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« La clé qui manquait » pour comprendre Mandela

Cinquante-neuf. C’est le nombre de classeurs que remplit l’abondante correspondance de Nelson Mandela, écrite durant ses 27 ans en prison. Les Éditions Robert Laffont publient une sélection de ces lettres, dans un livre qui sort aujourd’hui, à une semaine du centenaire de la naissance du père de la nation sud-africaine. La préface canadienne est signée par la journaliste Lucie Pagé, qui dit avoir découvert des facettes d’un homme qu’elle a pourtant côtoyé pendant 23 ans. Aperçu.

L’homme derrière le politicien

« C’est la clé qui me manquait, ces lettres », confie Lucie Pagé, jointe par La Presse chez elle, à 400 km de Johannesburg. La journaliste et écrivaine canadienne a pourtant bien connu Nelson Mandela : son mari a été ministre du premier président noir de l’Afrique du Sud. Il lui manquait toutefois des « morceaux du casse-tête ». Les lettres de celui qu’on appelait le père de la nation sud-africaine lèvent ainsi le voile sur le « cœur » de l’homme, pour la « simple et bonne raison » que dans ses écrits ou discours, Nelson Mandela « se savait lu et écouté », écrit-elle dans la préface de l’édition canadienne du recueil. Or, « quand on écrit une lettre à quelqu’un, en privé, à des proches, on écrit avec un cœur totalement ouvert », ajoute-t-elle en entrevue.

Le père de famille

« On le connaît comme père de la nation, mais pas comme père de famille ; c’est comme ça qu’on le découvre », constate Lucie Pagé. D’ailleurs, s’il signait certaines de ses lettres « Madiba », le nom de son clan devenu plus tard un surnom affectueux, celles destinées à ses enfants étaient signées « Tata », qui signifie « père ». « C’est justement quand il enfile ce costume que sa flamme, qu’on soupçonnait peut-être, mais qu’on n’avait jamais vue, lue, comprise ou sentie, se dévoile », écrit Lucie Pagé, ajoutant que « Tata a eu le cœur en mille morceaux de ne pas avoir été présent pour élever ses enfants ». Pis encore, il n’a pas été autorisé à les voir avant qu’ils n’aient 16 ans. Les lettres qu’il leur adressait étaient donc un « outil vital de relation parentale », explique l’introduction du recueil.

L’homme blessé

Toutes les lettres de Nelson Mandela ne sont pas arrivées à destination ; les autorités carcérales censuraient abondamment la correspondance des prisonniers et retardaient la livraison du courrier, quand elles le livraient. D’ailleurs, un grand nombre d’originaux ont été retrouvés aux Archives nationales et au Service des enregistrements de l’Afrique du Sud, preuve qu’ils n’ont jamais été acheminés. Sa « plus grande peine » durant sa longue détention « fut ce contrôle et cette censure insensés », écrit Lucie Pagé, dans sa préface. Mais le refus des autorités de lui permettre d’assister aux funérailles de sa mère, puis à celles de son fils Thembi, mort à 24 ans, ont également blessé profondément Nelson Mandela. « Quand j’ai fermé la dernière page de ce livre-là, confie Lucie Pagé, j’ai pleuré, j’ai compris. »

Le militant infatigable

Même en prison, même maintenu dans l’ignorance de ce qui survenait dans le monde extérieur, Nelson Mandela n’a cessé de se battre. Parmi les centaines de lettres qu’il a écrites durant ses 10 052 jours de détention, un grand nombre étaient destinées à ses compagnons de lutte ou à des gouvernements étrangers. Il écrivait aussi régulièrement aux autorités carcérales et politiques sud-africaines dans une campagne permanente de défense des droits des prisonniers et de dénonciation des conditions de détention, voire pour réclamer sa libération et celle de ses camarades. Ces lettres démontrent sa « probité inébranlable », estime Lucie Pagé, qui y voit « plus que de l’intégrité ». Jamais, cependant, il ne s’emportait, sachant que toute colère serait vaine, poursuit-elle ; « il était toujours d’une civilité exemplaire ».

L’artisan de sa libération

Nelson Mandela est-il sorti de prison grâce à ses lettres ? Lucie Pagé marque une pause, au bout du fil, et réfléchit. « Oui ! », finit-elle par affirmer. Non seulement il n’a jamais abandonné, mais surtout, il n’a jamais dérogé à ses principes, explique-t-elle. « Ils savaient qu’ils pouvaient lui faire confiance, qu’ils pouvaient négocier avec lui », dit-elle à propos des dirigeants du régime d’apartheid. « Grâce à ses lettres, il a ouvert une porte », croit-elle, ajoutant que « ce qui est arrivé en Afrique du Sud est pas mal unique au monde ; c’était une révolution négociée. Les armes étaient ses paroles ». La journaliste et écrivaine fait un autre constat à la lecture des lettres de Nelson Mandela : « Il était un homme d’État dès son entrée en prison. »

Extraits du livre

Lettre à sa deuxième fille, Zenani Mandela, le 1er mars 1971

« Il ne m’est pas facile de croire que notre Zeni, qui n’était qu’un bébé la dernière fois que je l’ai vue, est devenu une grande fille en classe de cinquième, dans un pensionnat, où elle apprend des choses que je n’ai jamais étudiées à l’école, comme le français, la physique et les maths. »

Lettre à l’officier commandant de la prison de Robben Island, le 20 avril 1970

« Je suis profondément troublé et bouleversé par la façon dont le bureau de censure traite mes visites et j’aimerais que vous interveniez pour enquêter sur cette question, aussitôt que cela sera possible, afin de mettre un terme à ces irrégularités injustifiées. »

Lettre à sa femme Winnie Mandela, le 16 novembre 1969, avant son procès pour sabotage 

« Enfin, Mhlope, je veux que tu saches que tu es l’honneur de mon cœur et, avec toi à mes côtés, je me sentirai toujours membre d’une force invincible prête à gagner de nouveaux mondes. Je suis sûr, même si les temps nous semblent sombres et difficiles actuellement, qu’un jour tu seras libre et capable de voir les beaux oiseaux et les magnifiques paysages de notre pays, son merveilleux soleil te réchauffera et tu respireras son air pur. »

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