L’Angleterre se voyait déjà en finale
L’Angleterre n’avait pas joué cinq minutes de son match contre la Croatie, hier à Moscou, qu’elle se voyait déjà en finale de la Coupe du monde pour la deuxième fois de son histoire, après son sacre de 1966 à Wembley.
Les Anglais, que personne ne voyait en demi-finale de ce Mondial avant le tournoi, devaient leur réussite en Russie à une forme de candeur, d’insouciance et de désinhibition. Le maillot des Trois Lions avait semblé si lourd à porter pour des générations de joueurs anglais. Pas pour la sélection assemblée par Gareth Southgate. Cette jeune équipe avait suscité bien peu d’attentes et, pour une rare fois, d’espoirs démesurés en Angleterre.
Le premier but de la demi-finale a changé la donne hier. Kieran Trippier, le « Beckham de Bury », a donné les devants aux Anglais à la 5e minute grâce à un coup franc parfaitement logé au-dessus du mur croate. Il s’agissait du premier but international du défenseur latéral de Tottenham, un late bloomer, comme on dit à Londres, qui, malgré ses presque 28 ans, fut l’une des « révélations » de ce tournoi.
Neuf des douze buts de l’Angleterre en Russie ont été inscrits sur des coups de pied arrêtés. Mais le 12e but semblait porter à lui seul tout le poids des aspirations du peuple fondateur du soccer, qui s’était remis à croire que le « football rentrait à la maison » (Football’s coming home, aiment chanter les supporters anglais). Les joueurs l’ont célébré comme s’il scellait le destin inévitable d’une finale attendue depuis 52 ans… alors qu’il restait 85 minutes à jouer.
Pas besoin d’avoir obtenu un doctorat avec mention en psychologie du sport pour voir apparaître en lettres majuscules le mot DANGER. La perspective de cette finale anglo-française a fait basculer le match. Et comme en 1990 en Italie, les espoirs de l’Angleterre se sont éteints en demi-finale.
Les Anglais étaient pourtant partis en lion (s’cusez-la). Raheem Stirling, toujours dangereux avec ses courses vives et ses pointes de vitesse, donnait bien du fil à retordre à Domagoj Vida, mais avec guère plus de résultats qu’au cours des matchs précédents (l’attaquant de Manchester City n’a pas marqué un but de la compétition).
Harry Kane, auteur de six buts en Russie, ce qui devrait logiquement lui valoir le Soulier d’or, a raté une chance en or d’en inscrire un septième à la demi-heure de jeu. Kane a percuté le poteau d’un tir à bout portant après avoir récupéré un ballon repoussé du pied par le gardien Danijel Subašić, juste avant d’être étonnamment déclaré hors jeu. Bien des Anglais se demanderont ce que l’assistance vidéo aurait décidé si Kane avait inscrit le 13e but d’un joueur de Tottenham à ce tournoi…
Ce fut une demi-finale sans dentelle ni fioriture, assez rugueuse par moments, même si l’arbitre turc Cüneyt Çakır semblait avoir oublié ses cartons au vestiaire avant la première mi-temps (heureusement pour le défenseur croate Dejan Lovren). Une prédiction pour la finale ? On n’y reverra pas M. Çakır.
Offrant du jeu erratique mais ouvert en première période, le match s’est refermé après la pause. Les Anglais, devant l’exploit qui se profilait, ont soudainement figé. Dès le début de la deuxième mi-temps, ils se contentaient d’égrener les minutes, Jesse Lingard protégeant le ballon au poteau de coin à l’heure de jeu, comme s’il s’agissait des arrêts de jeu. Un non-jeu bien dangereux.
On se demandait si Jordan Pickford, prêt à défier balle au pied les attaquants croates qui se présentaient à lui, allait finir par commettre une bourde, comme tant de gardiens internationaux anglais avant lui. Ses défenseurs se montraient de moins en moins sereins, devant, avec des ballons joués en retrait avec mollesse et hésitation.
Les Croates, flairant la bonne affaire, ne relâchaient pas la pression. Si bien qu’à la 68e minute, ils en ont récolté les fruits. Ivan Perišić a fait dévier d’un pied allongé dans la surface un centre du défenseur Šime Vrsaljko et c’était 1-1. Perišić a failli doubler l’avance de la Croatie, trois minutes plus tard, en heurtant le poteau après un nouveau cafouillage défensif anglais.
Comme un prédateur qui fond sur sa proie blessée, excité par l’odeur du sang, l’attaque croate a bondi, griffes sorties et crocs devant. Les Anglais, titubant comme un boxeur sonné par un uppercut, semblaient sur le point d’être mis K.-O. Ils ont tenu le coup jusqu’au sifflet final du temps réglementaire.
La Croatie allait disputer sa troisième prolongation consécutive et le sélectionneur anglais Gareth Southgate devait espérer que les jambes plus fraîches de ses joueurs leur donnent un léger avantage. Ce ne fut pas le cas. Les Croates ont continué à mieux gérer le match, à contrôler le milieu de terrain et à dominer leurs adversaires.
Mario Mandžukić a été stoppé aux six mètres par un Jordan Pickford courageux devant son but. Mais à 11 minutes de la fin de prolongation, le visage grimaçant, boitant légèrement, l’attaquant de la Juventus a devancé le défenseur anglais John Stones, lent à réagir dans la surface, et redirigé en pivotant du pied gauche une remise de la tête de Perišić dans le filet anglais.
On ne pourra pas dire que la meilleure équipe n’a pas gagné. Le milieu de terrain anglais a montré ses limites, à l’image de Dele Alli, de retour de blessure, qui n’a jamais trouvé sa forme et ses repères (de la saison dernière) pendant ce Mondial. Les Anglais ont été surclassés, ne cadrant qu’un seul tir contre sept pour les Croates.
Y aura-t-il un champion du monde inédit, dimanche à Moscou ? La Croatie, défaite par la France en demi-finale de son premier Mondial, en 1998, tient une nouvelle génération dorée autour d’un milieu de terrain extrêmement talentueux (quand on a le loisir de laisser sur le banc un joueur du calibre de Mateo Kovačić, du Real Madrid…).
Ivan Rakitić et Luka Modrić ont été de nouveau irréprochables, hier, jouant avec assurance, patience et lucidité. Remis de la déception d’un penalty raté à la toute fin du match de huitième de finale contre le Danemark, Modrić, 32 ans, a joué comme une vraie dynamo face à la Russie en quart, chassant des ballons avec aplomb en prolongation alors que ses coéquipiers soignaient des crampes. Après avoir remporté en mai son troisième titre consécutif de Ligue des Champions avec le Real Madrid, Modrić sera un candidat sérieux au Ballon d’or non seulement du tournoi, mais de l’année, si les Croates l’emportent dimanche.
C’est tout à fait envisageable. Les Croates sont non seulement talentueux, mais aussi particulièrement coriaces. Même blessés et épuisés par deux victoires aux tirs au but, ils ont combattu comme des guerriers hier. Et ils ont encore trouvé le moyen de gagner, au plus grand bonheur de quelque quatre millions de Croates.
Les Croates auront joué l’équivalent de quatre matchs en deux semaines (trois fois 120 minutes) lorsqu’ils affronteront les Français dimanche. Auront-ils les jambes lourdes et l’esprit épuisé par ces trois victoires consécutives arrachées après le temps réglementaire ? Les Français doivent l’espérer. Mais ils auraient bien tort de trop s’y fier.