Discrimination à l’embauche

Une question qui dérange

Les entreprises La Vie en Rose et GE ont été condamnées à verser au total 9000 $ à Salim Kerdougli parce qu’elles lui avaient posé une question de trop : « Quelle est l’origine de votre nom ? » Est-ce raciste, en 2018, de demander à une personne qui porte un nom à consonance étrangère d’où elle vient ? La Presse a rencontré M. Kerdougli et posé la question à des Québécois de diverses origines. Un dossier de Suzanne Colpron

Discrimination à l’embauche

« Quand on me la pose, je sais que je n’aurai pas la job »

Salim Kerdougli se fait appeler Sam Kerdougli. Ce n’est pas pour le plaisir de se faire appeler Sam. C’est pour éviter de subir des préjugés et de la discrimination à l’embauche.

Salim, ce n’est pas un nom occidental, explique-t-il. « Si je dis que je m’appelle Salim Kerdougli, on ne va même pas me convoquer en entrevue à cause de mon origine ethnique, c’est sûr et certain. » Et Sam Kerdougli ? « Ça peut être hongrois ou autrichien… »

Au Québec, la discrimination dans l’accès à l’emploi des candidats d’origine maghrébine est réelle. Selon Statistique Canada, le taux de chômage chez les Québécois originaires du Maghreb est de 11,5 %, comparativement à 5,6 % pour l’ensemble de la population.

Salim Kerdougli, contacté sur Facebook, a accepté de nous accorder une entrevue. Pour raconter son histoire, bien sûr. Mais aussi pour faire taire les mauvaises langues. Celles qui disent qu’il abuse du système et qu’il se plaint pour rien.

Depuis que les médias ont rapporté sa victoire contre La Vie en Rose, condamnée à lui verser 5000 $, on le traite de « profiteur » et de « pleurnicheur » sur les réseaux sociaux. Rien pour calmer son sentiment d’injustice.

Salim, ou plutôt Sam, est né en Algérie. Il est arrivé au Québec avec sa famille à l’âge de 10 ans, il y a 29 ans. Il a fait ses études secondaires dans une école publique du Plateau Mont-Royal. Son cégep aussi : technique en logistique. À sa sortie de l’école, il a eu plus de mal que ses amis et ses condisciples à trouver du boulot. Et il était aussi moins bien payé.

« Je gagne 25 000 $ de moins par année que la plupart des anciens étudiants de mon cours. Pourtant, j’étais un des meilleurs de ma cohorte. » — Salim Kerdougli

Quatre plaintes

En 2014, il était à la recherche d’un emploi, après avoir travaillé cinq ans chez SNC-Lavalin. Il a passé plusieurs entrevues d’embauche. Et chaque fois qu’on lui demandait d’où il venait, il savait que ça n’irait pas plus loin. « C’est très déstabilisant comme question. Quand on me la pose, je sais que je n’aurai pas la job. »

Un jour, il en a eu assez et l’a écrit sur sa page Facebook : « Encore une fois, une question sur mon origine ethnique. Encore une fois, je n’ai pas eu le poste. Voyons donc ! » La femme de son oncle lui a suggéré de porter plainte au Tribunal des droits de la personne. « Parfait, dit-il. J’ai passé l’entrevue chez Alstom, je n’ai pas eu le poste, je les ai poursuivis. La Vie en Rose m’a posé la question, je l’ai poursuivie. » En 2015, Sam Kerdougli a déposé quatre plaintes contre quatre employeurs potentiels qui lui avaient demandé d’où il venait lors d’une entrevue d’embauche.

La première visait La Vie en Rose. La deuxième, Alstom, qui a depuis vendu sa division énergétique à GE. La troisième, Aliments Multibar. Et la dernière, Access International.

Les deux premières causes ont été entendues le 20 novembre 2017 par le juge Yvan Nolet. Les décisions ont été rendues le 22 mars et le 6 avril.

Sam Kerdougli réclamait 75 000 $ à La Vie en Rose : 50 000 $ en dommages moraux et 25 000 $ en dommages punitifs. Le Tribunal des droits de la personne a conclu qu’une somme de 5000 $ était « adéquate pour compenser les dommages moraux » qu’il avait subis.

Dans l’affaire de GE (anciennement Alstom), M. Kerdougli réclamait 100 000 $ : 50 000 $ en dommages moraux et 50 000 $ en dommages punitifs. Il a obtenu 4000 $.

« Je ne suis pas d’accord avec ces décisions, affirme-t-il. Pour moi, la seule façon de combattre la discrimination, c’est d’imposer de grosses amendes. J’ai le goût de prendre cet argent et de le déchirer. Je n’ai pas fait ça pour faire de l’argent. »

« Ça me fait mal »

La décision dans l’affaire des Aliments Multibar, entendue récemment, devrait être rendue sous peu.

Quant à la quatrième cause, contre Access International, elle n’a pas été retenue parce que l’employeur a nié avoir demandé à M. Kerdougli l’origine de son nom.

« Quand tu as deux CV, un Martin Tremblay et un Sam Kerdougli, et que les deux ont la même formation et les mêmes compétences, c’est normal pour un employeur québécois de choisir un Martin Tremblay, explique-t-il. Mais chez Alstom [GE], ils ont engagé une personne qui a un diplôme français avec de l’expérience en France, alors que moi, j’ai un diplôme québécois et de l’expérience au Québec. Ça me fait mal.

— Qu’est-ce qui vous satisferait ?

— Qu’il n’y ait pas de discrimination. Surtout pour les jeunes qui sont nés ici, qui s’appellent Mohammed, qui ont étudié ici et qui sont diplômés.

— Trouvez-vous les Québécois racistes ?

— Oui. Jamais je n’oserais généraliser. Mais il y a un pourcentage très élevé de gens racistes pour une société qui n’a pas à l’être. J’entends trop souvent : “Moi, j’aime pas les Arabes, mais toi, t’es correct.” Faut arrêter ça. »

Discrimination à l’embauche

Racisme ou simple curiosité ?

Nous avons demandé à une dizaine de personnes de diverses origines si cela les offusquait de se faire demander d’où elles venaient. Des hommes, des femmes, certains fraîchement arrivés, d’autres nés au Québec ou ici depuis de nombreuses années. La réponse n’est pas simple. Parfois, la question dérange, surtout dans le cadre du travail, mais pas systématiquement.

Youssef Amane

Attaché de presse du comité exécutif de Montréal

Né d’un père marocain et d’une mère québécoise, Youssef n’a pas d’accent. Quand les gens lui demandent d’où il vient, il répond la vérité : Greenfield Park. « Ils me répondent :  Ah oui ! T’as pas d’accent ! T’es pas pareil, toi, t’as grandi ici, t’as la culture d’ici. » Des remarques qui le font sourciller : « Je ne suis pas “moins pire” que d’autres personnes qui vivent ici depuis des années et qui sont bien intégrées. »

Aurélie Wen

Directrice générale pour l’Amérique du Nord, Agorize

« Je me fais poser cette question systématiquement, dit-elle. Je suis née à Paris de parents chinois. Ça me dérange, oui et non. Il y a un an, quand je suis arrivée au Québec et que je cherchais un appartement, ça me dérangeait. Je sentais que ça cachait des préjugés. Mais maintenant, je me dis que c’est juste de la curiosité, que ce n’est pas méchant, qu’il ne faut pas être trop paranoïaque. »

Rachad Antonius

Professeur de sociologie à l’UQAM

« Pour moi, cette question exprime d’abord une curiosité bienveillante de la part des Québécois. Mais j’ai plusieurs amis que ça irrite. Ils se demandent quand est-ce qu’on va les considérer comme des Québécois à part entière. Moi, je ne suppose pas que cette question est porteuse d’hostilité. Et même si elle peut parfois déranger, je trouve qu’elle est légitime. »

Emilia Tamko

Gestionnaire de projets

« Quand on me posait cette question en France, ça me dérangeait parce que je suis native de ce pays. Mais ici, où j’habite depuis 13 ans, ça ne m’offusque pas parce que je suis immigrante. Je trouve ça plutôt sympathique. Dans le cadre du travail, par contre, je pense que ce n’est pas nécessaire d’ajouter cette question. »

Oleg Chitic

Employé au département de numérisation à BAnQ

Originaire de Moldavie, Oleg Chitic est au Québec depuis presque 10 ans. « On me pose souvent cette question, dit-il. Mais je trouve ça normal. Les gens sont curieux. Ils veulent savoir quelles sont nos racines, de quel pays on vient, pourquoi on est là. Ce sont de bonnes questions, à mon avis. J’aime mieux parler de ça que de météo ! »

Nadia El-Mabrouk

Professeure d’informatique à l’Université de Montréal

« Je suis contente de dire d’où je viens. Je suis fière de mes origines. Mes enfants ont un nom québécois, mais des prénoms arabes. Alors, oui, ça arrive qu’on leur demande leur origine, et eux aussi sont fiers de le dire. C’est normal de vouloir connaître l’origine des gens. Cela fait partie de la curiosité normale, qui permet de rentrer en relation. »

Alice Khalil

Candidate de la CAQ dans Chomedey

« Je ne considère pas du tout qu’il s’agit d’une question discriminatoire. Nous avons tous nos racines. Elles sont importantes, et il ne faut pas les cacher. C’est ce qu’on est. Je vois plutôt cette question comme étant de la curiosité de la part de la personne qui la pose. Je suis très fière de l’endroit d’où je viens et je suis encore plus fière de l’endroit où je fais ma vie depuis 33 ans. »

Wafi Bayou

PDG de Crypto-Pros

« C’est une question qui revient régulièrement, admet Wafi Bayou, 26 ans. Ça pourrait insulter beaucoup de gens, mais moi, je ne suis pas trop sensible. Et j’aime bien que mon nom soit exotique parce que les gens se rappellent de moi facilement. Mais quand je fais des entrevues d’embauche, je ne pose jamais cette question. Je recherche le talent. Le candidat peut s’appeler comme il veut, je m’en fous. »

Loïc Pravaz

Photographe

« Je suis au Québec depuis 10 ans, mais je n’ai pas un accent totalement québécois, lance Loïc. On s’imagine que je viens de France, ce qui est le cas. Mais ce n’est pas une question qui me dérange. Au contraire. Ça me permet de discuter avec les gens. Je pense que cette question est plus dérangeante pour les minorités visibles, qui n’aiment pas se faire catégoriser. »

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