches que nous avons domestiquées depuis des millénaires soit récompensée par un grand respect envers elles et un souci de leur confort et de leur bien-être.

Les artisans de la production laitière comprennent ces exigences et les partagent, les embrassent. Depuis vingt ans je les regarde, avec un infini respect, accomplir leur immense travail guidés par le désir de satisfaire à ces exigences de leur public. Ce n’est pas une tâche facile parce que leur dur labeur est physique, long, s’apparente parfois à un esclavage volontaire et est soumis aux caprices d’une nature imprévisible.

Ils réussiront à continuer à mener à bien ce grand défi si le contexte dans lequel ils opèrent rend leur travail possible. 

Ce contexte, c’est vous, nos politiciens, nos dirigeants, qui pouvez le forger. Vous êtes les producteurs de spectacles, les ministres de la Culture qui peuvent mettre en place les conditions propices à une belle grande œuvre. À ce titre, vous avez une tâche difficile, et je comprends les difficiles décisions que vous avez à prendre pour le bien de nous tous, dans un monde moderne et impitoyable.

Le grand dilemme de l’agriculture à l’ère de la modernité, en fait, pratiquement aucun pays n’a réussi à le résoudre. Il s’agit de trouver un modèle socio-économique qui permet d’atteindre un difficile équilibre entre réglementation et productivité. Il est à l’avantage de tous de mettre en place une réglementation suffisamment serrée de l’agriculture pour favoriser un suivi adéquat de la santé publique, du bien-être animal, de la qualité des produits et du respect de l’environnement. Cette réglementation est nécessaire parce qu’il a été démontré que ces enjeux sont trop importants pour qu’on les confie aveuglément à la main invisible du marché. Ce marché, aussi vigoureux et libre soit-il, nous a aussi démontré qu’en agriculture sa déréglementation totale est rarement synonyme de baisse des coûts alimentaires pour les populations.

Dilemme difficile

Ça ne veut pas dire que la réglementation économique à toute vapeur soit la solution pour notre agriculture. Différentes expériences l’ont démontré et la sagesse nous le dit de façon intuitive : une agriculture trop encadrée, trop artificiellement soutenue, devient paresseuse. Il faut un cadre économique où le profit est un incitatif, où les meilleurs sont récompensés.

Le public, les consommateurs ne veulent pas de subventions directes du type « occupation du territoire » où on « paie les agriculteurs pour jouer aux fermiers et décorer les campagnes » comme ça s’est déjà fait en Europe. 

Les producteurs de lait n’en veulent pas non plus, ils sont fiers et veulent que leur travail soit justement rémunéré, à la hauteur de sa qualité. On sait aussi que quand on essaie de supporter l’agriculture à coup de subventions, on peut faire autant de tort que de bien. Les subventions massives à l’exportation en agriculture fragilisent les populations du tiers-monde. La justice sociale et la sensibilité humaine nous dictent, à notre époque moderne où nous partageons sur internet l’information et les émotions aussi, qu’on ne peut plus subventionner des producteurs de riz en Amérique du Nord pour exporter à des prix qui font mourir des paysans au tiers-monde, incapables de vendre leur production.

Le grand dilemme, donc, est difficile à résoudre. Or il se trouve que justement, dans notre pays, la production laitière sous gestion de l’offre, réglementée mais soumise au fil des années à une augmentation du prix à la ferme plus basse que celle des autres denrées alimentaires, est sans doute le plus bel exemple d’une solution à ce dilemme. Il ne sera jamais facile de trouver un modèle parfait d’organisation économique de l’agriculture, mais celui-ci est sans doute, comme Churchill le disait à propos de la démocratie, « le pire, à l’exception de tous les autres ».

Équilibre

La force du modèle canadien de la gestion de l’offre dans le secteur laitier réside dans le fait qu’il maintient le tissu social de communautés rurales, qu’il favorise la survie d’un mode de vie agricole où la productivité existe, mais est réglementée, dans un cadre qui favorise la qualité des produits, le bien-être animal, la santé publique et le respect de l’environnement. 

Cet équilibre est trouvé sans produire les effets pervers sur les échanges commerciaux agricoles internationaux généralement associés aux subventions directes à une exportation massive et sans encourager l’improductivité et l’activité économique agricole artificielle associées aux programmes de subventions directes.

J’espère que vous aurez la force, à la face d’une économie globalisée hostile, de défendre ce système pour le bien de vos populations, autant rurales qu’urbaines, autant humaines qu’animales.

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