Opinion  Jean-François Chicoine

Libérés, délivrés ?

« Une souris, un monde », c’est un adage qui date chez Disney. Près d’un siècle après l’invention de Mickey, « One mouse, one world » nous rappelle qu’il serait temps de lâcher la souris pour mieux s’imprégner d’un monde à libérer, à délivrer.

Une souris, DES mondes.

Noirs, minorités, sans-papiers, migrants, autochtones, LGBTQ, musulmans, monoparentaux, adoptés, végétariens, traumatisés des guerres, handicapés, francophones hors Québec, etc., jusqu’au fermier blanc moyen du Midwest américain (et désolé à l’avance de les avoir probablement nommés de travers), tous s’estiment, souvent à raison, en manque de représentation authentique ou en carence de reconnaissance sociale.

Selon les contextes, des données illustrent la distance qui les sépare du prétendu miracle collectif : une pauvreté galopante, une faible diplomation, une santé précaire, des conditions de travail à la traîne, un espace rétréci, une espérance de vie amoindrie, des flous identitaires, voire des déficits en bonheur.

Pour aider, les sociétés démocratiques mettent progressivement en place des programmes de promotion des droits, d’aménagement des lieux, de visibilité culturelle ; elles pratiquent l’affirmation positive, votent des lois, établissent parfois des quotas.

Sommes-nous néanmoins capables d’honorer la fourchette de leurs droits sans stigmatiser par la relecture de la Grande Histoire ou le rajoutage d’une souris non genrée ?

Aux États-Unis, la discrimination positive est née dans les années 60 de l’ambition politique de lutter contre la ségrégation raciale. Par des dispositions préférentielles – avec des notes moindres, un accès facilité aux universités pour des groupes minoritaires –, la représentativité des Afro-Américains et des hispanophones à la diplomation ou à des salaires plus élevés s’en est trouvée améliorée, non sans soulever d’immenses conflits. Vite, des poursuites en justice émaneraient des familles asiatiques se prétendant défavorisées par les circonstances. Les étudiants bénéficiant de bonus accuseraient des taux d’abandon et d’échec assez catastrophiques. Ravivant l’abjection du concept de race, 30 % des États-Uniens blancs possédant des « gènes de noirs », des programmes d’accès, en Amérique et ailleurs, chercheraient à mieux s’appuyer sur la condition sociale du candidat, afin de faire un premier diplômé dans la famille par exemple, plutôt que de tabler sur la couleur de sa peau.

Pas facile de devenir équitable sans fabriquer de nouvelles inégalités. Pas plus que d’assurer une mouvance des mentalités dans un monde où le branding se suffit à lui-même. Trente ans après les pétarades qui accompagnaient la signature de la convention des Nations unies sur les droits de l’enfant, les enfants syriens ne continuent-ils pas de survivre sous de vrais pétards, quand ils ne sont pas à se noyer sur les images renvoyées par nos télés ?

Pas blanche comme neige

Un conte de Grimm revisité par oncle Walt, une mineure non accompagnée rescapée de la jalousie de sa belle-mère, sept nains travaillants suffisamment inclusifs pour accueillir un Simplet parmi eux et de nombreux enfants en perspective, il y a encore de quoi s’émerveiller avec le curriculum de la plus jeune des princesses Disney, Blanche-Neige, 14 ans, estime-t-on.

Signe des temps, comment dorénavant justifier sa condamnation à se taper tout le ménage avant le retour de ses hommes ? Comment expliquer qu’elle ne s’amourache pas d’une personne de petite taille à qui elle préférera un prince charmant moins intellectuel qu’une pinte de lait ?

Il y a des thèses d’université sur ces points d’honneur, des analyses en psycho et en féminisme. Faudrait-il dès lors priver les fillettes de l’histoire de Blanche-Neige afin d’en métamorphoser sa part rétrograde ?

Je ne crois pas. Les enfants sont à même d’adhérer à ce qui les passionne et ils sont les premiers à proscrire ce qu’ils estiment mauvais ou trépassé. Les petits seraient d’ailleurs les premiers à rejeter l’idée que la drogue devienne légale dans une chaumière de nains.

La tentation de liquider des œuvres pour s’épargner des conversations est à mon avis l’une des grandes menaces de notre époque formidable.

Depuis longtemps, les milieux académiques tentent de favoriser les carrières en sciences chez les filles. Des gouvernements se sont fixé des objectifs de parité hommes-femmes dans des postes de pouvoir, par ailleurs désespérément lents à honorer. Des artistes, comme Frances McDormand, vantent dorénavant des perspectives grandissantes pour les femmes dans des postes techniques, de direction et d’écriture. Répudier des œuvres, si intransigeantes soient-elles, est une activité mineure quand on la compare aux bienfaits d’obtenir une parité entre les sexes, flexible on s’entend, pour les créations de demain.

Dans de rares cas, cette parité pourrait même servir des hommes ! Au Québec, chez les pédiatres de moins de 40 ans, on compte maintenant quatre femmes pour un homme.

Libérée, délivrée

La poupée 2018 d’American Girl ne pavane plus avec ses délicieux œufs mimosas, elle s’appelle Luciana Vega, et elle est astronaute. Par opportunisme, pour un engagement social, probablement un peu des deux, les grandes marques valorisent de plus en plus l’image de filles solides dans les produits qu’elles vendent à leurs parents.

Chez Disney, dans la lignée des Disney princesses, le dégel féminin s’est surtout fait sentir avec Elsa, la princesse ultimement sacrée de reine des neiges, au son de Libérée, délivrée, le plus grand ver d’oreille de tous les temps. Frozen, le long métrage d’animation oscarisé, a d’ailleurs été coréalisé et coscénarisé par une femme : Jennifer Michelle Lee.

Des fondamentalistes chrétiens soupçonnent Elsa d’être lesbienne, des féministes acharnées lui reprochent de n’assumer sa liberté que dans la réclusion et l’isolement, mais ultimement, des millions de fillettes vibrent encore, et comme jamais, devant sa capacité à exercer ses pouvoirs.

J’ai assisté la semaine dernière à Frozen, le musical qui sort ce mois-ci à Broadway. Mille excuses, les parents, vous aviez cédé pour le pyjama et pour le thermos, il va dorénavant leur falloir ce fabuleux spectacle dans la plus pure tradition disneyenne.

Les équivalents scéniques de cette magie essentiellement féminine ont de l’audace, Anna et Elsa chantent sublimement, Sven le renne impressionne, Olaf est une délicieuse marionnette articulée, les crises de colère de la reine provoquent littéralement l’éblouissement et la suffocation des centaines de petites filles de la salle.

Il n’y en aura pas de facile.

À la sortie, la question du Disney inclusif restait à éclaircir avec les filles. Dans la production de Broadway, le roi, père d’Elsa et d’Anna, est noir. Pareil pour Kristoff, le blond montagnard norvégien, joué par un Afro-Américain nouveau venu.

« Pourquoi pas le méchant prince Hans ? Comme il vient d’ailleurs, il aurait pu être noir… commente la plus jeune de mes invitées.

– Peut-être parce qu’il y a déjà une panthère noire antipathique dans Le roi lion, je réponds évasivement.

– C’est une question d’équilibre… », rajoute l’autre afin de persuader sa sœur.

Un jour viendra, mes chéries, je ne sais où, ni quand, ni comment, où l’équilibre vous sera utile à vous aussi afin de vous sentir libérées, délivrées.

D’ici là, les princesses demeurent, et les histoires font leur possible.

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