Opinion

JOURNÉE MONDIALE DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE
Un monde sans information ? 

Sept minutes d’anxiété. C’est ce que je ressens soir et matin quand mon train de banlieue franchit le tunnel sous le mont Royal. Pas de réseau. Pas de Facebook. Quand le train émerge finalement du long tube sombre, les passagers paraissent soulagés de pouvoir enfin replonger dans leurs téléphones pour se reconnecter au monde.

Les psys ont donné à cette angoisse le nom de FOMO, « fear of missing out », ou la crainte de manquer quelque chose. 

Savoir ce qui se passe autour de nous est un besoin essentiel qui a, de tout temps, été rempli par des professionnels. Les sociétés préhistoriques avaient des messagers dont le rôle consistait à savoir ce que les tribus voisines manigançaient. Au Moyen Âge, trouvères et troubadours racontaient en chanson les faits et gestes des puissants. Aujourd’hui, ce sont les journalistes qui nous informent des affaires du monde. 

Mais voilà. Je ressens depuis quelques années une autre angoisse. La crainte de manquer de journalistes pour m’informer adéquatement. 

L’argent, nerf de la guerre 

Au début de l’année dernière, le rapport Le miroir éclaté, publié par le Forum des politiques publiques (FPP), a fait un diagnostic dévastateur de l’état de l’information au Canada. Traditionnellement financées par la vente de publicité, les plateformes traditionnelles que sont la presse écrite, la radio et la télévision se sont fait doubler, depuis 2013, par l’internet pour ce qui est des recettes publicitaires au Canada. 

LISEZ… le rapport Le miroir éclaté

http : //www.lemiroireclate.ca/

Sur le web, les médias vendent aussi de la pub. Mais sur ce marché de la publicité numérique, ils se font également damer le pion. Deux acteurs, Google et Facebook, accaparent aujourd’hui 80 % de l’ensemble des recettes publicitaires numériques au Canada.

Le constat du FPP se confirme. Depuis la mi-avril, le journal indépendant La Gatineau a cessé de paraître. Plus tôt cette année, le président du C.A. du Toronto Star, John Honderich, a annoncé que son quotidien, le plus grand du pays, se battait carrément pour sa survie. Il a aussi supprimé son programme de stages, un très mauvais signe. Et en novembre, on a annoncé que 36 journaux disparaissaient au Canada anglais, dont deux quotidiens. On le voit, la crise touche tous les médias de la presse écrite, des plus petits au plus grands. 

Il y a donc de moins en moins d’argent pour financer la production d’information de qualité au pays. Qu’est-ce qu’on peut faire ? 

Certains médias se tournent vers de nouvelles formes de publicité. Le marketing de contenu ou la publicité dite « native » consiste à déguiser une pub en reportage. C’est du bon vieux publireportage à la sauce numérique. 

Le rédacteur en chef de Vice, en conférence dans un de mes cours en 2016, a révélé à mes étudiants qu’une pub « native » rapportait 10 fois plus de revenus qu’une pub « ordinaire ». C’est peut-être une solution à court terme. Mais à long terme, la publicité dite « native » risque d’éroder encore davantage la crédibilité des médias d’information… ce qui risque en retour de les rendre de moins en moins attrayants pour les annonceurs. Paradoxe et cercle vicieux. 

D’autres affirment que la solution consiste plutôt à demander au public de payer pour être informé, car l’information a une valeur. C’est ce que font les quelque 140 000 abonnés du média d’information français Mediapart. Ils lui ont permis de dégager un profit de près de 4 millions (en dollars canadiens) en 2017 ! Au New York Times, les revenus d’abonnement ont dépassé en 2017 la barre du milliard US, en hausse de 14,5 % par rapport à 2016. 

Mais ce sont là des exceptions. Rares sont les médias qui peuvent espérer vivre de revenus d’abonnement.

En outre, on ne peut plus demander au public de payer davantage pour s’informer. Non pas parce qu’on l’a habitué à recevoir un flot ininterrompu d’information « gratuite », mais parce qu’il paie déjà assez cher pour cette information. 

Aller chercher l’argent où il se trouve 

Sur quoi lisez-vous ce texte ? Un écran, fort probablement. Vous avez peut-être acheté une tablette pour lire votre journal. Peut-être même deux pour le lire avec votre douce moitié ! Vous le lisez peut-être sur un téléphone parce qu’un ami l’a partagé avec vous. 

Ces appareils ne sont pas gratuits. Ils vous permettent de faire une myriade de choses : travailler, vous divertir… mais aussi vous informer. 

Comment ce texte est-il arrivé sur votre écran ? Peut-être par le wi-fi d’un café ou de votre employeur. Mais peut-être aussi par votre accès à l’internet résidentiel, qui n’est pas gratuit. Ou encore par le forfait données de votre téléphone, pour lequel vous payez les tarifs parmi les plus élevés au monde ! 

Vous payez déjà beaucoup pour vous informer. L’argent que vous avez économisé sur votre abonnement à La Presse, vous le dépensez, et même davantage, sur la quincaillerie qui vous permet de lire La Presse+.

Le problème, c’est qu’avant, cet argent servait à payer des journalistes. Aujourd’hui, la même somme sert à enrichir des entreprises de téléphonie mobile et des multinationales technos. 

Apple a annoncé cette semaine un chiffre d’affaires de 66,1 milliards US pour son premier trimestre 2018 après un record de 88,3 milliards US au trimestre précédent.

Trois idées pour financer l’information 

1- Imposer une redevance sur l’achat d’appareils numériques qui servent à « consommer » du contenu d’information 

Elle s’apparenterait à la redevance perçue par la Société canadienne de perception de la copie privée sur les supports vierges, qui ne rapporte pratiquement plus rien. Cette redevance servirait également à financer la culture, car artistes et journalistes sont dans le même bateau. 

2- Imposer une redevance sur la bande passante

Lorsque le câble est apparu, le gouvernement fédéral a imposé une taxe de 5 % sur les abonnements. Les sommes perçues sur votre facture de télé par câble ou fibre optique sont versées dans le Fonds des médias du Canada qui sert à financer des productions télévisuelles et numériques.

Lors d’un colloque organisé à la mi-mars pour souligner les 50 ans de Télé-Québec, Monique Simard a suggéré une redevance sur les abonnements à l’internet et les forfaits de données cellulaires afin de financer la production culturelle. Il faudrait aussi que cette redevance, si elle voit le jour, serve à financer la production d’information. 

En se fiant aux plus récentes données financières des cinq plus grandes entreprises de télécommunications au pays (Bell, Vidéotron, Rogers, Telus et Shaw), il serait possible de recueillir, avec une redevance de 2 % seulement, entre 400 et 600 millions par année au Canada. 

3- Imposer aux géants du web de contribuer à la production des contenus qui les font vivre

Ne prenons que l’exemple de Facebook. Au début de l’année, Mark Zuckerberg nous a appris que 4 % de votre fil d’actualités Facebook était du contenu produit par des médias d’information. 

Au premier trimestre 2018 seulement, Facebook a vendu 11,8 milliards US en publicité. On peut évaluer qu’environ 107,5 millions (en dollars canadiens) ont été recueillis au Québec seulement.

Si on applique à cette somme le 4 % révélé par M. Zuckerberg, cela voudrait dire que les médias du Québec ont permis à Facebook de vendre 4,3 millions en publicité dans les trois premiers mois de 2018. Qu’une partie de cette somme revienne aux médias d’ici serait la moindre des choses. 

Mark Zuckerberg a déjà fermé la porte cette semaine à cette idée, que d'autres ont déjà proposée. C’est donc à nos élus de leur imposer. Pour l’instant, dire que ceux-ci sont timides est un euphémisme. 

Bien sûr, Ottawa a annoncé, dans le dernier budget Morneau, que 10 millions par an serviront à soutenir la presse régionale et qu’il ajoutera 42,5 millions au Fonds des médias. Bien sûr, Québec a annoncé, dans le dernier budget Leitão, un crédit d’impôt pour soutenir la transformation numérique des entreprises de presse écrite d’une valeur de près de 65 millions. Merci, mais les principaux médias du Québec l’ont déjà réalisé, leur virage numérique. Et avec un succès qui leur vaut des prix internationaux. 

Ces mesures sont autant de sparadrap sur des plaies béantes. Il y a une richesse phénoménale qui est créée grâce aux contenus d’information produits par les journalistes québécois. Le problème, c’est que cette richesse ne leur revient plus. C’est le rôle de nos élus de s’assurer d’une juste redistribution de cette richesse. Il en va de la survie d’un des piliers de notre démocratie. 

Si nos gouvernements n’agissent pas, le tunnel risque d’être long longtemps. Et ce ne sont pas sept minutes d’angoisse qu’on risque de vivre, mais une éternité.

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