Tordeuse du bourgeon de l’épinette

LA course contre la tordeuse

L’épidémie de tordeuse du bourgeon de l’épinette qui sévit au Québec a dépassé l’an dernier les 8 millions d’hectares infestés. C’est plus que la superficie du Nouveau-Brunswick. Le ministère des Forêts et l’industrie tentent de limiter les pertes, ce qui cause parfois des frictions avec la population.

Un reportage de Jean-Thomas Léveillé

Des frictions au Saguenay

SAGUENAY — Les conifères défilent à perte de vue pendant que la motoneige file tranquillement le long de la rivière aux Écorces.

Leur vert vif contraste avec le blanc immaculé de la neige.

« Regarde si elle est belle, la forêt ! », crie Denis Bélanger, pour couvrir le son du moteur, au journaliste de La Presse accroché à lui.

« Elle est où, l’épidémie ? », s’interroge-t-il, en revenant de son « camp » au bord du lac Plessis, en pleine forêt, quelque part entre la limite de la réserve faunique des Laurentides et le lac Kénogami.

L’épidémie, c’est celle de la tordeuse du bourgeon de l’épinette (TBE), une chenille qui s’attaque, comme son nom l’indique, à l’épinette, mais aussi au mélèze et, surtout, au sapin.

La superficie de forêts infestées au Québec a atteint un nouveau sommet en 2018 : 8,2 millions d’hectares, ou 82 000 km2, soit plus que le Nouveau-Brunswick et ses 73 440 km2 (voir onglet suivant).

Pour limiter les impacts économiques, le ministère québécois des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) met en place des plans de coupe spéciaux pour accélérer la récolte du bois dans les secteurs touchés du domaine public, avant que la tordeuse ne le tue.

La forêt entourant le camp de Denis Bélanger et les sept autres de ce secteur prisé pour sa beauté et sa tranquillité – à une dizaine de kilomètres de la route, il est accessible en voiture l’été seulement – en fait partie, et les coupes pourraient commencer dès l’été qui vient.

L’homme de 69 ans, retraité du « ministère des Affaires indiennes », n’est pas contre les coupes, assure-t-il ; au contraire, elles ont leurs avantages, comme l’ouverture et l’entretien de chemins qui facilitent la circulation.

Mais il exprime des doutes quant à la présence de « la tordeuse » dans les environs.

« On n’en voit pas », tranche-t-il, rappelant que le plan forestier 2018-2023 ne prévoyait pas d’intervention liée à la TBE dans ce secteur.

« La tordeuse a le dos large ! »

— Denis Bélanger

Le MFFP a refusé de transmettre le plan de coupe spécial à La Presse, nous invitant à invoquer la loi sur l’accès à l’information pour l’obtenir ; notre demande en ce sens était toujours sans réponse au moment de publier.

L’industrie « fortement préoccupée »

Le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, qui gère la ressource forestière sur les terres du domaine de l’État, affirme que les coupes sont nécessaires pour éviter des « pertes importantes de volumes de bois ».

« On a attendu un certain temps, mais on est rendus au moment d’intervenir », a déclaré à La Presse sa porte-parole Catherine Thibeault, ajoutant que ce secteur forestier aurait fait l’objet d’une coupe « un jour ou l’autre ».

Les prélèvements de larves effectués l’automne dernier par le Ministère démontrent que le « peuplement [forestier] est en perdition » dans le secteur du lac Kénogami (qui englobe le lac Plessis), affirme le directeur général adjoint du Conseil de l’industrie forestière du Québec, Yves Lachapelle.

Il comprend l’étonnement et le mécontentement de la population ; il en assume même la responsabilité.

La progression de l’épidémie est « très, très variable » d’une année à l’autre, explique-t-il à La Presse ; un automne chaud ou un hiver rigoureux peuvent considérablement changer la donne.

Or, « il y a un gros travail d’éducation et d’information à faire », dit-il, estimant que cela n’a pas été « fait suffisamment » dans le cas des coupes spéciales.

« Lorsqu’on arrive avec un plan spécial de récupération, c’est évident qu’on ne fait pas ce qu’on s’était engagés à faire [dans le plan quinquennal], on va dans d’autres secteurs. »

— Yves Lachapelle, Conseil de l’industrie forestière du Québec

L’industrie forestière est « fortement préoccupée » par l’épidémie de TBE, qui a « beaucoup de conséquences » sur la « planification des opérations », explique Yves Lachapelle : le bois mort peut représenter des enjeux de santé et de sécurité lors de la coupe, il peut entraîner une baisse de productivité des machines en usine, le produit final peut coûter plus cher à produire et avoir moins de valeur.

C’est pourquoi l’État accorde une aide financière aux entreprises forestières dans le cadre des plans de coupe spéciaux.

« Ce n’est pas par intérêt que l’industrie va récolter ces peuplements, [mais] on comprend qu’on ne peut pas juste regarder la forêt mourir », affirme-t-il, ajoutant que c’est « l’approvisionnement à moyen et long terme » qui est en jeu.

« On a une richesse collective qui est la forêt, on peut la laisser aux insectes ou la laisser à l’économie. »

— Yves Lachapelle, Conseil de l’industrie forestière du Québec

Laisser la nature faire son œuvre

Raser les secteurs forestiers infestés par la tordeuse du bourgeon de l’épinette n’est pas la meilleure solution, croit Claude Collard, président de l’Association de protection du lac Kénogami (APLK).

L’ingénieur civil à la retraite plaide pour laisser la nature faire son œuvre.

Une coupe complète favorisera « la régénération [de la forêt] en sapinière », si bien que dans 30 à 40 ans, « le même problème » reviendra, déplore M. Collard, qui reçoit La Presse par un jour de tempête dans sa maison au bord de cette étendue d’eau longue de 28 km, dont le nom signifie d’ailleurs « lac long » en innu.

Les coupes imminentes indisposent d’autant plus l’APLK que l’organisation souhaite la création d’une aire protégée de 275 km2 au sud du lac depuis 2007 ; l’idée fait même l’objet d’un consensus régional depuis 2014.

Le ministère des Forêts affirme que la coupe touchera seulement 6 % du « territoire d’intérêt » qui pourrait devenir une aire protégée, ce qui ne rassure pas Claude Collard.

« Si on va bûcher là […], le territoire sera beaucoup moins intéressant », déplore-t-il, et il craint qu’une coupe en entraîne d’autres, évoquant un « doigt dans l’engrenage ».

Il accuse aussi le Ministère de freiner la création de l’aire protégée.

« Y’a pas de volonté de faire des aires protégées, le bois, icitte, c’est fait pour être exploité ! »

— Claude Collard, Association de protection du lac Kénogami

L’APLK fait valoir qu’il est primordial de protéger le lac Kénogami, qui est la source d’eau potable de quelque 80 % de la population de la ville de Saguenay.

La question inquiétait aussi l’administration municipale, qui « n’a pas accepté d’emblée ce que le Ministère [proposait] », a déclaré dans un entretien avec La Presse la mairesse, Josée Néron.

« On ne laissera pas les ministères faire n’importe quoi et mettre en danger notre principale source d’eau », a-t-elle ajouté, disant toutefois avoir « senti une sensibilité » du Ministère aux préoccupations soulevées par la Ville, qui concernaient aussi les impacts sur le paysage.

Le Conseil régional de l’environnement et du développement durable du Saguenay–Lac-Saint-Jean « comprend les enjeux » économiques liés à la TBE, mais souligne l’importance du « maintien des écosystèmes dans les aires protégées ou celles qui sont [planifiées] », a déclaré à La Presse son directeur général, Tommy Tremblay.

Il souligne que le Québec a raté son objectif de se doter d’aires protégées représentant 12 % de son territoire en 2015 et qu’il vise maintenant la cible de 20 % d’ici 2020.

Au 31 décembre dernier, les aires protégées du Québec représentaient 10,65 % de son territoire.

Une progression exponentielle

L’épidémie de tordeuse du bourgeon de l’épinette a gagné du terrain dans presque toutes les régions du Québec l’an dernier. L’Abitibi-Témiscamingue, la Gaspésie et le Saguenay–Lac-Saint-Jean ont connu les augmentations les plus importantes, atteignant respectivement 45 %, 43 % et 22 %. La Côte-Nord demeure toutefois la région la plus touchée avec près de la moitié de l’infestation québécoise, soit 3,6 millions d’hectares.

Superficies de forêts infestées par la TBE au Québec (hectares)

2006 : 50 498

2008 : 133 603

2010 : 765 740

2012 : 2 226 095

2014 : 4 275 065

2016 : 7 018 287

2018 : 8 180 770

Source : ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec

Le réchauffement climatique propulse la tordeuse

SAGUENAY — « J’ai survolé [la Côte-Nord] l’été dernier, on voyait les ravages », se rappelle très bien Yves Lachapelle.

Le directeur général adjoint du Conseil de l’industrie forestière du Québec ajoute qu’il est d’ailleurs « tout à fait inusité » que l’épidémie ait commencé là, il y a une quinzaine d’années.

Le responsable pourrait bien être le réchauffement climatique, explique le professeur Hubert Morin, spécialiste de l’écologie forestière, que La Presse a rencontré dans son bureau de l’Université du Québec à Chicoutimi, décoré de nombreuses photos de forêts de la région.

« Nos données actuelles montrent qu’avec le réchauffement, l’insecte a tendance à prendre de l’expansion vers le nord. »

— Hubert Morin, biologiste

C’est que la « tordeuse » est un insecte « thermodépendant », dont la survie est intimement liée à la température, explique-t-il ; l’épidémie est « vraiment très virulente dans des régions qui étaient historiquement relativement épargnées, comme la Côte-Nord ».

Hubert Morin s’inquiète aussi de l’impact que le réchauffement climatique pourrait avoir sur l’éclosion des bourgeons des conifères et la naissance des larves.

« L’épinette noire va débourrer deux à trois semaines [après la naissance de la larve] », ce qui lui offre une certaine protection, puisque la larve n’est plus là pour s’attaquer au bourgeon quand il s’ouvre, illustre-t-il.

Si l’écart est réduit, cela donnerait à la tordeuse « un garde-manger assez important », particulièrement dans la « forêt boréale nordique », craint-il.

Et quand les larves restent sur un arbre pour se nourrir de ses bourgeons, elles l’étouffent et font tomber ses aiguilles ; la tordeuse est donc un insecte défoliateur.

Un insecte millénaire

Le ministère québécois des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) situe officiellement le début de l’épidémie actuelle en 1992, mais les superficies infestées ont fluctué jusqu’en 2004, année à partir de laquelle on constate rétroactivement que « la tendance à la hausse était bien enclenchée », a indiqué à La Presse Pierre Therrien, biologiste à la direction de la protection des forêts du Ministère.

C’est une « épidémie importante », mais pas autant que la précédente, qui a commencé dans les années 60 et 70, dit-il, expliquant que le phénomène est cyclique et revient environ tous les 30 ans.

« C’est un insecte qui existe depuis au moins 6000 ans. »

— Pierre Therrien, ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs

L’épidémie actuelle serait proche de son point culminant, croient les deux biologistes consultés par La Presse.

« On en a encore pour 10, 15 ans », estime Hubert Morin, même s’il ne voit pas encore de signe de déclin.

« On est à peu près dans le milieu », affirme Pierre Therrien.

Rôle écologique

La tordeuse du bourgeon de l’épinette joue « un rôle écologique important » en rajeunissant les vieilles forêts, « sauf que quand elle touche des peuplements visés pour la récolte, il faut agir », affirme Pierre Therrien.

C’est pourquoi le Ministère met en place des plans de coupe spéciaux, pour accélérer la récolte dans les secteurs touchés ; il peut aussi épandre du Bacillus thuringiensis, un insecticide biologique développé au Québec, mais il serait impensable de le faire à la grandeur de la province, précise Pierre Therrien.

On donne la priorité aux « territoires à haute valeur commerciale », dit-il, question de les « garder en vie jusqu’à ce qu’on puisse les exploiter ».

Seuls « de 4 à 5 % du territoire touché par la tordeuse » sont ainsi « arrosés », indique Pierre Therrien, une opération qui a tout de même coûté 25 millions de dollars au Ministère, en 2018.

Superficies de forêts infestées par la TBE par région en 2018 (hectares)

Côte-Nord : 3 589 262

Gaspésie : 1 312 618

Saguenay–Lac-Saint-Jean : 1 201 421

Bas-Saint-Laurent : 1 197 034

Abitibi-Témiscamingue : 848 659

Capitale-Nationale : 29 851

Outaouais : 1091

Laurentides : 758

Source : ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec

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