Critique

Du privilège de vieillir

Un livre sur Mélanie Cabay
François Blais
L’instant même
126 pages
4 étoiles

Dans Un livre sur Mélanie Cabay, François Blais compare sa vie ordinaire à celle d’une jeune fille tout aussi ordinaire qui n’a pas eu la chance de vieillir et critique le plan foireux de Dieu, ce « douchebag ».

En 1994, « on mourait beaucoup à l’époque », lance d’entrée de jeu François Blais dans son 11e livre, inspiré de l’assassinat de Mélanie Cabay, jeune fille sans histoire dont on n’a jamais retrouvé le meurtrier. Il applique la « règle du kilomètre-mort », qui veut que « plus un événement est loin de nous, moins il attire l’attention », en télescopant le génocide rwandais qui ouvrait le Téléjournal, le 22 juin 1994, au jour de la disparition de Mélanie Cabay. Pourquoi le Rwanda ? Parce qu’en écrivant Un livre sur Mélanie Cabay, François Blais, dans son humilité légendaire, estime que ce ne sera pas un grand livre. « Si tu étais morte six fois à la seconde en Afrique au lieu de mourir une seule fois à Ahuntsic, écrit-il en s’adressant à Mélanie Cabay, si tu avais été huit cent mille Tutsis plutôt qu’une petite Blanche de la classe moyenne, ce sont des types du calibre de Gil Courtemanche ou Jean-Christophe Rufin qui écriraient des livres sur toi, Cabay. Des gars des ligues majeures. Tu vas dire que ça te fait une belle jambe et je suis d’accord : il aurait été préférable que tu ne meures pas du tout et que jamais personne n’écrive de livre sur toi. »

Le mot n’est jamais employé, mais c’est bien de féminicide que parle Blais dans son récit autofictionnel. Quelle est au fond la différence entre lui et Mélanie Cabay à la même époque, entre lui et celle qu’il trouvait jolie sur ses photos d’avis de recherche ?

La différence, c’est que les filles risquent beaucoup plus de finir violées, tuées et abandonnées dans un fossé et il pense aussi, au passage, que si Cédrika Provencher s’était appelée Cédrika Mattawashish, « l’hélicoptère de la SQ serait resté au sol » – clin d’œil ici aux cas des femmes autochtones disparues dans l’indifférence.

C’est qu’au fur et à mesure que François Blais, le narrateur, mène l’enquête, en sachant son aboutissement vain – « Je ne suis qu’un épais avec une connexion Internet », déplore-t-il –, on sent sa colère monter. Envers le travail des enquêteurs qui n’ont pas fait de liens entre plusieurs assassinats sur un territoire restreint, envers la banalité atroce de ces meurtres en série de filles depuis toujours (et de quelques garçons quand ils sont prépubères), pendant que lui, en 1994, glandait, avait décidé de ne rien faire de sa vie, soignait sa rupture avec Stéphanie Durand, et jouait surtout à des jeux vidéo sur NES ou Sega Genesis. Comme si ce privilège de vivre et de vieillir, même une existence médiocre (dans le sens de très ordinaire), lui pesait. En devinant la douleur des parents de Mélanie Cabay, il affirme : « Je n’aurai jamais d’enfant », et penche du côté d’Ivan Karamazov, celui qui attaque Dieu dans le chef-d’œuvre de Dostoïevski : « Supposons (on jase, là), qu’IL existe et que tout ce qui arrive ici-bas participe à la réalisation de Son grand plan. Eh bien, si ton viol et ton meurtre étaient vraiment nécessaires à Son plan, je soutiens que c’est un plan de marde et qu’IL est un beau douchebag. (C’était mieux dit dans Les frères Karamazov). »

C’est un livre sur Mélanie Cabay, dont Blais tente de faire le portrait, mais aussi un livre sur l’année 1994, remplie d’éphémérides (la mort de Cobain, la pétition de Virginie Larivière, le cas O.J. Simpson, etc.), dans ce mélange habituel chez lui de culture populaire et savante, d’humour tragique, d’autodénigrement, de pessimisme désespéré et d’humanité. Cette « petite plaquette » est beaucoup plus dense qu’elle n’en a l’air (Blais offre toujours tellement mieux que ce qu’il dit de lui-même) et on la referme rattrapé par nos souvenirs, qui sont eux-mêmes hantés par des fantômes de victimes pétrifiées dans une triste jeunesse éternelle.

Extrait 

« Je trouvais que Virginie Larivière s’en prenait à la mauvaise cible. J’adorais la violence à la télé et je n’assassinais pas les petites filles. Surtout, je me demandais quel résultat concret elle espérait obtenir. Elle devait bien se douter que Brian Mulroney n’irait pas frapper à la porte des stations de télé, sa pétition sous le bras, pour savoir s’il n’y aurait pas moyen de remplacer Missing in Action 2, prévu à l’horaire ce vendredi vingt-trois heures trente, par Les quatre filles du docteur March ou Suzie Fisher. J’étais un peu cave et je ne comprenais pas que ces démarches, en apparence inefficaces, constituaient un moyen de rester en vie. Une façon de donner du sens à ce qui n’en avait pas. »

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