Festival de Jazz

SLĀV,
au-delà de la controverse

C’était soir de première médiatique pour SLĀV : une odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves, de Robert Lepage, Ex Machina et Betty Bonifassi. Au-delà de la controverse qu’il a soulevée  – des manifestants ont dénoncé une « appropriation raciste » de l’histoire et demandé son annulation –, est-ce que le spectacle est à la hauteur de la renommée de ses artisans ?

Nos journalistes donnent leurs points de vue.

Critique

Considérations sur la musique et… l’appropriation culturelle

SLĀV se veut une « incursion » dans l’univers des chants, complaintes et berceuses « qui unissaient ces êtres humains dépossédés de tout ».

Examinons-en la proposition musicale, reçue hier au TNM lors de la première médiatique – 200 billets donnés, 500 billets vendus.

Reconstitué par Betty Bonifassi et mis en scène par Robert Lepage, le parcours de SLĀV s’amorce dans les Balkans, c’est-à-dire lorsque les Bulgares furent faits esclaves par leurs conquérants de l’Empire ottoman, ce qui justifie un chant bellement exécuté selon les règles de l’art choral bulgare.

Cet épisode balkanique sera court, la musique au programme aura tôt fait de migrer dans le répertoire créé et transmis oralement par les Afro-Américains (et parfois les Irlandais, dont des milliers d’enfants furent kidnappés aux États-Unis) tout au long de leur quête pour l’affranchissement et la liberté.

Sauf exception (mélodie haïtienne), les airs ici sélectionnés s’appuient sur des chants d’esclaves récoltés notamment par le célèbre ethnomusicologue Alan Lomax. Même la conclusion de ce spectacle est musicalement afro-américaine alors que la trame narrative évoque l’oppression vécue par les travailleurs du textile au Bangladesh et dans d’autres contrées limitrophes.

Birmingham, Huntsville, La Nouvelle-Orléans, Jackson, Detroit, Québec ou Montréal sont les lieux choisis pour illustrer ce chemin cahoteux, laborieux, souvent tragique, qui a aussi ses reflets actuels.

Betty Bonifassi est entourée sur scène de Myriam Fournier, Estelle Richard, Élisabeth Sirois, Andrée Southière, Kattia Thony et Sharon James. Les deux dernières ont des origines africaines, et confèrent une certaine crédibilité à l’esprit du corpus choisi, ce qui ne garantit pas la qualité de l’exécution pour autant.

En fait, SLĀV confère de la cohérence à ces chanteuses, actrices, musiciennes et danseuses, mais la troupe ici mobilisée n’atteint pas de hauts standards individuels ou collectifs.

Devant nous, la meilleure interprète demeure la conceptrice de ce spectacle. Sauf celle de Sharon James, sa voix domine les autres interprètes qui chantent toutes bien ou très bien, sans éblouir.

Certains efforts collectifs s’avèrent réussis, d’autres demeurent trop minces dans l’exécution, ne transcendent pas ce qu’on connaît d’ores et déjà de ces pratiques vocales.

Lorsque requis pour l’accompagnement des voix, le jeu instrumental des interprètes en chair et en os (guitare, piano ou dulcimer au service du blues, du folklore celtique ou même d’une Gnossienne d’Érik Satie) est clairement limité. En fait, ce jeu ne peut rivaliser avec celui inscrit dans la bande sonore d’accompagnement – jouée par François Barrieau, Mathieu Désy, Martin Lavallée, Jean-François Lemieux, Jesse MacCormack, Alex MacMahon, authentiques professionnels de la musique.

On observera en outre que la trame musicale préenregistrée n’est pas conservatrice, qu’elle comporte même des arrangements parfois audacieux malgré la forme rudimentaire de ces structures musicales.

Quant à la légitimité de cette démarche, il y a lieu de répliquer aux dénonciateurs les plus virulents de l’appropriation culturelle, qui ont fait un certain tapage autour de SLĀV, comme on le sait.

Opposés au spectacle, ils soutiennent que l’adoption ou l’utilisation d’éléments d’une culture par les protagonistes d’une culture dominante est tout simplement inacceptable, point barre. Selon eux, reprendre des éléments de pratiques culturelles émanant de populations jadis exploitées physiquement et dominées culturellement serait irrespectueuse, voire une spoliation raciste.

Ainsi, dans le cas qui nous occupe, il serait injustifié pour une artiste de race blanche comme Betty Bonifassi de construire une œuvre en exploitant un corpus de chants d’esclaves afro-américains enregistrés au début du siècle précédent, soit avec le soutien des propriétaires terriens ou même celui des directeurs de prisons où se trouvaient des Noirs forcés de chanter leur patrimoine à la pointe du fusil de leurs gardiens – surnommés grizzly bears –, comme on le rappelle dans SLĀV.

Or, le bât blesse lorsque cette rhétorique anti-appropriation culturelle castre l’expression de quiconque ne venant pas de ces communautés opprimées historiquement, en réprouvant toute interprétation ou évocation historique autre que celle émanant de ceux issus de ces communautés opprimées.

Les détracteurs de l’appropriation culturelle excluent toute nuance entre la démarche d’un Robert Lepage qui, avec le concert de Betty Bonifassi, imagine un spectacle humaniste portant sur LES esclavagismes, et des formes clairement répréhensibles d’appropriation culturelle – on pense entre autres au black face, caricature méprisante et hautaine des minstrels noirs au début du siècle précédent, ou encore à l’exploitation paternaliste de l’exotisme amérindien ou inuit dans les noms d’équipes sportives… Indians de Cleveland, Blackhawks de Chicago, Eskimos d’Edmonton, etc.

Quoi qu’il dise, quoi qu’il pense, quoi qu’il crée, un artiste issu d’une culture dominante n’est pas moralement autorisé à s’exprimer sur les populations historiquement opprimées. Allons donc au bout de cette logique : John Steinbeck n’aurait pas dû écrire Les raisins de la colère ; Eric Clapton et Keith Richards n’auraient jamais dû jouer de blues, et en faire un matériau constitutif de leur œuvre ; George Gershwin n’aurait jamais dû s’inspirer de la musique afro-américaine et composer Rhapsody in Blue. Et ainsi de suite…

Si la dénonciation de l’appropriation culturelle est parfois justifiée, elle peut frapper un mur lorsqu’elle est formulée sans nuances. On peut certes comprendre les motifs et les causes de cette radicalisation dogmatique, on observe néanmoins qu’elle contribue à catalyser et à stigmatiser les divisions interculturelles plutôt qu’à favoriser le dialogue, le métissage, cette égalité à laquelle aspirent tous les citoyens progressistes, humains de bonne volonté.

Le spectacle SLĀV émerge dans cette confusion, force est d’observer. Navrant.

Critique

Beaucoup de bruit pour rien

Le bruit précédant SLĀV, présenté au TNM en ce moment, est inversement proportionnel à la qualité de ce spectacle qui ne fera pas partie du panthéon des meilleures pièces de Robert Lepage. 

D’abord, avouons-le, le spectacle SLĀV de Robert Lepage, Betty Bonifassi et Ex Machina relève bien davantage de la représentation musicale que théâtrale. Après un beau chant bulgare d’ouverture dirigé par la chanteuse, qu’on sent nerveuse, celle-ci nous explique la provenance slave du mot « esclave ». Comme leitmotiv du spectacle, déclare-t-elle, « les plus belles chansons du monde nous viennent des esclaves ». 

La musique représente donc le fil conducteur de la « pièce ». La ligne dramatique, fort mince, consiste en de courtes scènes didactiques où une jeune poète (Kattia Thony) apprend des éléments de l’histoire de l’esclavagisme, de l’existence historique d’Afro-Québécois, de la dure réalité des Afro-Américains face à la police et des liens entre la musique folklorique irlandaise et les chants d’esclaves, notamment. 

Comme dans plusieurs pièces de Robert Lepage, l’intrigue alterne d’un pays et d’une époque à l’autre, des Balkans aux États-Unis en passant par Limoilou, le Texas et la Louisiane. On reconnaît ici l’affection que porte le grand créateur québécois à la mixité, aux singularités des langues et aux cultures diverses. 

Il tente d’exploiter du mieux qu’il peut ce terrain qu’il connaît bien. Si les thématiques abondent, toutefois, elles ne sont guère développées. Le texte doit tenir sur quelques feuillets.

Mise en scène simple

Par ailleurs, la mise en scène et la scénographie sont simples, mais très ingénieuses. On ne peut malheureusement pas en dire autant de l’interprétation, somme toute bancale, des chanteuses-comédiennes. 

Évoquant le « chemin de fer clandestin » qui a permis à bon nombre d’esclaves de s’échapper, les rails – élément de base du décor – servent autant à évoquer une clôture, une route que des barreaux de prison. L’apport de la vidéo est également important et complète bien la scéno : des films d’archives sur des travailleurs noirs et des images de la nature, entre autres. 

En fait, il y a une certaine candeur qui se dégage de SLĀV par moments, ce qui fait tomber le spectacle à plat, l’émotion en étant pratiquement absente en dehors de la musique.

Le sujet est grave, tragique même. Les chansons disent la souffrance, voire la colère, mais l’absence d’enjeu dramatique s’oppose au sérieux de ce sujet. La séance de danse aérobique finale – pardon, d’une chorégraphie d’esclaves brisant leurs chaînes – nous apparaît, en ce sens, futile.

Bref, on est très loin du grand Lepage de La trilogie des dragons ou de La face cachée de la lune, de ses Brecht ou de ses Shakespeare. 

Appropriation culturelle

Mais puisque le sujet est encore sur toutes les langues, parlons-en. Il est difficile d’entrevoir dans la pièce quelconque mauvaise intention de la part de ses artisans. Candides, oui, mais racistes, non. Les deux Afro-Québécoises sur scène ont des rôles importants. Peut-être aurait-on pu faire un effort supplémentaire pour en engager d’autres. 

Aussi, puisque Betty Bonifassi aborde elle-même le sujet sur scène, il faudrait rappeler que les méthodes pour le moins douteuses de l’ethnomusicologue Alan Lomax, dont elle s’inspire depuis des années, ont été remises en question dans des études récentes

Sinon, pour les amateurs de théâtre, il faudra attendre le Coriolan de Robert Lepage, en janvier prochain sur cette même scène. La pièce de Shakespeare sur le pouvoir et la corruption saura, sans doute, nous le faire revoir sous un meilleur jour.

SLĀV est présenté au TNM jusqu’au 14 juillet

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.