Chronique

À l’eau de Rose

Ce n’est pas parce qu’il était un fils de pêcheur dépossédé de son bateau par des banquiers sans scrupules que Bernard Lortie s’est engagé dans le FLQ, à 19 ans, aux côtés de Francis Simard et des frères Jacques et Paul Rose. Le père de Bernard Lortie s’occupait de l’entretien du chauffage d’établissements scolaires à Gaspé.

L’histoire romancée du père pêcheur de Lortie est pourtant l’assise du film La maison du pêcheur d’Alain Chartrand. Le germe prétendu de l’indignation de Bernard Lortie, qui s’est joint dans la foulée à la tristement célèbre cellule Chénier du Front de libération du Québec, responsable de l’enlèvement et de l’assassinat du vice-premier ministre Pierre Laporte.

Lorsque La maison du pêcheur a pris l’affiche en 2013, Alain Chartrand insistait sur l’importance de bien enseigner l’histoire du Québec aux jeunes. Ironiquement, si je présentais aujourd’hui son (bien mauvais) film à mes fils, ils auraient une idée trafiquée de l’histoire du FLQ. Heureusement que leur grand-père, un Gaspésien contemporain de Bernard Lortie, est là pour rectifier les faits. Car pour plusieurs, la version cinématographique semble être devenue la réalité.

Si je présentais à mes fils Les Rose, documentaire de Félix Rose sur sa famille, qui vient de prendre l’affiche, j’aurais les mêmes craintes. On ne peut reprocher à un fils de brosser un portrait idéalisé de son père. On peut lui reprocher, en revanche, de tourner les coins ronds.

Les Rose est un documentaire fascinant sur une période charnière de l’histoire du Québec et sur les luttes de classes qui l’ont animée, autour d’une famille tout aussi fascinante. À commencer par la matriarche Rose Rose, « Môman » Courage digne et déterminée, dévouée corps et âme à la libération de ses fils.

Félix Rose, avec force images d’archives, met en contexte une époque méconnue en illustrant les raisons de la colère du militant d’extrême gauche qu’est devenu son père. Paul Rose, leader charismatique disparu en 2013, s’est indigné toute sa vie pour le « porteur d’eau, scieur de bois/locataire et chômeur dans son propre pays » de la chanson de Félix Leclerc.

À l’instar d’Alain Chartrand, le fils du syndicaliste Michel Chartrand – que l’on aperçoit dans Les Rose –, Félix Rose, en bon « gars des vues », s’arrange toutefois pour que les faits qu’il rapporte s’arriment avec l’histoire qu’il a envie de raconter. Celle de « mon père, ce héros au sourire si doux », décrit par Victor Hugo. Ce faisant, il minimise subtilement la responsabilité de sa famille dans l’assassinat de Pierre Laporte.

Jacques Rose ne s’était plus prononcé sur les évènements d’Octobre depuis des décennies. Son témoignage apporte certainement un nouvel éclairage. Malheureusement, ses fausses affirmations ne sont pas contestées.

« On n’a jamais voulu la mort d’un homme dans notre action, dit-il à son neveu. On était contre ça. » Le documentariste nous montre pourtant que les frères Rose préparaient un camp d’entraînement militaire digne de l’OLP sur une terre achetée grâce à des braquages de banques, où ils stockaient des armes achetées aux États-Unis et construisaient des cellules pour loger d’éventuels otages.

Lorsque Jacques Rose prétend que les bombes du FLQ n’ont tué personne, son neveu lui répond que celle de la Bourse de Montréal a fait plus d’une vingtaine de blessés, mais ne précise pas que les quelque 200 attentats à la bombe revendiqués par le FLQ entre 1963 et 1970 ont tué une dizaine de personnes.

Le FLQ a menacé pendant une semaine d’assassiner le vice-premier ministre si des prisonniers n’étaient pas libérés, puis a annoncé dans un communiqué que Laporte avait été « exécuté » et qu’il ne serait pas le dernier. Jamais voulu la mort d’un homme, vraiment ? « Pierre Laporte a été tué, et ce ne fut pas un accident », a écrit il y a quelques jours dans Le Journal de Montréal l’ex-felquiste Jacques Lanctôt.

Jacques Rose laisse plutôt entendre que Laporte « s’est gravement blessé » en se défenestrant de la chambre où il était captif et qu’il est mort de ces blessures qu’il s’est causées. Il n’est jamais question dans le documentaire de strangulation, alors que le rapport du coroner a établi qu’il s’agissait de la cause du décès de Laporte et que c’est aussi la version des mémoires de Francis Simard (qui ont inspiré Octobre de Pierre Falardeau).

Selon Simard, mort en 2015, lui et Jacques Rose ont refusé de conduire Laporte à l’hôpital, alors qu’il agonisait, et ils l’ont étranglé pour abréger ses souffrances. Or, la seule responsabilité que Jacques Rose semble vouloir admettre, c’est d’avoir enlevé l’ancien journaliste du Devoir, ce qui a mené à sa mort.

Une victime collatérale. Pour les remords et l’empathie, on repassera. Si j’étais le fils de Pierre Laporte, je serais furieux. Je l’ai d’ailleurs contacté et il préfère ne pas commenter le documentaire.

Inévitablement, certains accepteront cette version de l’histoire – la thèse de la mort accidentelle, l’absence de victimes dans les attentats à la bombe – comme s’il s’agissait de faits incontestables. « Paul Rose n’avait rien d’un terroriste, ni même d’un révolutionnaire », ai-je lu lundi dans le courrier des lecteurs du Devoir…

Il y a 10 ans, j’ai rencontré Michel Brault, chez lui, à l’occasion des 40 ans de la crise d’Octobre, pour discuter de son chef-d’œuvre, Les ordres. Il m’a parlé de la responsabilité du cinéaste et du danger de réécrire l’histoire avec des films. Il faut prendre Les Rose pour ce qu’il est, c’est-à-dire le portrait intimiste et éclairant d’une famille et la vision romantique et idéalisée de la cellule Chénier, de la part d’un documentariste qui n’a pas de distance vis-à-vis de son sujet.

Le danger, c’est que cette version édulcorée de l’histoire se substitue à terme, par la force du cinéma, à l’histoire réelle. Celle dont seul Jacques Rose connaît la vérité.

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