Envoyés spéciaux Chine

Paranoïa au pays de Big Brother

Nos reporters parcourent le monde pour témoigner de l’actualité, travaillant parfois dans des conditions étonnantes pour produire leurs articles. Voici quelques anecdotes rapportées du terrain pendant l’année 2018.

Comment interviewer discrètement un militant qu’on devine être étroitement surveillé par les autorités ? Et surtout, comment le faire dans un pays où les autorités se targuent de tout savoir sur tous ceux qui foulent leur territoire ? Gagné par la paranoïa, notre reporter en a été quitte pour une bonne frousse.

Les autorités chinoises utilisent la surveillance électronique à grande échelle dans le pays et ne se gênent pas pour le faire savoir à la population.

En me rendant à Pékin au printemps, j’espérais pouvoir prendre la mesure de la situation et déterminer, au-delà de la rhétorique, ce que les forces de sécurité peuvent réellement faire grâce à des technologies comme la reconnaissance faciale. Je n’ai pas mis de temps à prendre la mesure de l’importance qu’elles prennent dans le discours officiel.

Le premier numéro consulté sur place d’un journal réputé proche du régime, le Global Times, contenait plusieurs articles qui faisaient mousser leur efficacité. L’un d’eux, intitulé « Nulle part où se cacher », affirmait que tout individu recherché qui débarquait dans la ville de Guiyang, dans le sud-ouest du pays, serait reconnu et « immédiatement arrêté ».

« L’ensemble du processus, de la détection à l’appréhension des suspects, prend habituellement moins de deux minutes », assurait-on.

C’est avec ce type de déclaration en tête que j’ai commencé à m’intéresser aux mésaventures de Hua Yong.

L’artiste de Pékin avait suscité l’ire des autorités quelques mois avant mon passage en diffusant sur les médias sociaux une vidéo d’une manifestation où des résidants de la ville protestaient contre leur éviction forcée.

Il n’en fallait pas plus pour que la police parte à sa recherche. M. Hua a caché son visage avec un chapeau et un masque antipollution et a pris la fuite. Les autorités ont mis 10 jours à le retrouver.

La durée de son escapade semblait de toute évidence contredire les affirmations des autorités sur l’efficacité de leur système de surveillance.

J’ai demandé à mon interprète de le contacter afin de pouvoir l’interviewer. Il nous a donné rendez-vous à sa résidence.

L’idée de le rencontrer en personne, après réflexion, m’a semblé problématique puisque l’homme, en attente de procès, était sans doute sous surveillance. Et que mon arrivée sur place ne serait pas passée inaperçue, suscitant potentiellement des complications pour lui et une inconfortable rencontre avec les forces de l’ordre pour moi.

Ne voulant pas risquer la chose, j’ai demandé à mon interprète de relancer l’artiste pour lui demander de faire l’entrevue en ligne plutôt qu’en personne.

Alors que nous marchions, mon interprète et moi, sur la place Tiananmen, où les caméras se comptent par centaines, un message de Hua Yong nous a rapidement informés qu’il acceptait notre offre.

Avant de procéder à l’entrevue, il a demandé à mon interprète de lui indiquer mon nom d’usager sur Twitter. Pour s’assurer qu’il m’avait bien identifié, il a renvoyé, en message privé, une saisie d’écran du compte avec mon nom bien en vue, me rendant légèrement inconfortable.

Et si ça se savait ?

Les forces de sécurité chinoises, en plus de scruter les visages sans retenue, disposent d’un large accès aux activités en ligne de la population. Il y avait un risque, difficile à évaluer, que mes échanges avec l’artiste par l’entremise de mon interprète soient interceptés et me valent une visite des autorités.

Après avoir réalisé l’entrevue avec Hua Yong, je suis rentré à pied à l’hôtel, scrutant attentivement les représentants des forces de l’ordre croisés sur le chemin en anticipant une hypothétique intervention.

Rien ne s’est passé, témoignant si besoin était du fait que je devenais légèrement paranoïaque.

En arrivant à l’hôtel, le responsable de la sécurité posté près de l’ascenseur semblait aussi me regarder curieusement. Mais ce n’était que son attitude boudeuse habituelle.

Paranoïa contagieuse

Durant la soirée, je ne pouvais m’empêcher de redouter qu’on vienne cogner à ma porte, mais il ne s’est, là encore, strictement rien passé.

En voulant prendre la mesure des efforts que fait le gouvernement pour convaincre la population de l’étendue de ses pouvoirs de surveillance, je me suis moi-même fait prendre au piège en exagérant les risques que je courais.

La menace n’en demeure pas moins réelle pour des dissidents comme Hua Yong, qui tenait à témoigner à visage découvert de la situation du pays en matière de droits de la personne.

« Dire la vérité en Chine revient à se faire arrêter », a confié l’artiste, qui n’a pas le luxe de s’inventer des problèmes imaginaires.

La preuve : en août dernier, environ quatre mois après notre rencontre, Hua Yong a été placé en résidence surveillée dans un coin reculé du pays. Il avait dénoncé l’incarcération d’une critique du président Xi Jinping qui avait jeté de l’encre sur un portrait de l’homme fort chinois.

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