Managua et Masaya — « Le peuple n’a plus peur. La peur nous a quittés. »
C’est armée de calme et de détermination que Maria Boltano se présente le 30 juin au départ d’une marche d’envergure à la place Alexis Arguëllo de Managua, qui célèbre les exploits d’un célèbre boxeur du pays.
Comme des milliers de ses compatriotes, la femme de 48 ans brandit pour l’occasion des fleurs en souvenir des adolescents tombés depuis quelques mois sous les balles de la police et de miliciens cagoulés et lourdement armés qui circulent ouvertement dans plusieurs villes.
« Il faut que nous continuions à sortir dans la rue pour dire à [Daniel] Ortega que nous sommes toujours là même s’il a fait tuer des centaines de personnes. »
— Maria Boltano, participante à la marche
Juan Ramon Hernandez affiche le même esprit combatif. « Nous allons montrer notre courage au monde », souligne l’homme de 53 ans.
« S’il n’y avait pas autant de répression dans les villes, tout le Nicaragua serait ici pour réclamer son départ », ajoute-t-il avant de s’engager dans la foule.
« Ce salopard d’Ortega va tous nous tuer »
Pendant deux heures, les manifestants défilent dans le calme, en brandissant des drapeaux nicaraguayens qui forment une mer bleu et blanc au cœur de la capitale.
Leur avancée est ponctuée de slogans ciblant le président Daniel Ortega et sa femme, Rosario Murillo, qui sont accusés d’avoir progressivement concentré tous les pouvoirs entre leurs mains en minant les institutions démocratiques du pays.
De puissantes détonations, générées par des jeunes qui tirent des papillotes de poudre explosive avec des mortiers artisanaux portés à la main, ponctuent régulièrement la marche qui aboutit à un rond-point où ont été installées des dizaines de croix représentant des victimes de la répression.
Les choses prennent une tournure dramatique peu de temps après lorsque des manifestants prennent la direction d’une université voisine occupée depuis plusieurs semaines par des étudiants.
Des hommes cagoulés ouvrent le feu, et blessent mortellement à la tête un commerçant de 23 ans qui s’était joint à la marche dans l’espoir de vendre quelques babioles.
Une dizaine d’autres personnes sont blessées par les tirs, qui amènent plusieurs manifestants paniqués à se réfugier dans un centre commercial voisin.
« Que c’est triste de vivre ainsi. Ce salopard d’Ortega va tous nous tuer », lance avec colère une femme tapie derrière un mur pour se protéger des balles perdues.
« Même la présence d’observateurs internationaux n’y change rien », ajoute une jeune étudiante, America, en évoquant l’arrivée récente au pays d’enquêteurs de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH).
Visés à la tête
Le scénario survenu samedi rappelait à bien des égards celui du 30 mai dernier. Là encore, une manifestation regroupant des dizaines de milliers de Nicaraguayens a fini dans le sang. Une quinzaine de personnes ont été tuées par des hommes armés liés au régime par les organisations de défense des droits de la personne. Plusieurs ont été touchées à la tête.
« La trajectoire des balles indique que plusieurs des tireurs étaient postés en hauteur », relate l’un des dirigeants du mouvement d’opposition, Juan Sebastián Chamorro, qui fustige la réponse du régime aux demandes de la population.
« Je suis très surpris de voir la violence utilisée dès les premiers jours des manifestations […]. Les forces de l’ordre avaient de toute évidence reçu l’autorisation de tuer. »
— Juan Sebastián Chamorro, l’un des dirigeants du mouvement d’opposition
M. Chamorro relève que la population ne dispose généralement que de moyens de fortune pour se défendre face à des policiers et des groupes paramilitaires lourdement armés.
Le gouvernement a mis le feu aux poudres à la mi-avril en annonçant une réforme de la sécurité sociale qui a suscité l’indignation et mené rapidement à des manifestations de grande taille.
Bien que la réforme en question ait été rapidement retirée, le mouvement de contestation a continué de prendre de l’ampleur, la répression s’est accentuée et les morts ont commencé à s’accumuler.
Les demandes de « démocratisation » et de « justice » n’ont pas cessé pour autant de fuser.
La faute à la droite « fasciste » ?
Daniel Ortega et son entourage n’ont cure des critiques et maintiennent que le soulèvement populaire en cours est en fait une sournoise tentative de coup d’État.
En plus d’accuser la droite « fasciste » et les États-Unis d’être à la manœuvre, le régime nicaraguayen évoque une intervention possible de trafiquants de drogue. La police a présenté aux médias aux cours des derniers jours un membre de gang salvadorien qui aurait prétendument été envoyé dans le pays avec d’autres pour fomenter des troubles et faciliter le passage de stupéfiants sur le territoire national.
Des messages sur les chaînes nationales répètent pendant ce temps que les manifestants sont des « terroristes » et que le parti sandiniste du président « est amour ».
Le gouvernement a catégoriquement rejeté, il y a 10 jours, un rapport cinglant de la CIDH qui lui reproche d’utiliser une force « excessive » et « arbitraire » pour « dissuader les manifestations » et « étouffer » l’opposition politique.
Le ministère des Affaires étrangères a par ailleurs reproché aux auteurs du rapport de passer sous silence les émeutes et la destruction de nombreux immeubles gouvernementaux par des manifestants.
Hors de la capitale
Dans plusieurs villes, des résidants qui désirent faire entendre leurs doléances et se protéger contre les forces de l’ordre et les groupes paramilitaires ont érigé des barricades, souvent en empilant de lourds pavés qu’ils ont arrachés de la chaussée. Plusieurs routes d’importance ont aussi été bloquées.
La ville de Masaya, qui revêt une importance symbolique particulière en raison de son rôle dans la révolution sandiniste ayant chassé du pouvoir le dictateur Anastasio Somoza en 1979, est devenue un important centre de contestation.
Dans chaque quartier, jeunes et moins jeunes se sont mobilisés pour bloquer l’accès aux autorités, en utilisant des mortiers artisanaux, des cocktails Molotov ou des lance-pierres.
Les responsables locaux de la contestation ont annoncé à la mi-juin, lors d’une conférence de presse, qu’ils ne reconnaissaient pas l’autorité du gouvernement central. Une violente réplique a suivi.
Des centaines de policiers et de paramilitaires ont pris d’assaut la ville quelques jours plus tard, et ont réussi à démanteler plusieurs barricades. Des dizaines de personnes ont été blessées ou tuées dans l’offensive.
Lors du passage de La Presse la semaine dernière, la ville avait encore toutes les apparences d’un champ de bataille. Des traces de balles étaient visibles sur de nombreux bâtiments et des bouts de verre jonchaient les intersections. Plusieurs piles de pavés témoignaient de l’emplacement des barricades démontées.
Tout un quartier, Monimbo, demeurait toujours protégé par des barricades et la population était sur le qui-vive, par crainte de nouvelles attaques.
« Ils nous traitent comme des animaux »
Marcelo Mayorga López est l’un des manifestants tués lors de l’offensive gouvernementale.
Sa conjointe, Auxiliadora Cardoze, relate que l’homme de 38 ans a reçu une balle dans la tête. Il n’avait pour se défendre, dit-elle, qu’un lance-pierres et… des billes.
Elle affirme avoir plaidé en vain auprès d’un policier pour qu’il l’aide à récupérer le corps, en relevant avec colère qu’il ne s’agissait pas d’un chien.
« Ils nous traitent comme des animaux », relate Mme Cardoze, qui dit n’avoir aucun espoir de trouver le responsable de la mort de son mari.
« Le véritable coupable, c’est le gouvernement qui a mandaté ces gens pour intervenir », dit Mme Cardoze en insistant sur le fait que la population doit se défendre avec des moyens de fortune face aux forces de l’ordre.
Non loin de là, dans le secteur de Monimbo, une veille était organisée pour un autre manifestant tué lors d’affrontements avec la police, Darwin Potosme. Ses proches avaient érigé un autel à l’ombre d’une des barricades. Lui aussi a été tué d’une balle à la tête, tirée par un policier embusqué.
« Tout ce que les gens du gouvernement veulent, c’est de s’occuper de leurs propres intérêts. Le peuple, lui, se fait tuer », a déploré la sœur du défunt, Meyling Maria Potosme.
Les étudiants au front
Dans la capitale, Managua, la circulation a été rétablie dans de nombreux secteurs où des barricades avaient été érigées initialement. Des campus universitaires demeurent cependant occupés et interdits aux forces de l’ordre, qui mènent des attaques occasionnelles contre des étudiants déterminés à tenir malgré le manque de ressources.
« Désolé pour le dérangement. Nous sommes en train de changer ce pays pour vous », indiquait la semaine dernière une affiche posée sur l’une des barricades empêchant l’accès à l’Université nationale autonome du Nicaragua (UNAN).
Lors d’un point de presse tenu sur le campus, des étudiants, le visage caché par crainte de représailles, ont indiqué qu’ils ne céderaient pas, malgré les attaques régulières des forces de l’ordre contre leurs installations de fortune.
« Nous survivons parce que le peuple nicaraguayen nous soutient », a dit sans se nommer un des porte-parole des étudiants.
Une étudiante de 19 ans, se présentant comme la « députée Castillo », un pseudonyme, a indiqué qu’elle avait été surprise de la force utilisée par le régime pour tenter d’endiguer la contestation.
« Ortega ne veut pas quitter le pouvoir. Ce n’est pas une affaire d’argent », a-t-elle indiqué en faisant visiter une infirmerie de fortune où se trouvaient plusieurs jeunes blessés, dont un étudiant touché grièvement à une main et aux jambes.
Le président a donné l’ordre aux hôpitaux publics de ne pas les soigner pour les punir de leur participation au soulèvement, ce qui a forcé leur prise en charge par des étudiants en médecine.
« C’est un personnage sanguinaire et sans cœur », lance la « députée Castillo », qui affirme aussi en avoir fini avec la peur.
« Je l’ai perdue dans la rue », dit-elle.