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De banquier à boulanger

Après une trentaine d’années dans les marchés financiers, l’ex-trésorier de la Banque Laurentienne François Barrière devient boulanger. Il ouvrira à l’automne une boulangerie au cœur du Plateau Mont-Royal, un projet qu’il caresse depuis cinq ans.

Un reportage de Richard Dufour

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Un voyage qui change tout

Tout est devenu plus clair dans sa tête l’été dernier en discutant avec des amis sur un voilier en Croatie. Lorsqu’il est débarqué du catamaran, la réflexion de François Barrière était terminée à 90 %. Sa vie s’apprêtait à prendre un virage majeur.

« Mes amis voyaient bien que j’étais à boutte, mais ce n’est pas facile de faire le dernier 10 %. Ce que je me demandais sur le bateau était si ça valait réellement la peine de se rendre jusqu’au bout à la banque, c’est-à-dire jusqu’à ma retraite », dit le Montréalais de 54 ans.

« Mes amis savaient que j’avais envie de faire autre chose. Ils savaient que j’allais finir dans le secteur de l’alimentation. Get the fuck out ! m’ont-ils dit. »

Avant de partir en Croatie, il avait laissé connaître ses insatisfactions à son patron et avait même rédigé une lettre de démission qu’il avait imprimée à son retour. Il l’avait dans son veston lorsqu’il a revu son patron. Lorsque ce dernier lui a demandé comment s’étaient passées ses vacances, François Barrière dit avoir répondu qu’elles avaient été « magnifiques », mais qu’il n’était pas dans un meilleur état d’esprit pour travailler qu’avant son départ. « Mon patron m’a alors dit qu’il croyait qu’on pourrait s’entendre sur les conditions entourant mon départ. J’ai finalement conservé ma lettre de démission. »

Visions divergentes

Bien connu dans le milieu financier montréalais, François Barrière était premier vice-président et trésorier de la Banque Laurentienne depuis quatre ans. À son arrivée à la banque en 2004, il était vice-président au développement des affaires, change étranger et services internationaux. Il avait quitté un poste de chef cambiste au sein d’une autre institution financière pour aller à la Laurentienne. On l’a souvent vu à la télévision commenter l’actualité économique. Il a aussi été cité fréquemment dans les médias écrits.

« J’aime ça expliquer les crises. »

— François Barrière, à propos de son ancien travail

Mais selon lui, la banque ne pouvait plus se permettre de le garder dans ses rangs. « Et moi, je ne pouvais plus me permettre de rester », lance François Barrière. Sa vision de l’avenir de la banque ne cadrait pas avec celle du PDG François Desjardins, au point de créer des frictions. Aux commandes de la Laurentienne depuis trois ans, François Desjardins a élaboré un ambitieux plan de transformation sur sept ans qui vise à augmenter substantiellement l’actif de la banque et à mettre plus l’accent sur le conseil financier et la bonification des services sur les plateformes numériques. Les choses bougent rondement depuis la présentation du plan. La banque a notamment déjà réalisé deux acquisitions, fusionné 50 succursales et implanté un nouveau système informatique.

« Peut-être qu’il [François Desjardins] va parvenir à réaliser son plan. C’est un bourreau de travail. Mais c’est beaucoup de choses à faire en même temps. Il a une convention collective à renégocier avec les employés, la banque a eu des ennuis de financement en raison d’irrégularités liées à des hypothèques, Standard & Poor’s a placé sous surveillance la cote de crédit de la banque, le siège social déménage, etc. Tu ne peux pas tout faire en même temps. Tu vas brûler du monde », dit François Barrière.

Lorsqu’il est parti, François Barrière affirme que François Desjardins est venu le voir pour lui dire qu’il n’avait rien de personnel contre lui. « Ça prend des believers, m’a-t-il dit. » La Banque Laurentienne n’a pas souhaité commenter le départ de son ex-employé.

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Partir ou mourir

François Barrière a été invité à passer des tests psychométriques à quelques reprises durant sa carrière. Il dit notamment en avoir subi à l’hiver 2017. « Le but était de savoir si j’avais ce qu’il fallait pour faire partie de la relève exécutive de la banque », dit-il.

Après avoir vu les résultats, il raconte que la personne responsable des tests lui a aussitôt demandé s’il aimait ça, être banquier. « Sérieusement, ce n’est pas votre place, m’a-t-elle dit. Tu vas mourir si tu accèdes au comité exécutif. Quand tu te fais dire ça à plus d’une reprise, tu te poses des questions. » François Barrière affirme que ses tests révèlent qu’il a un côté créatif et communicateur particulièrement développé. « À un moment donné, tu te dis : assume-toi. Et si c’est ça, as-tu besoin d’autant d’argent ? Es-tu capable de vivre avec un peu moins ? Je vais tenter d’en faire autant [de l’argent], mais autrement. Avec ma passion. »

Sa passion, c’est la nourriture. Il suffit de l’écouter en parler pour s’en laisser convaincre. Mais lorsqu’il a quitté la banque à l’automne 2017, il s’est tout de même donné une chance de ne pas passer à côté d’autres choses en laissant savoir à son réseau qu’il était disponible pour relever de nouveaux défis. 

« Je voulais m’assurer de ne pas bloquer sur mon idée de boulangerie. » 

Il dit avoir reçu plusieurs propositions. Une entreprise publique qui fait dans les devises lui aurait notamment offert un siège à son conseil d’administration.

« J’aurais pu faire 50 000 $ par année pour une rencontre par mois. Mais je ne me voyais pas aller à Toronto parler, en anglais, avec des banquiers. Non. »

— François Barrière

Graduellement, l’appel lancé à son réseau lui a permis de confirmer son choix : c’est lorsqu’il parle de pain et de bouffe qu’il a du plaisir et a envie de s’éclater.

Risques et opportunités

Un saut dans le commerce de détail est néanmoins une grosse décision qui n’est pas sans risques financiers. Même pour quelqu’un qui faisait quelques centaines de milliers de dollars par année. Et même s’il amassait des informations et analysait le secteur depuis cinq ans.

Il affirme avoir visité la moitié des boulangeries de la grande région de Montréal. Il y en a près de 200, selon lui. « Il y a une boulangerie pour 25 000 personnes dans le Grand Montréal, ce qui se compare avec un ratio d’une boulangerie pour 2000 habitants en France. » La différence s’explique entre autres, dit-il, par le fait que les Français mangent plus de pain et de pâtisseries. « Il y a des villages de 2000 habitants en France qui ont deux boulangeries. »

Le concept a tranquillement évolué dans sa tête. Il a visité plusieurs locaux et a arrêté son choix sur un emplacement de 3600 pi2 à l’angle des rues Mont-Royal et Saint-Denis, au cœur du Plateau. Il a signé un bail de 10 ans pour s’installer sur le plancher autrefois occupé par la papeterie Guérin.

Il se doit d’être convaincu par son projet. « Dix ans, c’est un million et demi en loyer », dit-il.

François Barrière sait compter et est familier avec le concept de cycle économique. « Il va y avoir une récession au cours des prochaines années. Ça va faire mal à plusieurs cafés. J’ai un projet qui peut fonctionner avec un chiffre d’affaires amputé de 30 % en récession. Je pourrai survivre. »

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Le partenaire idéal

Faire des calculs est une chose. Avoir du succès avec une boulangerie en est une autre qui dépend beaucoup du boulanger. Pour cet aspect, François Barrière est persuadé d’avoir trouvé le partenaire idéal en la personne de Riccardo Arnoult. Après avoir vendu L’Amour du Pain, à Boucherville, Riccardo Arnoult est retourné vivre en Europe.

« J’ai recroisé Riccardo en France il y a cinq ans et il m’a dit qu’il regrettait d’avoir vendu L’Amour du Pain. On a commencé à discuter », dit François Barrière.

« Riccardo, c’est un artiste, un Michel-Ange. Il sent le pain. Un pain, ce n’est pas une recette unique, même pour le même pain. Les ingrédients ont un impact. Une baguette n’est pas fabriquée 100 % du temps de la même façon. On peut pétrir plus longtemps, ou moins, selon l’humidité ambiante et selon la qualité de la farine. Quand il touche et étire sa pâte, Riccardo sait si elle a assez fermenté ou pas. C’est ce qui fait qu’un pain est toujours sur la coche. »

Après avoir trouvé son associé et un local, François Barrière a fait appel à un architecte pour l’aider à conceptualiser sa vision du projet. Puis, ce fut les démarches pour obtenir des permis auprès de la ville tout en faisant cheminer des demandes de financement dans quelques institutions bancaires.

« J’avais 600 000 à 700 000 $ d’équipement à commander et l’architecte à payer et je n’avais toujours pas le O.K. de la banque. C’est quand même un gros stress d’entrepreneur. »

— François Barrière

« Ce n’est pas tout le monde qui peut lancer un projet comme celui-là, notamment un jeune. Mon dossier était bien monté et je me doutais que la banque allait l’accepter, mais ça reste que c’est dans le secteur de la restauration. »

Une véritable passion

L’idée d’une boulangerie ne lui est pas venue du jour au lendemain. La nourriture a toujours fait partie de lui. « Dans ma vie, j’ai importé du foie gras. J’ai importé du champagne. Tous mes voyages sont organisés selon le même principe : ma blonde s’occupe des musées et moi des restos », dit François Barrière.

Il a été laveur de vaisselle à 14 ans et a travaillé dans la restauration jusqu’à l’âge de 22 ans. « Aide-cuisinier, busboy, bar boy, bar straight, bar gai. Mes jobs d’étudiant, c’était ça. »

Son frère est cuisinier et sa mère, qui a marié un cuisinier, a été serveuse.

« C’est ça, ma base. Et mes voyages sont ma source. C’est ce que je cherche quand je voyage. J’arrive du Portugal. On s’est trouvé un champ de cerisiers et on a passé deux heures là. Je suis grimpé dans le cerisier. Tu ne sais pas c’est quoi un cerisier tant que tu n’as pas cueilli de cerises. C’est phénoménal. Tant que les gens n’ont pas goûté un aliment à son paroxysme, ils ne savent pas de quoi ils parlent. Une banane sur le point de tomber du bananier à Hawaii n’a rien à voir avec celle qu’on mange ici. Même chose pour un ananas. »

François Barrière enchaîne en parlant des pêches du New Hampshire.

« Je veux faire ça : me faire livrer 250 kg de pêches à la frontière et mettre des caisses partout dans la boulangerie pour ensuite inviter les clients à se servir. Il faut que les gens sachent c’est quoi. Pour cuisiner des confitures. Je veux faire découvrir ce genre de choses. »

— François Barrière

Valeur ajoutée

François Barrière dit vouloir ramener sur la table le fruit qu’on ne trouve pas ici et qui mérite d’être revu, revisité. Il n’y aura pas que du pain dans sa boulangerie. Il y aura aussi des tartes, des confitures, etc. « Ça donne de la valeur au pain. »

Son expérience passée le servira sur plusieurs plans, lui qui a appuyé le chef Normand Laprise au début des années 90 dans ses efforts pour ouvrir le Toqué !. « J’étais son comptable. J’ai monté la structure du restaurant et le système d’inventaire de la cave à vin avec lui. Je venais de vendre les parts de mon café. J’aimais ça. »

La boulangerie de François Barrière s’appellera Le Toledo, du nom d’une vieille balance commerciale laissée dans le local par le locataire précédent. Ce sera la plus belle et la meilleure boulangerie à Montréal, promet-il. Si les travaux se poursuivent comme prévu, l’ouverture se fera à la mi-octobre ou au début du mois de novembre. François Barrière s’affaire à mettre en place une équipe d’une quarantaine d’employés, dont près d’une dizaine de boulangers pour appuyer Riccardo Arnoult.

« Si je monte la boulangerie à 3 millions de chiffre d’affaires et que je la vendais 2 millions et demi, ça vaudrait ma paye sur 10 ans. Dans ma tête, je me dis que je suis capable de vivre avec moins d’argent pendant cinq à huit ans. Ma blonde a une belle job. Elle n’est pas en mode retraite. Mes trois enfants sont grands. Je suis capable de vivre avec 40 000 $ par année. Je veux que cet argent-là soit gagné avec passion et en faisant ce que j’aime. »

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