arômes

Les sorciers du Goût

Les étalages des épiceries accueillent sans cesse de nouveaux parfums de crèmes glacées, biscuits, boissons et yogourts, entre autres merveilles de l’alimentation moderne. Une caste de spécialistes, les aromaticiens, sont responsables d’élaborer ces nouveaux goûts. La Presse a visité l’« autoroute des arômes » au New Jersey. 

Un dossier de Mathieu Perreault

Redonner le goût perdu aux aliments

EAST BRUNSWICK, — New Jersey — Le centre du New Jersey, juste à l’ouest de la ville de New York, est un enchevêtrement d’autoroutes et de boulevards bordés d’entrepôts, de petites usines et de magasins à grande surface. C’est aussi l’un des nœuds de l’industrie alimentaire mondiale. On l’appelle l’« autoroute des arômes ».

Le terme « arômes » désigne les parfums utilisés dans les aliments et les boissons, des biscuits à la crème glacée en passant par les thés glacés, les eaux aromatisées, les frites de McDonald’s et les limonades alcoolisées. Les aromaticiens qui les élaborent à partir de 3000 composés chimiques et naturels sont peu nombreux – 500 dans le monde – et ont un nez hors du commun.

« Un arôme peut être très simple, avec seulement une demi-douzaine de composés, comme la vanille, s’il y a des composés très caractéristiques facilement identifiables par tout le monde, explique Deborah Osborne, une aromaticienne de l’entreprise Flavor Dynamics, à South Plainfield. À l’opposé, certains goûts, comme celui du lait, n’ont pas de composé dominant. Il faut sentir le gras du lait dans la bouche. C’est pour cette raison qu’il est difficile d’avoir de bonnes poudres non laitières pour le café. » Pour des raisons de coûts, les arômes comptent rarement plus de quelques dizaines de composés aromatiques.

Des milliers de nouveaux parfums

Chaque année, les principales entreprises aromatiques lancent des milliers de parfums. « Il y aura toujours une bonne dizaine de nouveaux parfums de fraise, dit Mme Osborne. On peut vouloir une fraise plus ou moins mûre, et il faut tenir compte de l’aliment ou de la boisson. Certains composés réagissent différemment dans un milieu humide et gras comme le yogourt, sec comme le biscuit, ou liquide comme l’eau aromatisée. » Les conférences des congrès de la Society of Flavor Chemists, qui regroupe les aromaticiens américains et la plupart des aromaticiens canadiens, ont des titres comme « Changements du parfum de fraise à cinq niveaux de maturité ».

Les premiers composés aromatiques – responsables des parfums de citron, de vanille et de cannelle – ont été découverts au début du XXe siècle. « Au départ, l’industrie alimentaire était concentrée à New York, là où arrivaient les navires d’épices, mais elle a migré au New Jersey au milieu du XXe siècle », dit Mme Osborne. La plus importante firme aromatique au monde est suisse, Givaudan, et elle est responsable de 25 % des arômes produits.

« Quand on a introduit la stérilisation pour éliminer les pathogènes et augmenter la durée de vie des aliments dans les magasins, on a détruit des composés volatils essentiels pour leur goût. »

— Pierre Miclette, fondateur de Foodarom, entreprise aromatique de Saint-Hubert

« Quand on mange une pomme, quand on boit du vin, poursuit M. Miclette, ce qu’on goûte dépend de centaines et de centaines de composés volatils. Les aromaticiens redonnent de la qualité aux aliments et aux boissons. »

Cinq types de goûts

Il existe cinq différents types de récepteurs de goût : sucré, salé, umami, sur et amer. « Les trois premiers sont positifs et les deux derniers négatifs, sur le plan de l’évolution humaine », explique Beverly Tepper, directrice du laboratoire d’évaluation sensorielle de l’Université Rutgers, voisine de l’« autoroute des arômes » au New Jersey. « Le sucré indique qu’un fruit contient beaucoup d’énergie. Les sels sont des nutriments essentiels. L’umami signale la présence de protéines. Les aliments périmés, la viande, par exemple, ont un goût sur. Et l’amer signale la présence potentielle de toxines. Pour compenser la perte des composés volatils des aliments stérilisés, les aromaticiens ont misé sur des goûts positifs depuis la nuit des temps : le sucré, le salé et l’umami, affirme Mme Tepper. Mais l’excès de sel et de sucre peut avoir des conséquences néfastes sur la santé, et pour reproduire l’umami, il faut recourir à des composés assez agressifs, qui donnent par exemple mal à la tête ou assèchent la bouche. Alors, on essaie de réintroduire les goûts surs et amers, pour diversifier l’offre alimentaire. C’est ce qui explique l’engouement pour les arômes exotiques, les piments, les épices. »

Les aromaticiens travaillent à partir de « bibliothèques » de composés aromatiques pour recréer les arômes – préalablement décortiqués dans les laboratoires avec des appareils comme les chromatographes en phase gazeuse. 

« C’est l’une des dernières professions avec un système d’apprentissage très long. On est apprenti pendant 5 à 7 ans, puis on est aromaticien junior pendant 10 autres années, et il faut de 15 à 20 ans pour devenir aromaticien senior. »

— Deborah Osborne, aromaticienne

La technologie bouleverse-t-elle ce modèle basé sur le nez humain ? « Au fil des décennies, on a souvent annoncé le nez électronique, mais il y a trop de types de récepteurs de goût et encore plus de récepteurs d’odeur, qui sont aussi impliqués dans le goût, alors ça n’a pas fonctionné jusqu’à maintenant », dit Mme Osborne. Il existe 350 types de récepteurs olfactifs et 10 fois moins de récepteurs de goût.

Même si les odeurs sont cruciales pour les arômes, les aromaticiens travaillent rarement de concert avec les « parfumeurs », qui composent les odeurs pour les shampoings, crèmes et savons. « On essaie parfois de mettre les parfumeurs et les aromaticiens ensemble pour qu’ils partagent leur savoir-faire, mais c’est difficile, parce que les usines doivent être complètement séparées, dit Mme Osborne. Dans le secteur des PME, rares sont les entreprises qui ont les deux divisions. »

Les fameux « arômes naturels »

L’un des changements majeurs dans l’industrie est l’essor des « arômes naturels ». « Tout le monde veut pouvoir écrire “arôme naturel” plutôt qu’“artificiel”, explique Felix Bucellato, l’un des rares chimistes à avoir travaillé à la fois pour les odeurs et les arômes dans sa carrière. Paradoxalement, les arômes naturels sont moins pures que les arômes artificiels, parce qu’il faut extraire l’arôme et pour des raisons de coûts, on ne peut pas le purifier jusqu’aux seuls composés nécessaires. » M. Bucellato est copropriétaire de la firme d’odeurs Custom Essence, à Somerset au New Jersey.

Les aromaticiens forment une caste tricotée serré grâce aux multiples conférences qui les réunissent, mais ils gardent jalousement leurs secrets. « Les sociétés alimentaires ne veulent pas qu’on dévoile la recette de leurs arômes », explique Mme Johnson, qui a dû rencontrer La Presse dans une salle de conférence attenante au hall de Flavor Dynamics, parce que son propriétaire n’y admet pas de journalistes. Puisque M. Bucellato possède sa propre entreprise, il a accepté de nous faire visiter le laboratoire et l’usine, où flotte une odeur plaisante de shampoing doux.

« La section de production dans les firmes d’odeurs sent toujours à peu près la même chose, parce qu’il y a une vingtaine de composés souvent utilisés qui sont plus volatils que les autres, dit M. Bucellato. C’est la même chose pour les firmes aromatiques, l’odeur est toujours la même d’une usine à l’autre. Mais c’est différent dans les usines d’odeurs, parce que les composés souvent utilisés ne sont pas les mêmes. »

Nouvelle tendance

Des entreprises comme CCD Innovations remarquent qu’une nouvelle tendance apparaît dans les restaurants et cafés branchés, par exemple les grignotines d’algues ou à arôme de fumée, ou alors le yogourt aux légumes plutôt qu’aux fruits.

Création

Des fabricants de nourriture demandent aux entreprises d’arômes de concocter des parfums correspondant à ces nouvelles tendances.

Mise au point

Les entreprises d’arômes mettent au point ces parfums et les ajustent en fonction des différents aliments et boissons – les composés qui donnent un goût de concombre dans un yogourt ne sont pas nécessairement les mêmes que dans une eau aromatisée.

Inventaire

Des firmes, comme Mintel, font l’inventaire des nouveaux arômes dans différentes catégories d’aliments et de boissons.

Arômes alimentaires

Les hauts et les bas du métier

Inventer de nouveaux arômes est souvent un défi. Les aromaticiens et leurs cousins parfumeurs, qui élaborent les odeurs des produits personnels, comme les shampoings et les crèmes, ont tous des histoires hautes en couleur à raconter.

Kiwi

Deborah Osborne, de Flavor Dynamics, se souvient encore du premier arôme de kiwi : c’est son équipe qui l’a inventé dans les années 80. « Nous ignorions totalement quels composés utiliser pour reproduire le parfum qu’on nous demandait, pour une boisson gazeuse. Nous devions analyser un kiwi, mais à cette époque, il n’y en avait pas toute l’année dans les supermarchés, seulement en saison. Nous avons dû en faire venir une caisse par avion de Nouvelle-Zélande. »

Angles morts

Tous les aromaticiens ont des angles morts, des types d’odeurs auxquels ils ne sont pas sensibles. « Environ le quart des Nord-Américains ne goûtent pas la molécule PROP, qui donne son goût amer aux brocolis, dit Deborah Johnson. Mon patron, lui, a de la difficulté avec les composés qui ont un goût de gazon, et pour moi aussi, c’est plus flou. Il est important pour un aromaticien de connaître ses propres lacunes biologiques. Si elles sont trop importantes, il est impossible d’achever la formation. »

Jus d’orange

Les premiers jus d’orange étaient sucrés et légèrement acides, tirant profit de la découverte en 1900 de la citrade, qui donne son goût au citron. « Mais il a fallu beaucoup de temps pour qu’on arrive à un jus qui a un goût d’orange, dans les années 80 », dit Beverly Tepper, de Rutgers.

Jell-O

Durant son premier demi-siècle, le Jell-O était offert en six couleurs au goût interchangeable, basé sur la citrade, l’arôme de citron inventé au début du XXe siècle. « Les gens commandaient la couleur plutôt que le goût, dit Beverly Tepper, de Rutgers. C’est seulement avec la professionnalisation des aromaticiens, après la Seconde Guerre mondiale, qu’on a commencé à avoir des couleurs de Jell-O qui avaient un goût différent. »

Café

L’un des défis actuels des aromaticiens est de préserver les odeurs des arômes. « Quand on se fait un café en capsule comme Nespresso, une partie du plaisir est l’odeur du café pendant qu’il coule, dit Deborah Osborne. On a la même chose avec les grignotines, les chips. Il faut trouver une manière de protéger ces odeurs très volatiles des aliments, de manière à ce qu’elles soient libérées seulement lorsque l’emballage est ouvert. On utilise notamment la microencapsulation de certains composés. »

Cassis et champignons

Le composé sulfure de diméthyle est un bon exemple des difficultés retrouvées dans la profession d’aromaticien. À basse concentration, rapporte un récent numéro du magazine Perfumer & Flavorist, il rappelle le cassis, mais de plus hautes concentrations mènent vers l’odeur de champignon, voire de marais stagnant. Pour compliquer le tout, un sulfure de diméthyle très pur peut être utilisé à de plus hautes concentrations qu’un composé moins pur, sans dégager des effluves de putréfaction.

Cannabis

La légalisation du cannabis va populariser les arômes âpres de cette drogue. Un récent numéro du magazine Perfumer & Flavorist soulignait que les composés limocène, présent dans le citron, et bêta-myrcène, présent dans les houblons, sont responsables du goût typique des biscuits au cannabis et seront essentiels pour obtenir des produits dont le goût perdurera sur les tablettes des épiceries.

Froid

Pour obtenir une sensation de fraîcheur, pas besoin d’avoir du froid. « C’est très populaire depuis une dizaine d’années, on utilise des composés liés à la menthe pour obtenir une sensation de fraîcheur avec d’autres types d’arômes, dit Deborah Johnson, de Flavor Dynamics.

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