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L'équivalent de 12 verres de vin en 35 minutes

Athéna Gervais est morte noyée après avoir bu trois canettes de boisson FCKD UP, conclut le coroner

« Est-ce qu’Athéna aurait pris 12 verres de vin en 35 minutes ? »

Poser la question, c’est y répondre.

« La réponse est non », a lancé le coroner Martin Larocque, hier, en conférence de presse à Montréal, alors qu’il rendait publiques les conclusions de son enquête sur le décès d'Athéna Gervais, l’adolescente de 14 ans retrouvée morte dans un ruisseau à proximité de son école secondaire après avoir ingéré une grande quantité d’alcool en très peu de temps.

L’adolescente n’aurait jamais bu autant de vin aussi vite. Elle a pourtant « calé » près de trois canettes de 568 ml de FCKD UP – une boisson sucrée d’une teneur en alcool de 11,9 % –, soit l’équivalent de 12 verres de vin, en 35 minutes.

Sans aller jusqu’à tenir responsables les entreprises qui ont produit ou vendu ce genre de produits comme l’entreprise québécoise Groupe Geloso (FCKD UP), puisque ce n’est pas dans son mandat, le coroner Larocque a souligné que « tout est mis en œuvre [par ces entreprises] afin d’atteindre le consommateur ciblé : les jeunes de 12 à 24 ans ».

« Les canettes de ces produits sont positionnées dans des présentoirs installés à des endroits stratégiques afin d’assurer un maximum de visibilité. Les canettes et le présentoir sont constitués de couleurs vives et attrayantes afin de dynamiser l’attrait de leur consommation, a énuméré le coroner. Le présentoir sur lequel Athéna Gervais a pris les canettes affichait le slogan “REND FUCKD UP” ; non pas à titre préventif, mais bien pour mousser auprès des jeunes l’attrait relié à la consommation d’un tel produit alcoolisé. »

« Ce n’est pas nos grands-parents qui vont boire cela », a-t-il ajouté.

« C’est immoral »

Autres éléments qui ont grandement préoccupé le coroner : le volume des canettes en regard du pourcentage élevé d’alcool qu’elles contiennent, l’impossibilité de refermer les canettes une fois ouvertes, l’effet stimulant des boissons sucrées à haute teneur en alcool, masquant l’effet dépressif de l’alcool, le faible prix d’achat ainsi que l’accessibilité dans les dépanneurs et les marchés d’alimentation.

Assis seul dans la première rangée lors de la conférence de presse, le père de l’adolescente, Alain Gervais, hochait de la tête, faisant siennes les conclusions du coroner Larocque.

Le coroner a d’ailleurs souligné la résilience et l’implication du père, qui a déclaré la guerre aux boissons sucrées alcoolisées après la mort de sa fille.

« Ce que font ces compagnies, ce n’est peut-être pas illégal, mais c’est immoral », a dit le père endeuillé en marge du point de presse.

Les dangers auxquels sont exposés tant les enfants mineurs que les jeunes adultes face à une consommation excessive d’alcool sont banalisés, a ajouté le coroner, qui rappelle que la consommation d’alcool entraîne des coûts extrêmement élevés pour l’ensemble de la société.

Un rapport de juin 2018 du Centre canadien sur les dépendances et l’usage des substances estimait que, en 2014, l’alcool avait entraîné des coûts de 14,6 milliards de dollars en soins de santé, en perte de productivité, en justice pénale et en autres coûts directs, a cité le coroner.

Le 26 février 2018, Athéna vole en compagnie de ses amis trois canettes de FCKD UP lors de deux visites successives au dépanneur situé près de son école secondaire de Laval sur l’heure du dîner. Elle commence sa consommation d’alcool à midi et rentre à l'école à 12 h 36. En état d’ébriété avancée, elle ressort ensuite, peut-être pour se rendre à pied dans un Tim Hortons situé non loin, où elle a ses habitudes.

C’est en se rendant à ce café en passant par le boisé situé derrière l’école qu’elle aurait eu son accident. « À notre avis, Athéna s’est retrouvée spontanément désorientée et est tombée accidentellement dans le ruisseau, explique le coroner. Son état cognitif fut à ce point perturbé en raison de sa consommation d’alcool que cela a entraîné son décès. »

Des chiffres « préoccupants »

Les statistiques concernant les intoxications aiguës à l’alcool et aux boissons sucrées alcoolisées révèlent une « problématique de santé publique réelle et préoccupante », a insisté le coroner. Un rapport de l’Institut national de santé publique du Québec révèle qu’entre le 1er janvier et le 26 novembre 2017, les services d’urgence du Québec ont reçu pas moins de 2332 jeunes âgés de 12 à 24 ans pour des cas d’intoxications aiguës à l’alcool, soit l’équivalent de sept patients par jour.

Selon la même étude, parmi les consultations d’urgence recensées pour cette même période au Centre hospitalier de l’Université de Sherbrooke, le quart des jeunes patients âgés de 12 à 24 ans avait un niveau de priorité indiquant que leur vie était en danger.

Des normes de commercialisation des produits alcoolisés devraient être établies afin qu’il y ait obligatoirement des composantes neutres quant à leur mise en marché, tant au chapitre de l’apparence du produit que de leur accessibilité et leur positionnement stratégique dans les points de vente, selon le coroner qui a fait une comparaison, hier, avec les normes strictes entourant désormais l’industrie du tabac.

« Comme société, on est peut-être rendu à mettre la photo d’une cirrhose sur une bouteille d’alcool. »

— Le coroner Martin Larocque

En juin 2018, le gouvernement du Québec a adopté de nouvelles mesures législatives qui limitent à 7 % la concentration d’alcool autorisée pour les boissons alcoolisées sucrées (mélanges à la bière) vendues dans les dépanneurs et les épiceries.

Après cette mort tragique, le fabricant de FCKD UP – le groupe Geloso – a retiré le produit du marché.

« Beaucoup de chemin à faire »

De son côté, en décembre 2018, Santé Canada a proposé des modifications au Règlement sur les aliments et drogues, dans le but de réduire les risques de consommation excessive d’alcool. Les modifications réglementaires envisagées fixent la teneur en alcool à 1,5 verre standard pour les contenants de 1000 ml ou moins.

Or, le coroner croit que les règles devraient être encore plus sévères. Il suggère plutôt d’appliquer la recommandation du Comité permanent de la santé de la Chambre des communes, qui prévoit de restreindre la teneur en alcool dans ce type de boissons à l’équivalent d’une seule consommation standard, et non pas une consommation standard et demie, comme dans le projet de règlement actuel.

Le coroner Larocque propose finalement d’étudier tous les moyens pour que les dispositions du Code de la publicité radiodiffusée en faveur de boissons alcoolisées deviennent applicables aux médias sociaux et à l’internet.

« Il y a encore beaucoup de chemin à faire », a-t-il conclu.

Le père d’Athéna, lui, promet de continuer à interpeller les gouvernements pour que les recommandations du coroner se concrétisent à « 100 % » afin que sa fille ne soit pas morte « en vain ».

D'autres réactions

Ministre fédérale de la Santé

Après avoir pris connaissance du rapport du coroner sur la mort d’Athéna Gervais, la ministre fédérale de la Santé Ginette Petitpas-Taylor a indiqué à La Presse qu’elle n’était « pas fermée » à l’dée de restreindre la teneur en alcool des boissons alcoolisées sucrées à l’équivalent d’un verre standard par contenant, ainsi que le recommande le coroner. Toutefois, comme la ministre ne veut surtout pas « ralentir » l’entrée en vigueur du projet de modifications réglementaires – prévue « sous peu », dit-elle, cela ne peut se faire d’ici là. Le projet de règlement actuel prévoit de limiter la teneur à 1,5 verre d’alcool par contenant de 1000 ml ou moins. « C’est déjà un gros changement de passer de 4 consommations standards par contenant à 1,5 », fait valoir la ministre fédérale de la Santé.

Centre canadien sur les dépendances et l’usage des substances

Le Centre canadien sur les dépendances et l’usage des substances se réjouit que le coroner Martin Larocque insiste sur les coûts et méfaits de l’usage d’alcool. Toutefois, son analyste principale, recherche et politiques, Catherine Paradis s’étonne que le coroner n’ait fait aucune recommandation au gouvernement du Québec. « Québec pourrait décider d’interdire la vente d’une boisson alcoolisée sur la base de son nom ou de son logo si ces derniers incitent à une consommation abusive, ou encore d’adopter une politique de fixation d’un prix minimum par verre d’alcool standard pour tous les produits alcoolisés », souligne Mme Paradis.

Éduc’alcool

Éduc’alcool est aussi d’avis que Québec est « le grand absent » du rapport du coroner sur la mort d’Athéna Gervais. « Les recommandations du coroner [visant le fédéral] vont exactement dans la même direction que ce que nous clamions haut et fort avant même le décès tragique d’Athéna. Il ne faut cependant pas oublier que le gouvernement du Québec a, lui aussi, un rôle à jouer si on souhaite réellement faire avancer le dossier », a dit le directeur général de l’organisme, Hubert Sacy. Québec peut légiférer sur le prix minimum, le lieu de vente ainsi que la publicité et la promotion entourant les boissons alcoolisées sucrées, rappelle M. Sacy.

Association pour la santé publique du Québec

L’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ) appuie aussi les recommandations émises par le coroner Larocque. « Le marketing de ces produits est spécialement conçu pour les jeunes, les femmes en particulier. Leur goût sucré, leur emballage et leur accessibilité incitent à la consommation et causent des intoxications graves. On sacrifie la jeunesse et on cible les jeunes femmes », a déploré MMarianne Dessureault, analyste en politiques publiques pour l’ASPQ, par voie de communiqué.

Association des brasseurs du Québec

L’Association des brasseurs du Québec, qui représente Molson Coors, Labatt et Sleeman, souligne pour sa part que les boissons aromatisées à haute teneur en alcool ne sont pas l’apanage des produits à base de malt (comme le FCKD UP et le Four Loko). Les cocktails et les « shooters » répondent aussi aux critères associés à ce type de produit et leur popularité est également en croissance, fait valoir le directeur général de cette association, Patrice Léger-Bourgoin, qui demande en conséquence au gouvernement du Québec d’assujettir la SAQ – qui vend les produits alcooliques servant à la fabrication des cocktails et des shooters – aux mêmes lois et règlements que le réseau de commercialisation privé.

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