Portrait

Un Québécois au cœur du Super Bowl

On ferait un sondage dans les rues de Montréal que personne, à part ses intimes, ne le reconnaîtrait, ni de nom ni de visage.

Et pourtant, il est sans doute le gestionnaire sportif québécois le plus important de la planète à l’heure actuelle. L’équipe dont il est le vice-président exécutif aux affaires commerciales, les Rams de Los Angeles, affrontera les Patriots de la Nouvelle-Angleterre lors du Super Bowl, dimanche.

Jamie Reigle est né à Montréal et a grandi à Morin-Heights. Quand le propriétaire des Rams, Stan Kroenke, a lancé son projet de construction du stade le plus coûteux de l’histoire du sport – une bagatelle de 2,6 milliards, et 2,4 milliards supplémentaires pour le complexe immobilier adjacent, il a arraché Reigle à son entreprise européenne afin qu’il développe la marque de commerce des Rams comme il l’avait si bien fait lors des 10 années précédentes pour son équipe anglaise.

Ce club, un certain Manchester United, a vu son chiffre d’affaires passer de 165 à 800 millions entre 2005 et 2016 sous son autorité.

« C’est un petit monde. Stan Kroenke était aussi propriétaire du club de soccer d'Arsenal, des rivaux de Manchester United, on se connaissait donc un peu », confie Reigle, 42 ans, au bout du fil, dans une interview qu’il insiste pour faire en français.

« J’ai quitté le Québec à 18 ans et je travaille principalement en anglais depuis, alors vous me pardonnerez mon français un peu brouillon », dit-il dans un excellent français.

Reigle a de grandes ambitions pour les Rams, bien au-delà d’une victoire dimanche.

« Nous voulons devenir la marque la plus importante de la NFL. Les Cowboys et les Patriots sont des marques très connues aujourd’hui, mais nous espérons, avec l’ouverture de notre stade, en 2020, y parvenir au cours des cinq prochaines années. »

— Jamie Reigle, vice-président exécutif aux affaires commerciales des Rams de Los Angeles

« Notre succès ne dépendra pas d’une victoire dimanche, poursuit-il, car certains clubs ont gagné un ou deux championnats sans établir une marque globale à long terme, mais le Super Bowl demeure une grande plateforme pour établir encore davantage notre marque de commerce et il faut en profiter. »

Moins de deux ans après leur déménagement de St. Louis à Los Angeles, sous l’impulsion de Stan Kroenke, les Rams viennent au sixième rang des équipes de la NFL pour la valeur, à 2,9 milliards, derrière les Cowboys, les Patriots, les Giants de New York, les 49ers de San Francisco et les Redskins de Washington, selon le magazine Forbes.

« Nous ne sommes pas les Cowboys de Dallas, mais le marché commence à croître ici, précise-t-il. Ça ne se fait pas automatiquement. Los Angeles avait tous les ingrédients nécessaires, mais la ville n’a pas eu d’équipe de la NFL pendant 20 ans. Il faut de bons propriétaires, des investisseurs qui ont du capital et de l’ambition. Notre propriétaire voulait depuis longtemps déménager les Rams à Los Angeles. Ce n’est pas un exercice simple. »

« Nous avons la reconnaissance aujourd’hui, mais quand j’ai commencé avec les Rams il y a deux ans, nous avions une fiche de 4-12. Il faut cependant agir en champions avant d’être champions. Instaurer la culture dès maintenant. »

— Jamie Reigle

Jamie Reigle voit beaucoup de similitudes entre la croissance du Manchester United et celle des Rams. « C’était dur, à mes débuts en 2005, le chiffre d’affaires était de 165 millions. Mais on voyait grand. Nous étions gros comparé aux autres clubs de foot européens, mais petits comparativement aux grandes marques globales. On se demandait toujours comment réagirait Apple dans certaines circonstances données si elle détenait le Manchester United. On se comparait aux marques globales qui avaient du succès dans d’autres sphères que le sport. »

Sa recette pour élever les Rams de Los Angeles au rang des équipes légendaires ? « Les plus grandes équipes ont toujours transcendé le sport et incarnent leur ville, répond-il. Manchester United était plus qu’un club de foot, c’était David Beckham, la culture pop ; le FC Barcelone, c’est la Catalogne, l’indépendance. Je me fais taquiner dans mon milieu parce que j’inclus toujours le Canadien dans cette liste, j’essaie de faire comprendre aux gens que le hockey est une véritable religion ici, mais bon, je suis biaisé, c’est ma ville, c’est ma province ! »

Les Rams ont tout ce qu’il faut, selon lui. « On a une plateforme, la NFL, qui nous le permet. Los Angeles, c’est aussi la capitale du divertissement, reconnue à travers le monde. L’autre pilier, c’est le stade, le plus coûteux de l’histoire. C’est le reflet de l’ambition de notre propriétaire. On ne garantit pas le succès, mais on a tous les ingrédients. Si on peut avoir du succès sportif, les chances sont bonnes. »

***

Jamie Reigle n’avait pas de plan de carrière précis à la fin de l’adolescence, à Morin-Heights.

« J’avais l’ambition d’une carrière internationale, mais je ne savais pas exactement dans quel domaine. Le ski m’a ouvert sur le monde. Je skiais pour la zone laurentienne et je croisais des athlètes de partout. Ça m’a ouvert sur le monde. J’étais curieux et assoiffé de voyages. »

Le ski l’a mené au College Dartmouth, au New Hampshire, et à une carrière collégiale intéressante dans la NCAA pour l’équipe de ski de cette université, où il a obtenu un diplôme en économie. Reigle travaillait à la banque J.P. Morgan et était en outre titulaire d’un MBA de l’Université Stanford, en Californie, lorsqu’il a reçu l’offre d’emploi du Manchester United, en 2005.

« J’ai été très chanceux, dit-il. Mon patron chez J.P. Morgan agissait à titre de conseiller pour le propriétaire des Buccaneers de Tampa Bay, la famille Glazer. Quand ceux-ci ont acheté Manchester United, mon patron chez J.P. Morgan m’a demandé de le suivre à Londres. Je n’ai pas postulé, rien de tout ça. J’avais 30 ans. Ayant grandi au Québec, je parlais déjà deux langues. J’avais grandi dans une ville internationale. C’étaient des atouts. »

Après cinq ans à Londres, puis cinq ans à Hong Kong, pour développer le marché asiatique, Jamie Reigle a reçu l’appel de Stan Kroenke.

« Nos deux enfants étaient nés à Hong Kong, nous voulions rentrer en Amérique du Nord. C’était vraiment un projet unique. Développer une marque globale dans le contexte de la NFL, c’est rare. »

— Jamie Reigle

Reigle est encore très attaché à sa ville, malgré l’éloignement. « J’ai fêté mon 40e anniversaire de naissance à Montréal il y a deux ans et j’ai assisté à un match du Canadien en soirée. J’ai encore beaucoup d’amis ici. Je suis toujours un fan du Canadien. Mes deux fils de 3 ans et 6 ans ont d’ailleurs leur chandail du Canadien. Ils n’ont pas le droit d’en avoir un autre ! Peut-être vais-je leur permettre un jour d’avoir celui des Kings, mais j’essaie de les endoctriner avec l’histoire du Canadien ! »

Pour le Super Bowl, Reigle a gâté ses proches, entre autres son ami d’enfance de Morin-Heights, partenaire de vélo et de ski à l’époque, Sébastien Paradis, PDG des Brasseurs du Nord, qui produisent la bière Boréale.

« Jamie m’a donné deux billets pour le match dans la section 107, en me disant qu’il allait voir s’il pouvait mieux nous placer une fois sur place. On est quand même dans la section 107, raconte Sébastien Paradis. J’ai décidé d’emmener mon beau-père. C’est un fan fini de la NFL, il se demande encore ce qui est en train de se passer en ce moment… »

Jamie Reigle voit grand pour Montréal, avec les rumeurs du retour des Expos et d’un possible élargissement des cadres de la NBA.

« Montréal a tous les ingrédients requis pour compter sur plusieurs grandes équipes professionnelles en même temps. Les touristes sont impressionnés par notre diversité culturelle et notre cachet international. La plateforme est là. Il y a une bonne base corporative au Québec. »

— Jamie Reigle

« Il faut aussi avoir la passion de la communauté. La passion existe pour le hockey et elle existait aussi pour le baseball, avec les Expos. Je me souviens encore de 1994. Certaines villes aux États-Unis comptent plusieurs équipes et elles sont plus petites que Montréal, et moins globales. Mais elles ont des propriétaires et des investisseurs passionnés. Ça peut se faire ici. »

Si vous passez par Santa Monica et voyez dans une rue de banlieue des gamins avec un chandail du Canadien tirer des balles dans un filet de hockey, l’un des rares filets de hockey du quartier, il se peut que vous soyez devant la résidence des Reigle.

On peut sortir l’homme du Québec, mais pas le Québec d’un homme. Qui sait si un jour Jamie Reigle ne réalisera pas son vieux rêve de travailler pour le CH et de renouer avec sa belle province ?

Jamie reigle à propos du Nouveau stade des Rams de Los Angeles à Inglewood

« C’est beaucoup plus ambitieux qu’un stade »

« C’est plus qu’un stade. C’est 300 acres consacrées au développement du district sportif et culturel de Los Angeles. C’est plus grand que Disneyland en Californie et tout appartient au même propriétaire, le nôtre, Stan Kroenke. Le siège social de NFL Media, NFL Video, va y déménager. On y accueillera le Super Bowl en 2022. C’est comme si on construisait une petite ville. C’est beaucoup plus ambitieux qu’un stade. »

« On a seulement 10 matchs par année et les coûts de construction à Los Angeles sont énormes. C’est difficile d’avoir un retour sur l’investissement avec un seul locataire. Alors il faut construire un modèle financier sur 365 jours et partager le stade [avec les Chargers de Los Angeles]. »

« Le stade lui-même comptera 72 000 sièges, mais on peut atteindre 100 000 spectateurs avec les places debout. On va avoir un toit, mais les côtés sont ouverts. Bien équipé sur le plan des loges avec 265, c’est vraiment orienté vers le corporatif. »

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