Huile de palme

Les mirages de l’or rouge

Elle a sorti des millions de paysans de la misère mais contribue gravement à la déforestation. Surtout quand elle sert de biocarburant.

Pour lui c’est un pactole. Plus de cinq millions de personnes, en Indonésie et en Malaisie, vivent de cette récolte miraculeuse qui a transformé leur niveau de vie. Elles ont du mal à comprendre comment le « moteur du développement » pourrait être un fléau… Alimentation, esthétique, et même carburant, pour répondre à une demande qui explose, les palmeraies industrielles ont envahi l’Asie, se substituant à la forêt tropicale à un rythme qui pouvait atteindre 6 terrains de foot chaque minute. Au point qu’un moratoire de trois ans contre leur extension a fini par être adopté. C’est que les conséquences pour la vie sauvage et le climat semblent définitives.

L’Union européenne, deuxième importateur après l’Inde, doit résoudre cette équation : comment satisfaire les besoins et soutenir le développement sans encourager la déforestation ? Ces abondants régimes de noix rouges sont… un casse-tête.

C’est un combat perdu d’avance. Face à l’orang-outan, la pelleteuse fonce comme une machine de guerre. Vrombissements de moteur lourd, crachats de fumée noire et poisseuse, coups de klaxon, voix qui s’agacent. Partout, les arbres tombent. 

Soudain, le bras articulé se rapproche, menace de faire chuter l’animal juché sur un tronc. Celui-ci frappe d’un geste désespéré l’énorme mâchoire d’acier qui dévore sa forêt. En vain. Il perd l’équilibre, se recroqueville à terre, parvient à se réfugier dans un entremêlement de racines. 

Cette lutte pathétique se déroule sur l’île de Bornéo. Les images, filmées par l’organisation britannique International Animal Rescue, ont fait le tour du web l’été dernier. Depuis, le primate aurait rejoint d’autres rescapés, réduits à vivre dans une réserve. Pendant ce temps, la destruction massive de leur habitat naturel continue pour céder la place aux plantations de palmiers à huile.

À l’origine, pourtant, l’éléis de Guinée s’épanouit en Afrique tropicale, du Sénégal à l’Angola. Ce palmier, qui peut atteindre près de 20 mètres de hauteur, produit toutes les deux semaines un bouquet de fruits généreux à la pulpe gorgée d’une huile rouge. Depuis cinq mille ans, elle est un ingrédient essentiel de la cuisine africaine. 

Dans les années 1970, les palmiers à huile sont introduits en Malaisie pour diversifier l’activité agricole qui, jusqu’alors, reposait sur l’hévéa. C’est le début du massacre à la tronçonneuse. Cultivé sur les pentes des collines aménagées en terrasses, le palmier grignote la forêt tropicale. Son équation économique est imbattable. La plante prodigieuse produit 4 tonnes d’huile par hectare, contre 0,5 tonne pour le soja et 0,6 tonne pour le colza, et revient 20 % moins cher. 

L’or rouge est devenu l’huile la plus consommée au monde. Sa culture s’étend au Congo, Nigeria, Côte d’Ivoire, Gabon, remportant ainsi – après le soja et le cacao – la palme de la déforestation.

Extraite à froid, l’huile de palme est riche en bêtacarotène, qui évite à des millions d’habitants d’Afrique et d’Asie la carence en vitamine A. Mais, raffinée pour l’industrie agroalimentaire et consommée à haute dose, elle devient explosive en acides gras saturés, alimentant la bedaine des Occidentaux. 

La traquer dans les rayons des supermarchés relève du parcours du combattant. Elle est partout : dans les pâtes à tartiner, les chips, les gâteaux, les plats préparés et les laits infantiles pour son goût neutre, sa consistance qui fond dans la bouche mais pas dans la main.

Les « consommacteurs » ont commencé à la chasser des goûters. Alors les industriels se sont réunis avec le WWF, des producteurs et des négociants, afin de garantir une huile « propre », respectueuse de l’environnement et des droits de la personne. La certification RSPO (Round Table on Sustainable Palm Oil), définie en 2007, estampille désormais 19 % de la production mondiale et regroupe 169 sociétés françaises.

Et patatra ! Les images désastreuses, les témoignages accablants ont dénoncé l’« écran de fumée » du label. Témoin, le rapport de Greenpeace, publié en septembre 2018. L’ONG analyse les pratiques de 25 producteurs locaux qui fournissent 12 marques et qui se déclarent « responsables » : ils seraient à l’origine de la destruction de plus de 130 000 hectares de forêt depuis fin 2015, essentiellement en Papouasie indonésienne. La RSPO a donc revu sa copie et durci ses critères.

Alors, faut-il bannir définitivement l’huile de palme ? Non, selon Arnaud Gauffier, chargé du programme agriculture durable au WWF. « Cela reviendrait à contraindre les marques d’opter pour le colza ou le soja, soit jusqu’à huit fois plus de surface pour parvenir au même tonnage. » 

Face aux pays beaucoup moins regardants sur les modes de production, comme l’Inde et la Chine, il pense qu’il faut cultiver des palmeraies sur des terres déjà dégradées plutôt que de déboiser. Le groupe Nestlé, qui achète 400 000 tonnes d’huile de palme par an, a décidé de tracer ses fournisseurs. Aux audits sur le terrain, réalisés avec l’ONG The Forest Trust, s’ajoute une surveillance par satellite et radar. « Ce service, baptisé Starling, a été mis en place grâce aux technologies d’Airbus et de SarVision », décrit Jean-Manuel Bluet, directeur du développement durable de Nestlé France. 

« Cette surveillance régulière des zones de plantation nous a permis de retirer une dizaine de fournisseurs de notre chaîne d’approvisionnement. Produire une huile zéro déforestation est possible, c’est notre objectif d’ici à 2020. » 

— Jean-Manuel Bluet, de Nestlé France

Mais à condition d’en finir avec les biocarburants de première génération, les « agrocarburants » qui carburent, entre autres, à l’huile de palme. Car la forêt, non seulement nous la mangeons mais nous la brûlons dans nos voitures. « En 2016, 75 % des 900 000 tonnes d’huile de palme importées en France [7e importateur mondial] ont été incorporées dans le diesel », explique Sylvain Angerand, président de l’association Canopée forêts vivantes. 

Ce choix a été fait au début des années 2000 pour diminuer la dépendance au pétrole, alors que l’utilisation de l’huile de palme était encore marginale. Tout va changer avec une invention finlandaise, l’hydrotraitement (HVO), qui la fluidifie et l’empêche de prendre la consistance de la mayonnaise par temps froid. 

Résultat : la France consomme désormais 3 millions de tonnes par an de biodiesel, qui n’a rien de bio. On plante pour rouler… et continuer de s’étouffer. Anéantie, la forêt tropicale ne joue plus son rôle d’absorbeur de gaz à effet de serre. Pire : sa destruction entraîne la libération de grandes quantités de CO2 stockées dans les arbres et les tourbières. Dans un rapport en 2016, l’ONG Transport & environnement alertait déjà : 

« Le biodiesel issu de l’huile végétale vierge entraîne des émissions de carbone environ 80 % plus élevées que le diesel fossile qu’il remplace. Le biodiesel à base de soja et d’huile de palme est même deux et trois fois plus nocif. »

En France, Total reconvertit en bioraffinerie son site de la Mède, dans les Bouches-du-Rhône. Objectif : la production de 500 000 tonnes de biodisesel par an, à partir d’huiles végétales et issues du recyclage (graisses animales, huiles alimentaires usagées). Et d’huile de palme brute. « Trois cent mille tonnes au maximum, promet le pétrolier. Et uniquement avec des huiles répondant à un label de certification durable. »

Ce qui fait voir rouge les cultivateurs de colza français – qui espéraient trouver un débouché dans la filière biodiesel – et les défenseurs de l’environnement. « Il faudra déboiser de nouvelles surfaces pour répondre à la demande mondiale croissante en huile de palme alimentaire », déplore Sylvain Angerand.

« Exclure les biocarburants à fort impact Casi [Changement d’affectation des sols indirects] peut permettre d’éviter le pire à très court terme », écrit Alain Karsenty, chercheur au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), dans une tribune diffusée le 23 avril 2018 sur le site d’« Alternatives économiques ». Et de prévenir : « Si la législation ne change pas, ce sont 45 000 kilomètres carrés de forêt qui disparaîtront d’ici à 2030 rien qu’en Asie du Sud-Est. Et si d’autres secteurs, notamment le transport aérien, se lancent, nous n’avons aucune chance d’enrayer la déforestation au niveau mondial. » En juin dernier, le Parlement européen, la Commission et les États membres adoptaient un compromis : le plafonnement puis l’élimination, d’ici à 2030, des biocarburants à haut risque pour le climat et l’environnement. 

Le 13 mars, la Commission classait les biocarburants à l’huile de palme dans la catégorie des produits non durables. Le Parlement a deux mois pour décider si ce texte entrera en vigueur, malgré les pressions de la Malaisie et de l’Indonésie, prêts à boycotter nos avions, automobiles, armes… Et la France patauge. Le 20 décembre 2018, contre l’avis du gouvernement, l’Assemblée nationale a voté la fin de l’avantage fiscal lié au biodiesel à base d’huile de palme, qui fera augmenter son prix de 30 à 40 %. Une mesure qui, selon Patrick Pouyanné, PDG de Total, remettrait en cause la rentabilité du site de la Mède. 

Pendant ce temps, Chanee, un Français installé en Indonésie depuis vingt ans, continue à se faire régulièrement menacer de mort. Avec son association, Kalaweit, il a pu mettre à l’abri 640 hectares de forêt, patiemment rachetés. Son nouveau défi* : sanctuariser 1 500 hectares de forêt coincés entre des plantations de palmiers et des exploitations minières à Bornéo, où se sont réfugiés des orangs-outans, des ours malais, des panthères, des cerfs sambars. 

Mais, à long terme, que restera-t-il si nous ne stoppons pas notre surconsommation ? Des microbulles de biodiversité aux frontières desquelles se presseront de nouveaux prédateurs, les touristes avides de nature vierge. Voilà ce que nous léguerons à nos enfants.

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