CHRONIQUE LYSIANE GAGNON

Trudeau et le « Jodygate »

L’agitation médiatique, au Canada anglais, est en train de frôler l’hystérie. Nos collègues s’étranglent d’indignation au point qu’on se demande comment ils trouvent encore la force de taper sur un clavier. À les en croire, le Canada serait rendu dans le camp de la Chine et des républiques de bananes où la règle de droit est bafouée par de vils potentats, et le gouvernement Trudeau serait au bord du précipice.

Rien ne justifie ces exagérations. Il est vrai que le témoignage de l’ex-ministre de la Justice et procureure générale, Jody Wilson-Raybould, a été aussi impressionnant qu’accablant pour le premier ministre et son entourage. Vrai aussi que toute cette affaire a été menée, au niveau politique, avec une maladresse consommée, et que M. Trudeau, dans ses réactions au scandale du « Jodygate », s’est révélé aussi erratique qu’un fétu de paille dans une tempête.

Mais attendons les témoignages à venir, celui notamment de l’ex-bras droit de Justin Trudeau, Gerald Butts, qui témoignera mercredi. Bien des questions restent en suspens.

En tout cas, il est trop tôt pour qu’Andrew Scheer fasse ses valises pour le 24, Sussex Drive. Dans huit mois (une éternité en politique), les électeurs qui verront encore cette affaire comme le scandale du siècle seront peu nombreux.

Quant au Canadien moyen, il ne se sera pas scandalisé outre mesure d’apprendre que dans leurs conversations à huis clos, les politiciens discutent de… politique. Et parfois d’élections, figurez-vous donc !

Certes, aux prochaines élections, la magie de l’héritier doré de la dynastie Trudeau ne jouera plus comme en 2015. Parmi les électeurs déçus du Parti libéral, nombreux sont ceux qui resteront chez eux plutôt que de voter pour la droite conservatrice, ou qui se résoudront, sans enthousiasme, à reporter le PLC au pouvoir faute de choix… ou qui feront leur croix à côté du nom du candidat vert ou néo-démocrate.

Le Jodygate n’effacera pas les lignes de force plus profondes qui départagent le vote. On vote selon ses valeurs, selon qu’on est de gauche ou de droite, selon ses intérêts socioéconomiques ou pour (ou contre) tel enjeu.

Les libéraux avaient déjà perdu beaucoup d’appuis dans l’Ouest bien avant le scandale de SNC-Lavalin, à cause des tergiversations de M. Trudeau concernant la construction des oléoducs. Il ne leur restera, au mieux, que quelques bastions à Vancouver. L’Alberta va bientôt redevenir le fief conservateur qu’elle a toujours été avant l’intermède néo-démocrate. Mais en Ontario, à mesure que le gouvernement Ford fera des mécontents, les libéraux ont de bonnes chances de tirer leur épingle du jeu, car ils y ont de fortes racines.

Le PLC misait déjà sur le Québec pour compenser les pertes prévues dans l’Ouest. Les Québécois ne tiendront certainement pas rigueur à Justin Trudeau d’avoir tout fait pour « sauver » un fleuron québécois, même si, en fait, l’entreprise compte plus d’employés dans d’autres provinces et encore davantage à travers le monde.

Il fallait que la ministre Wilson-Raybould soit singulièrement dépourvue de sens politique pour ne pas comprendre l’importance qu’il y avait, pour quelque premier ministre que ce soit, de faire bénéficier l’entreprise d’une entente à l’amiable, comme le permet une loi qu’elle a elle-même parrainée comme ministre de la Justice… et comme le font toutes les grandes démocraties occidentales afin de préserver de la faillite leurs grosses firmes de génie qui ont distribué des pots-de-vin dans le but d’obtenir des contrats dans certains pays en développement.

Pourquoi l’ex-ministre a-t-elle entériné la décision de Kathleen Roussel, la directrice du Service des poursuites pénales ?

Quels sont les motifs qui les guidaient ? Avaient-elles des objections de principe à une entente négociée ? Le besoin moral de « punir » l’aurait-il emporté sur le souci de l’intérêt général ?

Le résultat est que le Canada va dépenser par millions l’argent des contribuables dans un long procès à l’issue incertaine (recueillir des preuves en Libye ? !) alors qu’un accord de réparation lui aurait permis de forcer SNC-Lavalin à verser, en guise de repentance, des millions dans les caisses de l’État !

Pourquoi l’ex-ministre s’est-elle offusquée dès que le premier ministre et son entourage ont attiré son attention sur les conséquences d’une décision négative, comme si toute expression d’inquiétude constituait du harcèlement ? Pourquoi les raisons de cette décision n’ont-elles jamais été dévoilées, même pas à SNC-Lavalin ou au premier ministre ?

Pourquoi Mme Wilson-Raybould a-t-elle opposé un refus buté à toutes les demandes de réexamen de cette décision (comme celle d’avoir recours à une expertise extérieure) ? Même si c’était théoriquement sa prérogative, n’y avait-il pas une place pour la discussion ? « Ma décision était déjà prise », répétait-elle dans son témoignage de mercredi. Mais depuis quand une décision ministérielle est-elle à jamais figée dans le béton ? Si l’on en juge par son propre témoignage, Mme Wilson-Raybould semble avoir manifesté une rigidité et une susceptibilité inhabituelles.

Cela n’excuse pas les menaces voilées proférées par l’entourage de M. Trudeau, mais cela permet au moins de comprendre le pourrissement des rapports humains qui ont mené à la rétrogradation de l’ex-ministre.

L’erreur fondamentale du premier ministre a été de nommer au poste délicat de procureur général une néophyte dont la seule expérience politique s’était forgée dans le militantisme en faveur de la cause autochtone, à laquelle elle s’est vouée pendant les 12 années précédant sa nomination après une expérience de trois ans comme procureur de la Couronne à Vancouver. Il aurait pu se contenter de nommer Mme Wilson-Raybould à la Justice, qui est tout de même (avec les Finances) le ministère le plus important !

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