La Presse en Angleterre Sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne

Le Brexit dans le champ

Pendant que les parlementaires se disputent à Londres et à Bruxelles, les entrepreneurs britanniques pâtissent de l’incertitude qui plane sur le divorce à venir. Comment leurs produits pourront-ils franchir les frontières pour rejoindre l’Europe ? Quels formulaires douaniers, quel étiquetage modifié, quelles taxes à l’exportation viendront définir les nouveaux rapports d’affaires des deux voisins ? Notre reporter a rencontré un éleveur ovin pour qui Pâques pourrait être plus maigre cette année.

UN REPORTAGE DE PHILIPPE TEISCEIRA-LESSARD

Pendant que broutent les moutons, les fermiers s’inquiètent

Des tarifs salés ? Des inspections qui retarderont les livraisons ? Des certifications plus difficiles à obtenir ? L’incertitude politique qui règne au Royaume-Uni quant à l’issue du Brexit cause des migraines aux fermiers britanniques, qui craignent de voir des obstacles se lever entre eux et le plus grand marché d’exportation du secteur.

THERFIELD — Robert Law sait combien il a investi dans chacun des agneaux dodus qui se lèvent et se rassemblent autour de leur mère alors qu’il s’approche de son troupeau, sur une colline verte et brune du Hertfordshire.

Mais quant au prix de vente de ses gigots dans une boucherie parisienne, berlinoise ou madrilène dans quelques semaines pour les repas de Pâques, c’est le mystère le plus complet. La faute au Brexit, qui donne des migraines aux agriculteurs britanniques.

Tout le pays est plongé dans l’incertitude quant à la façon dont le divorce se fera, mais les fermiers sont particulièrement touchés par le brouillard politique qui pèse sur le Royaume-Uni, près de trois ans après le référendum. Souvent endettés, surmenés et isolés, les producteurs souffrent particulièrement de la situation qui les empêche de prévoir ce dont auront l’air les prochains mois. Au point que leur principale association nationale évoque les risques accrus de détresse psychologique et même de suicide parmi eux.

Robert Law n’en est pas là, mais il admet sans problème que sous leur air paisible, ses 1800 brebis et leurs petits lui donnent bien du fil à retordre. Les agneaux nés pendant l’hiver seront abattus après 12 semaines (pour les « agneaux de printemps ») à 1 an de vie. Quel prix atteindront-ils à ce moment-là ?

« Nous ne savons pas ce qui va arriver. Nous, les fermiers, nous avons des semences en terre, nous avons du bétail qui croît, nous devons savoir ce qui s’en vient. »

— Robert Law

« Le pays retient son souffle », ajoute sa femme, Frances Law.

Deux agneaux britanniques sur cinq prendront le chemin de l’exportation et l’immense majorité d’entre eux est destinée à l’Europe, détaille John Royle, spécialiste de l’élevage à la National Farmers’ Union (NFU). La production d’agneaux est très importante dans les campagnes britanniques, où près de 35 millions de moutons broutent – le plus grand troupeau d’Europe.

« En ce moment, vous pouvez abattre un agneau ce matin, le faire marquer, le faire transporter en camion jusqu’au port de Douvres, puis à Calais et à Paris sans aucun arrêt », décrit M. Royle au bout du fil, précisant qu’une telle carcasse peut être à Paris la nuit suivant son abattage. « On peut avoir des produits très frais. La qualité de l’agneau britannique est exceptionnelle. » Le Brexit risque de compliquer le tout, surtout si le Royaume-Uni devait quitter l’Europe sans entente.

Et la situation ne touche pas seulement les éleveurs de moutons. La semaine dernière, un député conservateur du sud du Suffolk, une région rurale, a dénoncé d’un ton inquiet aux Communes « l’absence de commandes de blé en partance du port d’Ipswich [est de l’Angleterre] après le 29 mars » en raison de l’incertitude sur les droits de douane que l’importateur d’une telle cargaison devrait assumer.

Un « pro-Brexit modéré »

Robert Law ne s’en cache pas. Comme une majorité de fermiers britanniques, il a voté en faveur du Brexit en 2016.

« Je me décrirais comme un pro-Brexit modéré. Nous devions avoir un référendum, parce qu’on perdait tellement de temps à débattre de notre appartenance » à l’Union européenne (UE), se souvient-il. D’abord pour des motifs politiques.

« Ils veulent faire les États fédérés d’Europe, avoir une armée européenne. Tout est dirigé de Bruxelles. À mon avis, ça ressemble à la vieille Union soviétique, les décisions sont très centralisées. »

— Robert Law

Néanmoins, comme plusieurs autres fermiers anglais, M. Law profite de subventions agricoles de l’Union européenne. La camionnette blanche de l’agriculteur avance en bordure de ses champs, traverse des étangs de boue d’une taille impressionnante : il a plu hier.

« Dans ce pré, nous avons planté des végétaux pour attirer les papillons et d’autres insectes », dit-il en montrant du doigt une prairie apparemment en broussailles. Puis, un peu plus loin : « Ici, c’est planté pour attirer les oiseaux. »

L’argent pour financer ses projets « vient à la fois de Londres et de Bruxelles », explique-t-il. En 2018, l’Union européenne a distribué plus de 40 milliards d’euros (environ 60 milliards CAN) en soutien financier direct aux agriculteurs du continent.

« Si je m’étais limité à une analyse de mes affaires, j’aurais voté contre » le Brexit, reconnaît d’ailleurs Robert Law. « Nous recevons des paiements, des subventions de l’Europe, nous n’aurions pas eu à discuter de tarifs. »

« La vraie raison pour laquelle les fermiers ont voté pour le Brexit, c’est parce qu’ils détestent les règles et les inspections supplémentaires, ils haïssent toutes ces directives de l’Europe qui se permet de nous dire ce qu’on peut faire et ce que l’on ne peut pas faire, poursuit-il. Je continue à croire que dans 5 à 10 ans, nous serons contents d’avoir quitté l’UE. Mais il faut se rendre jusque-là… »

Investissements en berne

Au-delà du niveau de stress des fermiers, l’incertitude actuelle a « absolument » des impacts réels et immédiats sur l’économie agricole, souligne John Royle, de la National Farmers’ Union.

« Les fermiers réduisent leur troupeau dès maintenant, dit-il. Nous avons déterminé que plusieurs éleveurs ne remplacent plus leurs vieux moutons. »

« Les agriculteurs connaissent leurs coûts, mais ils ne savent pas s’ils auront un marché » pour vendre leurs produits, continue-t-il. « Ça pourrait créer un surplus sur le marché intérieur et pousser à la baisse le prix de l’agneau britannique. » M. Royle évoque un rapport qui prédit qu’en cas de Brexit sans accord de divorce, le prix auquel les agriculteurs vendent leurs agneaux pourrait baisser de 30 %, une catastrophe pour les éleveurs.

Pendant que les parlementaires de Londres continuent de se disputer avec ceux de Bruxelles, les fermiers attendent, impuissants. Certains ont mis de côté l’achat de nouvelle machinerie. Robert Law, lui, ne bâtit plus de nouvelles installations. En attendant que le brouillard politique se lève, sur les collines du Hertfordshire.

Pâques et Noël sans les Britanniques

Il n’y a pas que l’agneau britannique qui risque de ne pas se retrouver sur la table du dîner de Pâques des Européens en raison de l’incertitude autour du Brexit. Certaines spécialités culinaires très « british » pourraient briller par leur absence des tables de Noël du continent : au moment de passer commande pour décembre, les grossistes européens hésitent à faire appel aux producteurs britanniques.

Adieu, Christmas Pudding ?

Les chocolats, mince pies (tartelettes aux fruits et aux épices) et autres puddings rencontrent habituellement un grand succès à la fin de l’année. « Les entreprises qui fabriquent des confiseries devraient déjà avoir des commandes pour les Fêtes, mais les instructions sont retardées », a déploré cette semaine Sandra Sullivan, directrice de l’association des exportateurs britanniques de produits alimentaires et de boissons, en marge d’une grande foire professionnelle à Londres. « Si l’incertitude se prolonge trop longtemps et que les affaires ne se font pas, certaines sociétés vont en faire les frais ! », a-t-elle ajouté.

Étiquetage et formalités

L’industrie agroalimentaire représente 4 millions d’emplois au Royaume-Uni et 6,4 % du PIB national. Le secteur est particulièrement exposé aux conséquences du Brexit, et les exportations records réalisées en 2016, à hauteur de 23,4 milliards d’euros, pourraient ne pas se répéter de sitôt. Les entreprises britanniques ne savent toujours pas quelles règles suivre en matière d’étiquetage, ou quels formulaires remplir pour respecter les formalités douanières qui devraient prochainement voir le jour. Une incertitude qui pèse au moment d’engranger les commandes pour la fin de l’année, une période clé qui représente de 20 à 40 % du chiffre d’affaires des PME de l’agroalimentaire, selon les analystes.

Un panier plus cher pour les Brits

Si l’industrie s’inquiète des conséquences potentielles d’un Brexit avec ou sans accord, les consommateurs britanniques devraient également être touchés. Selon Ian Wright, directeur de la Fédération britannique de la boisson et de l’alimentation, la part des dépenses des ménages consacrée à la nourriture est plus faible au Royaume-Uni que n’importe où ailleurs en Europe. Une situation appelée à changer rapidement. « Le bas niveau de prix que nous connaissons actuellement sur les denrées alimentaires pourrait ne pas être tenable après le Brexit », prévient-il. Quelle que soit la forme que prendra la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, celle-ci implique la mise en place de nouvelles règles, de quotas et de taxes. Les sardines portugaises comme les gnocchis italiens devraient en conséquence voir leurs prix augmenter.

Le bonheur des acheteurs européens

Le chaos politique qui règne au Parlement de Westminster n’impressionne pas Wilma Van Grinsven-Padberg, responsable des achats pour une chaîne d’épiceries fines dont le siège est à Oosterhout, aux Pays-Bas. En Angleterre, elle vient chercher les meilleurs chutneys, sauce aigre-douce généralement servie en accompagnement du foie gras pendant les Fêtes. « Les Britanniques sont des producteurs de chutney, et nous, nous sommes acheteurs. On rapporte le produit aux Pays-Bas, puis on l’envoie dans 12 pays dans le monde », explique-t-elle. Paul Hargreaves, directeur général de Cotswold Fayre, un grossiste alimentaire, est également optimiste, affirmant bénéficier pleinement du recul de la livre sterling depuis le référendum de 2016 qui a décidé du Brexit. « Pour nous, c’est comme si plus on se rapprochait du Brexit, mieux on se portait. Il faut arrêter le défaitisme et chercher les occasions ! »

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