Chronique

Comme une pluie dans le désert

De quoi tu t’ennuies ?

De ma famille, restée là-bas. De l’odeur dans l’air après la pluie dans le désert. Un parfum de sable et d’herbes, je ne sais pas comment le décrire…

Ça sent quelque chose, le sable. En tout cas les matins après la pluie, qui vient seulement certains jours en été dans ce coin du Sahara qui s’appelle Darfour.

Je suis dans le petit appartement de deux chambres dans Saint-Laurent où elle est installée depuis l’été avec ses quatre enfants (4, 6, 8 et 10 ans).

La veille, il avait neigé. Les enfants ont couru dans la rue pour faire une bataille de boules de neige, et la neige avait disparu aussi vite que la pluie du désert.

J’accompagne Philippe, un bénévole du Collectif Bienvenue, un ami aussi. Nous étions venus cet été pour apporter une table. Cette fois, Philippe a un sac plein de costumes d’Halloween.

« T’as pas des livres ? », demande le plus vieux.

Pas cette fois.

Les enfants sont dans une classe d’immersion française, ils commencent à se débrouiller dans leur troisième langue – après l’arabe et l’anglais. Le propriétaire lui a offert un appartement rénové, c’est tout petit, mais c’est propre.

N. est une des quelque 30 000 migrants qui ont franchi illégalement la frontière canadienne près de Lacolle, par le célèbre chemin Roxham.

Elle a quitté le Soudan en guerre pour l’Égypte. Elle y a rencontré son mari, un Tchadien. Formée en architecture, elle a obtenu un visa d’études pour les États-Unis en 2007. C’est là qu’ils ont eu quatre enfants, citoyens américains. Lui a obtenu le statut de réfugié, mais pas elle.

« J’entendais dire qu’à tout moment je pourrais être expulsée, depuis l’élection de Trump. Chaque fois que j’entendais une sirène de police, je me disais : “Ça y est, ils vont me prendre, ils vont me séparer de mes enfants…” »

— La migrante N.

L’avocat lui a dit de retourner dans son pays pour faire une demande d’immigration. Mais comment retourner au Soudan, où sa vie est menacée ? « Mon mari ne voulait pas que je parte avec les enfants, mais une mère n’abandonne pas ses enfants… »

Elle a entendu dire qu’on pouvait passer la frontière. Elle y a emmené ses enfants. Son mari était d’accord, lui est trop malade, il est resté en Ohio…

C’était au début de l’été. La police les a arrêtés, transmis à l’Immigration, ils ont été envoyés au YMCA à Montréal. Et maintenant, ils sont dans la ville…

***

Ce « Collectif Bienvenue », c’est quelques personnes qui aidaient les nouveaux venus de manière artisanale et qui ont décidé de s’organiser.

Charles Faubert était un cadre responsable des finances dans une société d’informatique et avait décidé de changer de vie. L’an dernier, il s’est rendu porter des meubles chez une réfugiée. Elle avait un enfant et était enceinte. L’appartement était totalement vide.

« J’ai vu cette mère qui jouait par terre avec son enfant, qui riait, je me suis dit que je pouvais faire quelque chose de plus utile dans ma vie. » Il est devenu un coordinateur et a même appris à faire un site web.

Philippe Bélanger, lui, avait droit à un congé sabbatique de quatre mois dans son bureau d’avocats. Plutôt que de partir faire de la plongée aux îles Galapagos, il a passé son été à aller chercher des meubles chez ceux qui en avaient trop pour aller meubler ceux qui n’en avaient pas.

Il y a aussi Ryan, prof d’histoire, et plusieurs autres qui se sont rencontrés autour de cette idée simple : aider des gens qui arrivent avec une valise à s’installer. Trouver un lit, une commode, de la vaisselle, un ballon de soccer…

Ils se sont fait donner une camionnette, prêter un espace d’entrepôt pour les meubles…

***

Où est passé le plus jeune ? Il y avait bien pourtant quatre enfants dans cette famille pakistanaise quand nous sommes arrivés…

« Il est allé prier pour remercier Dieu de lui avoir donné un vélo. »

Cette famille vient de Lahore et a fui en catastrophe avant que le père ne soit assassiné par une organisation près des talibans. Tout ça pour une conversation qui a mal tourné autour de l’affaire Asia Abibi, cette chrétienne condamnée à mort pour blasphème en 2010 – et libérée cette semaine par la Cour suprême pakistanaise. Le gouverneur du Pendjab, Salman Taseer, avait suggéré qu’on élimine le crime de blasphème. Un de ses gardes l’a assassiné.

Dans une conversation, donc, J. dit à ses amis qu’on n’a pas à tuer quelqu’un pour ses idées, que si ce qu’a dit le gouverneur est grave, qu’on lui fasse un procès, mais on ne peut pas se faire justice ainsi. L’organisation intégriste a eu vent de ses propos et il a commencé à recevoir des menaces.

Il me raconte en pleurant comment il a laissé ses vieux parents, son frère, pour partir en catastrophe avec femme et enfants (de 9 à 19 ans) vers New York, l’été dernier.

« Mes amis dans Queens m’ont dit : “Oublie ça, tu ne seras jamais accueilli ici.” Tout le monde m’a dit : “Va-t’en au Canada !” »

— Le migrant J.

Il a fait comme tout le monde. Le bus jusqu’à Plattsburgh, le taxi jusqu’au chemin Roxham, le policier de la GRC qui les avertit, l’arrestation, le YMCA, et cet appartement qui sent l’eau de Javel le matin quand Philippe apporte des bagels et des vêtements d’hiver.

« Alors, les gars, le français, ça va mieux ?

— Oui, un peu… »

Comme tous les autres, J. attend de savoir si on lui accordera son statut de réfugié ou s’il sera expulsé. Il attend son permis de travail et en attendant, il fait du bénévolat à la banque alimentaire. C’est un spécialiste de l’aéronautique, il a beaucoup voyagé et il est impatient.

« Ce qui me frappe le plus ici… c’est le calme. Il se tait comme pour me faire entendre la tranquillité ambiante. L’absence de stress. À Lahore, quand ton enfant est 15 minutes en retard, tu as peur qu’il soit mort. Les gens se battent pour un oui ou pour un non. Il y a une tension permanente… Et ici… Tous ces gens qui nous ont aidés, c’est incroyable. »

Ils reçoivent 1238 $ d’aide sociale, 312 $ du Programme d’aide spécial. Le loyer coûte 996 $, les cartes OPUS, 232 $. La banque alimentaire fait le reste.

Philippe, comme chaque fois en partant, fait son petit mot d’encouragement. « Vous allez voir, c’est une ville formidable, je veux que vous aimiez Montréal. Dans six mois, ces gars-là vont tous parler français parfaitement, vous allez voir. »

***

À part ramasser des meubles, les entreposer et les distribuer, à part collecter des dons, le collectif cherche des gens pour devenir un « groupe d’aide » – souvent une seule personne, en fait. Ces gens expliquent le fonctionnement de la ville, trouvent des ressources, bref, ils les mènent à travers le labyrinthe de la vie dans une ville inconnue.

« C’est tellement un petit effort qui a un impact tellement grand, dit Charles Faubert. Tu rends la vie des gens juste un peu plus facile et tu en es témoin immédiatement. Les gens sont super reconnaissants, ils disent souvent : “Pourquoi vous faites ça ?” »

Ils disent aussi des fois : vous l’auriez pas dans le bleu, le divan ? Ce qui prouve aussi la commune humanité sous toutes les latitudes.

Ils ont aidé 250 familles à s’installer, aux dernières nouvelles. De zéro, ils sont passés à quatre employés. On ne compte plus les bénévoles – y compris des réfugiés qui commencent à en installer d’autres. Quelques-uns ont quitté Montréal. Certains ont trouvé un boulot. Tous ont leur avenir en suspens.

Mais en un an, c’est fou ce qu’un petit groupe de gens mobilisés peut faire pour rendre plein de vies un peu moins rudes, cette ville un peu plus sympathique.

Ça ne règle pas les problèmes les plus graves, pas plus qu’une pluie d’été ne transforme le désert en forêt. Mais le lendemain, l’air qu’on respire est plus doux.

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