Symbole fort du féminisme

Les sorcières des temps modernes

L’Halloween est maintenant loin derrière nous et les costumes ont été rangés jusqu’à l’an prochain. Mais des sorcières, des vraies, vivent parmi nous l’année durant. Des femmes se sont réapproprié un personnage jadis haï et souvent associé à l’horreur, dans la culture populaire occidentale, pour l’ériger en symbole fort du féminisme : voici les sorcières des temps modernes. UN DOSSIER DE MARISSA GROGUHÉ

Des sorcières qui sortent de l’ombre

Oubliez le chapeau pointu, le balai volant, le nez crochu et la verrue. Les sorcières contemporaines ne ressemblent en rien à celles du Magicien d’Oz, de Blanche-Neige ou de La Belle au bois dormant. Elles sont plutôt féministes, politiques, en phase avec la nature. 

Le collectif Des sorcières comme les autres est un groupe de jeunes femmes racisées, de différentes origines ethniques et sociales, formé en 2015. Militantes, féministes, elles ne s’adonnent à aucune pratique de la sorcellerie et leur démarche n’a en fait rien d’ésotérique. Elles se définissent par le vocable de « sorcières », car elles souhaitaient reprendre ce terme, « qui a toujours été associé à une connotation négative, [pour] lui redonner un éclairage positif ». 

« Pour nous, une sorcière est une femme qui, a priori, […] ressent profondément les injustices […] et qui ne se conforme pas aux construits sociaux imposés », explique Dania Suleman, l’une des quatre membres. 

Une fois par mois, le groupe se réunit « pour amplifier les voix des femmes » par le truchement d’une émission de radio, diffusée depuis 2017 sur les ondes de CKUT, la station communautaire du campus de l’Université McGill. Dans Des sorcières comme les autres, elles discutent d’enjeux liés aux femmes, d’analyse politique, et elles reviennent sur des événements sociohistoriques dans lesquels des groupes de femmes se sont organisés et mobilisés contre des injustices sociales, explique Dania. 

Au quotidien, une sorcière, c’est aussi celle qui « tente de […] traiter les situations de manière organique, thérapeutique et naturelle [et d’y répondre], tout en demeurant critique », ajoute-t-elle. 

Les chasses aux sorcières

Dans son ouvrage Sorcières, paru en septembre, la journaliste et auteure franco-suisse Mona Chollet examine « la puissance invaincue des femmes », la résilience de celles qui ont été tuées pour leur genre et de leurs semblables qui se sont toujours élevées malgré tout, jusqu’à se dire « sorcières » pour mieux définir leur féminisme. 

« En s’emparant de l’histoire des femmes accusées de sorcellerie, les féministes occidentales ont à la fois perpétué leur subversion […] et revendiqué, par défi, la puissance terrifiante [qu’on] leur prêt[ait]. »

— Mona Chollet, dans son livre Sorcières

La misogynie est au cœur de la persécution que furent les chasses aux sorcières, à partir du XVe siècle, écrit Mme Chollet, qui parle d’une « guerre contre les femmes ». Celles qui étaient accusées de sorcellerie étaient souvent guérisseuses, sages-femmes, célibataires ou veuves, bref, « toutes celles qui n’étaient pas subordonnées à un homme ». On les disait « faibles de corps et d’esprit, animées par un insatiable désir de luxure, […] censées faire des proies faciles pour le Diable ». Alors on les envoyait sur le bûcher, on les emprisonnait, on les torturait en public, au terme de procès dans un premier temps, puis en totale impunité ensuite. 

Aujourd’hui, de nombreuses féministes réhabilitent un personnage qui inspirait la haine pour se définir. 

Ainsi, tout en affirmant ne pas appartenir à un « mouvement de sorcières », Justine, étudiante à l’Université du Québec à Montréal, raconte qu’elle s’identifie à la figure qu’elles représentent, celui de « la femme insoumise, mais aussi de tout ce qui est en lien avec la médecine traditionnelle ou naturelle qui était utilisée avant l’institutionnalisation de la médecine, qui, au final, a vraiment contribué à aliéner les femmes de leur propre corps ». 

Féministe engagée, elle se dit interpellée par cet imaginaire, car « on réalise rapidement que les femmes qui ont été accusées de sorcellerie étaient souvent celles qui s’opposaient au pouvoir du clergé, de l’État, des médecins », luttes qu’elle appuie elle-même dans un contexte contemporain. 

Sorcières radicales

À la fin des années 60, un premier groupe radical de sorcières féministes, la Women’s International Terrorist Conspiracy From Hell (WITCH), voit le jour à New York. S’opposant surtout – mais pas seulement – au patriarcat et au capitalisme, ces femmes organisent des manifestations afin de troubler l’ordre public, toujours de manière théâtrale. En 1968, devant la Bourse de New York, elles lancent une malédiction contre Wall Street. En 1969, elles participent à des manifestations contre l’élection de Richard Nixon ou vont perturber un salon du mariage au Madison Square Garden, vêtues de voiles noirs, notamment en lâchant des souris blanches dans la salle. 

Le collectif fait rapidement des petits partout aux États-Unis. Des covens, terme désignant des groupes de sorcières, voient le jour. Le mouvement s’essouffle cependant après quelques années. 

Plus tard, une branche moderne voit le jour à Chicago.

Depuis 2015, les WITCH sont souvent présentes dans les rassemblements anti-Trump (et lui jettent des « sorts », à l’occasion). Elles prennent part au mouvement Black Lives Matter, manifestent contre le suprémacisme blanc et pour le droit à l’avortement.

Les WITCH américaines ont à leur tour inspiré le Witch Bloc, mouvement féministe né en France en 2017. Toujours vêtues d’habits de sorcières, ces militantes « féministes, radicales et en colère, défilant anonymement et en non-mixité inclusive lors de manifestations politiques », sont d’abord descendues dans les rues de Paris pour manifester contre la réforme du Code du travail, munies d’une banderole proclamant « Macron au chaudron ». 

Dans la culture populaire

Dans l’imaginaire occidental, la sorcière, à la fois victime et assaillante à l’époque où elle était persécutée, est ensuite devenue celle que l’on associe à la « méchante ». 

Loin de la figure cruelle des contes de fées, la sorcière de la culture populaire contemporaine s’incarne maintenant dans des personnages comme les sœurs Halliwell, de la série Charmed (dont une nouvelle mouture est diffusée depuis le mois d’octobre), Willow, dans Buffy contre les vampires, ou l’héroïne éponyme de Sabrina, l’apprentie sorcière, protagoniste tout récemment reprise dans une nouvelle série Netflix. En 2013, la série American Horror Story consacrait sa troisième saison aux sorcières d’un coven

Ceux et celles qui pratiquent la sorcellerie ont grandi avec ces images, « ce qui peut avoir joué un rôle », selon l’écrivaine Mona Chollet. « La magie apparaît paradoxalement comme un recours très pragmatique, un sursaut vital, une manière de s’ancrer dans le monde et dans sa vie à une époque où tout semble se liguer pour vous précariser et vous affaiblir », ajoute-t-elle. 

La volonté de s’émanciper des construits et de la norme établie semble unir toutes les sorcières. « Il y a une distinction importante à faire entre les sortes de sorcières, car certaines personnes se définissent de façons différentes et chacune a sa place », tient toutefois à noter Vanessa, une jeune astrologue, yogi et tireuse de tarot, qui se situe plutôt dans une pratique ésotérique de la sorcellerie, sans qu’il soit question de « pouvoirs surnaturels » (voir onglet suivant). 

Derrière l’étiquette de « sorcière », il n’y a pas de dogme établi. L’appellation rassemble plutôt une diversité de croyances, de valeurs et d’actions, qui se réclament toujours du féminisme, engagé ou non. 

Selon Dania Suleman, du collectif Des sorcières comme les autres, « toutes les femmes, dans une mesure qui leur sont propre, se rebellent contre des contraintes qui leur sont imposées ». « D’une certaine façon, nous sommes toutes des sorcières », croit-elle.

Ésotérisme rime avec féminisme

Astrologie, communion avec la nature et avec « son énergie féminine sacrée », tarot, yoga ou exploration spirituelle… Alors que certaines ont revalorisé le terme « sorcière » au bénéfice de la lutte féministe, le mouvement comprend également une branche composée de nombreuses femmes qui s’adonnent à une pratique plus ésotérique.

La sorcière québécoise Josée-Anne Sarazin-Côté passe une partie du mois de novembre à Hawaii. Elle y anime « une retraite de sorcières modernes », organisée sous la bannière de son entreprise, Ouitch. Isolée dans les montagnes avec une dizaine d’autres femmes, Josée-Anne travaille avec elles à « se reconnecter à son intuition, à sa magie intérieure ».

Une journée typique ? Yoga au réveil avec une professeure formée auprès de chamans du Pérou, puis déjeuner végane « en famille », méditation guidée, ateliers ésotériques, rituels (cérémonie de guérison, rituel de la Lune, cérémonie « cacao sacré »), massage thérapeutique et période de temps libre, pour profiter de l’île.

Journées très chargées, décalage horaire et absence de service internet obligent, c’est par courriel que la green witch (sorcière verte, parce qu’elle est « très connectée à la nature, aux plantes, aux cristaux et à la Lune ») nous explique ce que représente le fait d’être une sorcière selon elle : « Au quotidien, c’est d’abord et avant tout d’écouter son intuition, mais surtout, de la suivre. […] Aussi, c’est de faire circuler son énergie féminine sacrée, sans honte, sans peur. »

Sa pratique est résolument ésotérique. « Ce mot peut intimider, mais j’essaie de le démystifier, de le rendre accessible », explique-t-elle.

Alors que « les femmes ont longtemps, et même encore, été jugées quand elles pensaient pour elles, étaient différentes, assumaient leur sexualité, avaient du pouvoir », et « qu’il allait de leur survie de camoufler et de diminuer leur féminité sacrée », Josée-Anne cherche à aider les femmes modernes à se libérer.

« Explorer chacun à sa façon »

« De mon point de vue, être une witch, c’est assumer son pouvoir en tant que femme », déclare quant à elle Alexia, une Montréalaise qui s’intéresse depuis quelques mois aux pratiques des sorcières, avec « ouverture et curiosité ».

La jeune femme se dit « de nature très sceptique » et non croyante. Elle perçoit la résurgence des sorcières notamment comme une réaction à un revirement qui s’est opéré chez les milléniaux, durant lequel « la spiritualité au féminin a explosé ». « On dirait que plus personne ne croit vraiment en la religion et que [la sorcellerie] représente un sweet spot, où on peut explorer chacun à sa façon », avance-t-elle.

« J’ai bien de la misère à croire en un “dieu”, mais je trouve intéressant de croire en une certaine énergie, l’univers, beaucoup plus puissante que nous. » Le féminisme est également très fort dans sa compréhension et son approche de la sorcellerie, dit-elle.

« Être une sorcière moderne, c’est se battre pour ce qui est juste, ce qui résonne, et utiliser les outils que l’on veut : applications de tarot, mais aussi un bon vieux grimoire relié à la main, Tumblr, Instagram, des vieux livres, des plantes, ramasser des cailloux. »

— Lilith, sorcière française pratiquant la tarologie et fondatrice d’un coven (groupe de sorcières) en ligne, affirmant ainsi le virage moderne qu’a pris le mouvement

Sorcières à l’ère du web 2.0

Les sorcières des temps modernes se réunissent par l’intermédiaire des médias sociaux, dans des versions virtuelles des covens ou lors de retraites dans la nature. Elles ont leur propre mot-clic sur Instagram, #witchesofinstagram, qui réunit tout près de 2 millions de publications. Certaines ont des chaînes YouTube, où elles parlent de leur pratique. D’autres ont des blogues ou encore des balados.

La communauté des sorcières est très large en ligne, ce qui permet une modernisation du mouvement. « Les outils des sorcières ont évolué, ce qui ne veut pas dire que certaines ne gardent pas une certaine forme de tradition », estime Lilith.

Au moyen de son blogue, de son compte Instagram, de sa chaîne YouTube et de son podcast, Josée-Anne enseigne et échange autour de la sorcellerie.

Il n’est pas nécessaire de pratiquer la wicca – mouvement religieux prônant le culte de la nature et dont les adeptes s’adonnent à la magie – ou de jeter des sorts, ni même de faire partie d’un coven pour être sorcière, croit Josée-Anne. « Tu peux, si tu veux et si ça t’appelle, mais tu peux aussi intégrer des pratiques toutes simples à ton quotidien », dit-elle, ajoutant que son projet, Ouitch, veut remettre l’ésotérisme, longtemps mal vu et marginal, au goût du jour.

Sorcières à temps plein

Enfant, Vanessa DL a toujours été fascinée par les sorcières. Elle pratiquait des rituels, lisait sur la magie blanche. « Ça a toujours eu beaucoup de sens pour moi, ça m’a amené beaucoup de réconfort et ça a donné beaucoup de sens aux choses que je ne pouvais pas expliquer », confie-t-elle.

Alors qu’elle se lançait dans une carrière en relations internationales, elle a réalisé au cours d’un voyage au Rwanda pour étudier la reconstruction de la paix qu’elle n’était pas faite pour ça. « Je n’aime pas entrer entre les lignes, j’aime ce qui est anormal », dit-elle.

Tout comme José-Anne, Vanessa a fait de son identité de sorcière son emploi à temps plein. En plus de donner des cours de yoga, elle anime des retraites.

« Ce n’est rien comme l’image que les gens peuvent se faire de femmes nues qui courent autour d’un feu ou qui font des rituels sataniques, avance la jeune femme de 28 ans. Un des grands mythes, surtout dans la culture populaire, c’est qu’il est question de pouvoir surnaturel, mais pour moi c’est l’opposé : c’est une question de comprendre le monde naturel et de travailler avec tout ça. »

Vanessa offre aussi des séances d’astrologie et de tarot, qu’elle dit aborder « d’une manière moins prédictive que ce qu’on s’imagine généralement ». « Mon but n’est pas de faire entrer quelqu’un et de lui dire ce qui va se passer dans la prochaine année. Je travaille plus vers le questionnement et l’introspection, qui donnent de l’empuissancement à la personne. »

Magie blanche, magie noire, magie à vendre

En 2017, la chanteuse américaine Lana Del Rey lançait une invitation à jeter un sort à Donald Trump, dans un tweet depuis supprimé. À minuit pile, à quatre dates précises, ceux qui le souhaitaient pouvaient réunir des ingrédients pour lancer une malédiction contre le président américain.

À l’instar de la Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell (WITCH) dans les années 60, la communauté de sorcières s’est plusieurs fois réunie pour maudire des individus tels Trump, Brock Turner, jeune homme condamné pour de multiples agressions sexuelles, ou plus récemment Brett Kavanaugh, nouveau juge de la Cour suprême des États-Unis, accusé d’agression sexuelle.

Ces gestes, plus ou moins pris au sérieux par celles qui les font, s’inscrivent dans une forme de résistance féministe, tout en allant chercher dans l’univers des sorcières la perspective surnaturelle qu’on leur associe.

La pratique de la sorcellerie s’allie ainsi à des enjeux modernes. Et alors que le mouvement grandit, la commercialisation s’en mêle forcément.

La chaîne de magasins Sephora souhaitait lancer en septembre un « kit de sorcières », dans lequel on aurait trouvé du parfum, mais aussi des cartes de tarot, de la sauge et un cristal. « Ça a provoqué [la colère des] sorcières, car la firme laissait entendre qu’être sorcière, c’est s’acheter un kit dont le contenu est produit dans on ne sait quelles conditions et qu’une sorcière tire forcément les cartes ou utilise forcément la sauge californienne », commente Lilith.

Cette tentative de marchandisage à partir du mouvement des sorcières a été perçue comme une insulte, les principales concernées se sont insurgées sur les réseaux sociaux et, très vite, la marque Pinrose, à l’origine des coffrets, a fait marche arrière et annulé le lancement du produit.

« Être sorcière, ça ne s’achète pas, proteste Lilith. La sorcière moderne est plurielle, c’est pour ça qu’elle est aussi fascinante. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.