Boxe

Le combat d'une vie

David Whittom n’a jamais été plus heureux qu’entre les câbles, gants aux poings. Le ring, où il arrivait à faire taire sa souffrance, était son repaire tranquille dans une vie tourmentée. Il y mettait tout son cœur, il y a laissé sa peau. Il a livré son ultime combat il y a un an, le 27 mai. Après une longue agonie, il a rendu l’âme le 16 mars à 39 ans. Des proches ont accepté de nous parler de l’homme comme ils l’ont connu, de raconter ses derniers moments comme ils les ont vécus.

UN REPORTAGE DE SOPHIE ALLARD

Le dernier adversaire

Porter le coup fatal

« Il est fini, il n’est plus là. Atteins-le, atteins-le ! » Dans le coin de Gary Kopas, le coach Adam Lorenz criait avec enthousiasme. C’était le 10e et dernier round. Après avoir encaissé une enfilade de coups à la tête, David Whittom vacillait sur le ring, peinant à tenir sur ses jambes. Son rival a lancé un ultime crochet de droite, à 37 secondes de la fin du duel. Le coup aura été fatal.

« C’est encore difficile d’en parler. Je me suis senti monstrueux, j’ai ressenti beaucoup de culpabilité, confie un an plus tard Gary Kopas, joint à son domicile à Saskatoon. Je sais que ce n’est pas ma faute, que sa blessure est le résultat d’une longue série de coups à la tête. Mais je fais quand même partie de l’histoire de sa fin tragique. »

Près de 3000 spectateurs s’étaient entassés à l’Aitken Center à Fredericton, au Nouveau-Brunswick, pour assister au combat. David Whittom, natif de la région, était le favori de la foule. « Les gens criaient pour lui, ils étaient là pour l’encourager. Quand je portais de bons coups, ils m’applaudissaient aussi. On a livré un spectacle excitant jusqu’à la fin », raconte l’homme de 38 ans.

Les deux pugilistes s’affrontaient pour obtenir le titre vacant de champion professionnel canadien des lourds-légers. « J’étais tellement heureux de mettre la main sur cette ceinture, c’était un rêve que je caressais depuis longtemps », dit-il.

Au petit matin, le vainqueur célébrait avec son équipe devant une pizza, dans un pub du centre-ville. Jamais il n’aurait pu imaginer qu’au même moment, à quelques coins de rue, son adversaire luttait pour sa vie à l’hôpital régional Dr. Everett Chalmers. « Je l’ai appris seulement le lendemain par le promoteur. Ç’a été un choc, on ne s’attend jamais à ça. Ce n’est pas quelque chose qui arrive tous les jours. »

Sa victoire est désormais douce-amère, car son titre est à jamais associé à la mort de son adversaire.

« Je ne voulais pas le blesser »

David Whittom a fait ses débuts en boxe professionnelle à Québec en 2004. Boxeur prometteur, il a vu son étoile pâlir en raison de ses problèmes de comportement et de sa dépendance à l’alcool et à la cocaïne. Devenu journeyman (boxeur de sous-carte), son rôle premier a été de faire valoir ses opposants sur le ring.

Ainsi, on a pu le voir au Centre Bell affronter les meilleurs : Adonis Stevenson, Adrian Diaconu, Eleider Álvarez et Oscar Rivas. Contre quelques dollars, il offrait une résistance appréciée des spectateurs, en réussissant à tenir debout jusqu’à la limite. Vers 2011, ça s’est gâté. Il a subi knock-out après knock-out. En mai dernier, le Québécois, trop usé, n’a pu résister.

À la fin de l’affrontement, Kopas a bien vu que Whittom avait de la difficulté à se défendre. Il aurait aimé que l’arbitre mette fin au combat plus tôt, a-t-il déclaré à CBC, quelques jours après le combat. « David semblait ébranlé, mais certains boxeurs reviennent et gagnent, précise-t-il maintenant. Je savais qu’il était coriace, qu’il avait affronté de grosses pointures et qu’il savait encaisser. C’était vraiment difficile à prévoir. »

Pour s’assurer du titre, Kopas devait donc continuer de frapper. C’est ce que lui criait son entraîneur. C’est ce qu’il a fait.

« Je ne voulais pas le blesser, mais c’est la boxe. Je voulais gagner. »

— Gary Kopas

Pendant que Kopas, poings en l’air, se pavanait victorieux sur le ring, Whittom tenait debout uniquement grâce aux câbles qu’il ne lâchait plus. L’équipe médicale a installé un petit banc sur lequel le boxeur, l’air confus, s’est assis. Après quelques minutes, il a réussi à quitter le ring par lui-même. Rien ne laissait présager le pire, souligne son adversaire.

Victime d’une sévère hémorragie cérébrale, Whittom a été hospitalisé pendant 10 mois. « J’avais très peu de nouvelles, la famille restait discrète sur son état. Selon ce que j’en savais, il prenait du mieux, il était en voie de guérison », dit Kopas. Le Saskatchewanais a livré deux combats depuis. Un premier en novembre, un autre en février. Il a gagné.

L’estomac noué

« Je me suis battu chez moi, à Saskatoon, pour la première fois de ma carrière. C’était vraiment spécial », confie-t-il. Il a eu une pensée furtive pour David Whittom. « Quand tu es sur le ring, tu oublies tous tes soucis, tu ne penses plus à rien. Tu n’entends que la foule, tu ne vois que ton opposant, dit-il. Je pensais sincèrement qu’il allait s’en sortir. »

C’est par hasard, sur les réseaux sociaux, qu’il a appris la mort du Québécois. « J’étais au restaurant avec des amis. Mon estomac s’est noué, je me suis senti vraiment mal. Ç’a été étrange de l’apprendre de cette façon. Je ne savais pas quand c’était arrivé, ni comment », regrette-t-il.

Il n’est pas allé aux funérailles, qui se déroulaient à Fredericton. « J’ai parlé à sa mère, à ses proches. Ils m’ont répété que ç’avait été le choix de David de monter sur le ring, que je n’avais pas à me considérer comme responsable de ce qui était arrivé, que ce n’était pas ma faute. Ça m’a aidé d’entendre ces paroles venant des membres de sa famille. »

Kopas souhaitait leur offrir du réconfort, mais comment ? Au bout de quelques jours, il a démarré une campagne de sociofinancement (GoFundMe) destinée au fils de David, Zack, âgé de 11 ans. « Ça ne changera pas l’issue du combat. Ça ne ramènera pas David. Mais c’est important pour moi d’aider son fils, même si je sais qu’il est bien entouré », dit-il. Ce père de deux garçons (Austin, 12 ans, et Taylor, 17 ans) a lui-même versé plus de 700 $ par l’entremise de la page qu’il a créée.

Prévenir le pire

Adam Lorenz, qui était dans le coin de Kopas le 27 mai dernier, a été marqué par la mort de Whittom. L’entraîneur s’engage à mieux protéger les boxeurs sous son aile, a-t-il annoncé il y a deux semaines. « Récemment, des décès associés aux sports de combat ont attiré l’attention des médias […], la succession de blessures traumatiques au cerveau est un facteur déterminant dans ces tragédies, a-t-il écrit sur Facebook. La sensibilisation est bienvenue, mais je crois qu’on doit faire plus pour protéger les athlètes au quotidien. »

Son club, le Modern Martial Arts Center de Saskatoon (MMAC), aura désormais recours aux services de professionnels de la santé pour superviser les diagnostics, le traitement et le retour des athlètes lors d’une commotion cérébrale.

« Tous les compétiteurs du MMAC devront se soumettre à une évaluation de base. Si une commotion cérébrale survient, ils seront réévalués et suivis. »

— Adam Lorenz, entraîneur au club Modern Martial Arts Center de Saskatoon (MMAC)

Seuls les professionnels de la santé – pas les entraîneurs ni les athlètes – pourront autoriser un retour à l’entraînement lorsqu’ils jugeront la situation sûre. « J’espère sincèrement que d’autres académies de sports de combat implanteront un protocole similaire », a ajouté le coach. Kopas salue l’initiative. « C’est vraiment génial et j’espère qu’on adoptera cette façon de faire d’un océan à l’autre. »

Le pugiliste songe à accrocher les gants dans la prochaine année, après un ou deux combats à venir. « Je suis en transition, j’entraîne des jeunes défavorisés. Je suis passionné de boxe depuis l’âge de 13 ans et je le serai toujours. Je souhaite entraîner des boxeurs jusqu’à ma mort. » Une mort qu’il aimerait douce, lors de ses vieux jours. Loin, bien loin du ring.

Une enquête du coroner

Le bureau du coroner du Nouveau-Brunswick a ouvert une enquête sur la mort de David Whittom, a révélé la CBC le 20 mars 2018. De son côté, la Commission des sports de combat du Nouveau-Brunswick a mené sa propre enquête sur le combat ayant opposé Whittom à Gary Kopas. Il n’y a pas eu négligence et toutes les règles ont été correctement suivies, a conclu la Commission, rapporte la CBC.

Pas de permis au Québec

David Whittom n’avait plus de permis pour boxer au Québec. « Après sa défaite par K.-O. au 2e round aux dépens du poids lourd Hughie Fury, un colosse à qui il concédait un avantage de 5 pouces et 26 livres à la pesée, la Régie québécoise des alcools, des courses et des jeux, qui supervise les sports de combat, a suspendu son permis pour une période de 180 jours », a écrit le journaliste Jean-Luc Legendre de RDS dès le 29 mai 2017. Pour obtenir un nouveau permis, Whittom devait présenter des tests d’imagerie médicale satisfaisants. Il ne l’a jamais fait.

L’amoureuse

Son guerrier romantique

Québec — Assise dans la première rangée, Jelena Zerdoner a entendu les premières notes de la chanson Wild Boys de Duran Duran. Ses mains sont devenues moites, son cœur s’est emballé. Elle a aperçu son nouvel amoureux qui se dirigeait avec assurance vers le ring. Le dernier combat de David Whittom était sur le point de commencer, sa vie sur le point de basculer.

« C’était vraiment stressant, mais je tenais à être là pour lui. » Round après round, elle retenait son souffle. À chacun des coups qu’il recevait, elle serrait les poings. Ses longs ongles, toujours vernis, s’enfonçaient dans la paume de ses mains. « Je pense que j’avais des traces tellement je serrais fort », raconte la femme de 35 ans, dans un café bondé de Beauport.

« Quand David a reçu le dernier coup, j’ai bondi de ma chaise, je voulais monter sur le ring, l’émotion était trop forte. J’avais peur. »

— Jelena Zerdoner

Des amis sur place ont tenté de la rassurer. « Ça tournait dans ma tête. Je savais qu’il était boxeur depuis longtemps, qu’il avait eu de nombreuses commotions cérébrales, que ça le rendait fragile. »

David s’est douché et il est venu s’asseoir à ses côtés dans l’assistance. Pour la première fois de leur courte histoire d’amour, elle lui a dit : « Je t’aime. » « Il était tellement content. Il avait les yeux dans l’eau, il m’a serrée fort. Si j’avais manqué cette occasion, je m’en serais voulu toute ma vie, ç’aurait été mon plus grand regret », confie-t-elle, émue.

Les plus beaux mois de sa vie

Jelena et David ont commencé à se fréquenter deux mois avant le combat du 27 mai. Ils ont vécu un amour intense, fusionnel, précise la jeune femme. « Dès notre premier rendez-vous, on ne s’est plus lâchés. J’ai vécu avec lui les plus beaux mois de ma vie. »

« As-tu déjà rencontré quelqu’un par Facebook ? », lui avait écrit David, en mars. Tous deux avaient déjà fréquenté le bar sportif Le Vegas, ils avaient quelques amis communs. « Quand il menait une vie olé olé, ça ne m’intéressait pas. » À jeun depuis deux ans, il avait beaucoup cheminé depuis, insiste-t-elle.

Elle a donc accepté son invitation au restaurant italien Savini, sur Grande Allée. L’établissement a fermé depuis. « Il était gêné, c’était mignon. Quand je l’ai revu, je me suis dit : “Il est beau bonhomme !” On avait les deux des papillons. » Dès ce premier rendez-vous, cet ancien militaire a mis cartes sur table : il lui a raconté sa dépendance à l’alcool et à la cocaïne, ses cures, sa volonté de mettre tout ça derrière lui une fois pour toutes.

« Longtemps, il s’est battu contre un mal-être intérieur. Jeune, il était un enfant turbulent. Il a souffert de rejet, il a été placé en centre jeunesse jusqu’à 18 ans. Il a noyé sa peine et sa douleur dans les drogues. La boxe l’a beaucoup aidé, c’est ce qui l’a gardé en vie. »

Rapidement, les deux amoureux ont commencé à faire des projets. Ils prévoyaient partir en Croatie durant l’été. « Dans ma région natale », dit Jelena. De façon un peu brouillonne, il lui a demandé de l’épouser. Le couple était en route vers le cégep où Jelena étudiait en assurance de dommages.

« Chérie, j’ai quelque chose à te demander, a commencé David, au volant. Dans un an, si tout se passe bien entre nous, si je te demandais en mariage, accepterais-tu ? » Jelena a failli renverser son café Tim Hortons. Décontenancée, elle a mis quelques secondes avant de répondre. « Ce n’était pas officiel, c’était spontané, mais j’ai dit oui. » Leur amour a été stoppé brutalement dans son élan.

Vivre d’espoir

Peu après son combat, dans la nuit du 27 mai, le boxeur s’est plaint de violents maux de tête. De retour chez sa mère, qui habite à Fredericton, il a commencé à vomir, à perdre l’équilibre. En panique, Jelena a téléphoné à l’entraîneur François Duguay. « Filez à l’hôpital ! », leur a-t-il ordonné. C’est le demi-frère de David qui les a conduits.

« J’étais assise derrière à côté de David. Il transpirait tellement, il était trempé comme s’il sortait de la douche. À l’hôpital, il avait de la difficulté à marcher, il vomissait, il commençait à perdre conscience. » « En quelle année sommes-nous ? », lui a demandé l’infirmière. « En 2006 », a-t-il répondu. « Quel est le prénom de ta blonde ? » Il a dit : « Jelena. » C’est le dernier mot qu’il a prononcé. À jamais.

Couché sur une civière, Whittom a commencé à convulser. « Je l’ai pris par la main. Il serrait tellement, mais tellement fort. » Pour l’intuber, le personnel n’a eu d’autre choix que de lui casser des dents. Ils l’ont plongé dans un coma artificiel. Le médecin a annoncé que le boxeur souffrait d’une grave hémorragie cérébrale, qu’il devait être transféré à St. John.

« Je me suis écroulée dans la salle d’attente, j’ai pleuré, je voyais noir. Je ne me souviens plus de ce qui se passait autour de moi. C’était intolérable, raconte Jelena. Je savais que les chances qu’il se réveille un jour étaient minces, qu’il risquait d’être lourdement handicapé. »

C’est l’âme en peine qu’elle est retournée à Québec. « Ç’a été le moment le plus difficile. En m’éloignant, j’avais l’impression de l’abandonner. » Elle est retournée le voir à quelques reprises durant l’été suivant. « Il était changé, il avait perdu du poids. Il avait gardé ses petites mimiques qu’il faisait en dormant, c’était encourageant. À un moment, il a ouvert les yeux, son regard était vide. Ça m’a brisé le cœur. » Pendant 10 mois, elle a néanmoins vécu d’espoir.

Comme une rose

Dans une pièce de son appartement, Jelena a rassemblé une photo de son défunt amoureux, des chandelles, des anges. « J’étais son ange, il est devenu le mien. C’est encore très difficile », confie-t-elle.

« David était un cœur sur deux pattes. Il était tellement attentionné, à l’écoute, toujours prêt à aider. Il était un garçon dans un corps d’homme, il avait tellement besoin d’amour. »

— Jelena Zerdoner

« Mais je ne trouvais pas ça lourd, confie-t-elle. Il me disait tout. Il était content de vivre enfin une vie normale, simple. D’autres l’ont vu sous un mauvais jour, mais il était l’amoureux parfait à mes yeux. Il était mon guerrier romantique. »

Elle relève la manche droite de sa veste. Sur son avant-bras, sont dessinées à l’encre noire une aile d’ange, des plaques militaires, une rose. Tout ce qu’il était pour elle. « Sa vie tourmentée est représentée par les épines. La fleur, ce sont les deux dernières années de sa vie, son récent bonheur. »

« Dans le passé, il a causé du tort à plusieurs personnes. Il travaillait fort pour réparer ses erreurs. Il avait repris contact avec sa mère et sa sœur qu’il appelait chaque semaine. Il voulait rebâtir les ponts avec son fils Zack. Il avait démarré sa compagnie de réfection de baignoires, ça marchait bien. Il voyait ce combat comme un point de départ pour notre nouvelle vie à deux. »

Dans le brouhaha du café bondé, Jelena pleure doucement.

Le coach

L’ultime combat

« Allez, serre mon doigt. Je sais que t’es capable, t’es fait fort, man ! » Sur son lit d’hôpital, David Whittom montrait peu de signes d’éveil, il bougeait à peine. Son coach François Duguay, venu à son chevet, insistait. « Je lui parlais comme je le faisais à l’entraînement. »

C’était l’automne dernier. Le boxeur était sorti du coma artificiel dans lequel les médecins l’avaient plongé. Sa tête avait désenflé. « Il avait les yeux ouverts, mais il regardait le néant. Par contre, il entendait. Il levait les sourcils pour dire oui, il ouvrait la bouche pour dire non. C’était bon signe », raconte Duguay.

« Je lui donnais des commandes. De sa main gauche, il arrivait à serrer mon doigt. Mais de la droite, c’était plus difficile. Je l’ai tellement gossé qu’il a réussi. La voix qui le stimulait, c’était la mienne. » Il lui répétait : « Ça va bien aller, on est là avec toi. Si tu veux te reposer, repose-toi. Prends ton temps. »

« Si j’avais pu, je serais resté à ses côtés tous les jours », confie Duguay, qui le considérait comme son fils. Il s’est rendu à Fredericton trois fois en un an. Après sa deuxième visite, le boxeur n’a plus fait de progrès. « Les problèmes se multipliaient, il a eu une infection aux poumons. Il n’y avait plus beaucoup d’espoir. David était fier, orgueilleux. Je crois qu’il est mieux mort que prisonnier de son corps. Il était déjà un fantôme de lui-même. »

Quand son protégé est mort, en mars, François Duguay a « vécu une tristesse profonde » qu’il apprivoise doucement. Il y a quelques semaines, il a cru l’apercevoir descendre les marches menant au ring, au fond de son gymnase. « Le gars avait la même shape que David. Je me suis dit : qu’est-ce qu’il fait là ? »

« J’étais sa figure paternelle, celui qui était capable de lui donner une bonne claque derrière la tête, celui qui pouvait lui dire ses quatre vérités. Il n’était pas un ange, il m’a apporté beaucoup de stress, beaucoup d’angoisse. Mais aussi de beaux moments. »

D’espoir à « journeyman »

L’entraîneur l’a pris sous son aile en 2004. « Je voyais que c’était un boxeur talentueux, hargneux. » Ensemble, ils ont fait le saut chez les professionnels. Whittom a remporté sept de ses neuf premiers combats. « Il était le seul boxeur professionnel à Québec, il se la jouait un peu. À l’entraînement, il était sérieux. En sparring, il n’a épargné personne. Les gars s’en souviennent. »

« David était un gars intelligent, ajoute son entraîneur. C’était un fighter capable de comprendre la game, de l’analyser, de s’ajuster entre les rounds, et même pendant les rounds. Il m’écoutait comme si je le manipulais avec une télécommande. C’est du bonbon pour un coach. Il aurait pu avoir sa chance. »

Mais les promoteurs les plus influents l’ont rapidement mis de côté, embêtés par son leadership négatif et ses déboires personnels. Le boxeur, devenu « journeyman » (boxeur de sous-carte), a commencé à accepter tous les combats qu’on lui proposait. Il encaissait. « Je n’étais pas toujours dans son coin. Des fois, il se battait pour les mauvaises raisons. Mais quand j’étais avec lui, je m’organisais pour qu’il soit prêt, dit Duguay. Quand il était tout croche, je le foutais à la porte. Je ne le voulais plus dans mon entourage, j’étais en train de me rendre malade avec ça. » Il parle d’une relation amour-haine.

Whittom avait un besoin viscéral de boxer. Il voulait le faire avec Duguay. Alors, il se reprenait en main. « Sa priorité, c’était de réintégrer le gym. Il allait en désintox et il revenait. » The Sweet Punisher, tel qu’on le surnommait, s’excusait d’une voix douce. Son coach le reprenait. « La boxe l’a sauvé beaucoup plus souvent qu’elle ne l’a mis dans le trouble », insiste ce dernier.

Le combat de trop ?

« C’est le bon moment d’arrêter, avant que je ne voie plus clair, que je commence à bégayer, que j’aie des problèmes au cerveau. En plus, mon entraîneur m’a dit que c’était le temps et je lui fais confiance à 100 %. »

— David Whittom, en 2011, au magazine 12rounds.ca.

David Whittom a annoncé sa retraite en 2011, puis en 2015. Il était incapable d’accrocher ses gants, malgré le peu d’argent qu’il faisait. « Ça faisait longtemps que je lui conseillais d’arrêter, un corps a ses limites. Mais c’était plus fort que lui. »

Malgré ses réticences, Duguay a néanmoins accepté d’être dans le coin de Whittom contre Gary Kopas en mai dernier. Plusieurs le lui ont reproché.

« Ça m’a changé à jamais. J’ai souvent dit à David de se retirer. Je l’ai dit aussi à Éric [Martel-Bahoéli]. Désormais, si je dis à un boxeur que c’est assez, vous ne me verrez plus dans son coin. »

— François Duguay

« David a toujours rêvé d’être champion canadien. C’était un combat à sa portée, il pouvait gagner. Il serait allé avec ou sans moi. » Ils avaient conclu un pacte : ce serait son ultime combat.

« C’est la période de sa vie où il allait le mieux. Il était sérieux, j’ai voulu l’aider. Dans les 26 derniers mois, on a vu chez lui plus de lumière que d’ombre. Sur la route vers Fredericton, il a passé des heures à prendre des rendez-vous. Il faisait la réfection de baignoires, il était booké pour des semaines. Il a toujours cherché sa place dans le monde du travail, j’étais fier de lui. »

Comme un testament

La veille du combat, Whittom a invité son équipe chez sa mère pour le souper. « Il a fait du steak sur le BBQ, de la semelle de botte ! On a ri, c’était du bon temps. » Dans le vestiaire avant le combat, le boxeur a livré un témoignage poignant. « Il a parlé de ses problèmes interpersonnels, de son fils. Il a dit que la seule place sur la planète où il se sentait vraiment heureux, c’était dans le ring. Il s’est ouvert comme jamais pendant 15 minutes. C’est comme s’il livrait son testament », raconte son entraîneur.

La soirée était de bon augure. « Avant le 10e round, David était très conscient, on menait. Je lui ai dit : sois intelligent, ne te fais pas toucher pour rien, utilise ton jab et déplace-toi. On finit sur nos deux bottines et on gagne ce combat. »

David Whittom

en quelques dates

1979

Né le 10 mars à Saint-Quentin, au Nouveau-Brunswick. Ses parents se séparent durant son enfance. Il déménage à Québec où il passera le reste de sa vie.

1998

Le hockeyeur s’initie à la boxe au club Le Cogneur où il veut apprendre à mieux se bagarrer sur la glace. Il a la piqûre.

2002

Il entre dans les Forces armées canadiennes, qu’il quittera deux ans plus tard.

2004

Médaille de bronze des Championnats canadiens amateurs. Il aura livré 26 combats chez les amateurs

2004

Premier combat professionnel (victoire contre Patrice Côté) avec son nouvel entraîneur François Duguay.

2005

Des problèmes de dépendance à l’alcool et à la cocaïne font surface et nuisent au développement de sa carrière.

2007

Défaite par décision unanime aux mains d'Adonis Stevenson (7 décembre)

2009

Défaite par décision unanime contre Adrian Diaconu (4 avril).

2011

Défaite par décision majoritaire contre Oscar Rivas (11 février)

2011

Défaite par décision unanime contre Eleider Álvarez (21 mai)

2013

Son permis de boxer au Québec est suspendu pour 180 jours après une 10e défaite par K.-O., cette fois contre le poids lourd Hughie Fury.

2015

Lors d’une dispute, il casse le nez de sa conjointe de l’époque. Il bénéficiera d’une absolution conditionnelle. Il doit verser 2000 $ à sa victime.

2017

Le 27 mai, il affronte Gary Kopas à Fredericton pour le titre canadien des lourds-légers. Il perd par K.-O. technique au 10e round. Il subit une hémorragie cérébrale.

2018

Le 16 mars, il meurt après 10 mois dans un état neurovégétatif.

Le complice

Comme un frère

Québec — Depuis la mort de son complice de longue date, le boxeur Eric Martel-Bahoéli peine à se tirer du lit le matin. Il est déprimé, il se sent perdu, il cherche un sens à sa vie. « C’était comme mon frère, ça m’a jeté par terre. Je ne réalise pas encore qu’il n’est plus là, qu’il ne sera plus jamais là », confie-t-il, assis au comptoir à jus du club de boxe Empire.

Pendant 20 ans, ils ont été inséparables au gymnase comme dans la vie. Leur première rencontre a eu lieu au club de boxe Le Cogneur, dans le sous-sol d’un bar d’Orsainville. Whittom avait 19 ans, Martel-Bahoeli, trois ans de moins. « David m’a tout de suite impressionné par sa prestance. C’était un gars qui avait l’air solide, il était dans l’armée. Avec sa face carrée et ses tatouages, il avait l’air mean. J’aimais ce qu’il dégageait. Je voulais moi-même prendre de l’assurance. »

Les deux ont rapidement mis les gants ensemble. « Notre amitié s’est développée naturellement. Depuis, on s’est toujours entraînés ensemble. On se relançait, on se motivait à l’approche de combats. »

« Souvent, il a été dans mon coin, j’ai été dans le sien. Il a été un grand motivateur, un grand partenaire jusqu’à dernièrement. »

— Eric Martel-Bahoéli

Depuis un an, Martel-Bahoéli prend la pleine mesure du vide laissé par son ami. Après une défaite crève-cœur contre Adam Braidwood en février 2017, le gaillard de 6 pi 3 po a décidé de livrer un combat d’adieu le 7 avril dernier. Il voulait accrocher les gants sur une victoire, après une carrière qu’il aurait souhaitée plus brillante. « Il était temps que j’arrête, pour ma santé, mais c’est difficile de quitter le ring. David était aussi déchiré que moi, il m’aurait compris. »

Courir seul

Cette fois, le boxeur de 36 ans a dû se préparer sans son fidèle allié. « L’entraînement a été complètement différent sans lui. Je ne compte plus le nombre de fois où on a fait le tour du lac Beauport à la course. Maintenant, je cours seul. J’y pensais tout le temps et j’y pense encore tout le temps. Je croyais que monter le ring m’aiderait à faire mon deuil de la boxe, mon deuil de David. Mais mon chum n’est pas revenu. Ce n’est pas magique, c’est un processus de longue haleine », dit-il.

Le boxeur, agent d’intervention en centre jeunesse, se rappelle avec nostalgie tous ces matchs de hockey du Radio X qu’ils allaient voir. Les deux ont joué au hockey, ils étaient bagarreurs. Il se souvient de leurs soupers au restaurant à jaser de tout et de rien, des mauvais coups dont il n’ose pas parler. Il était là, aussi, quand Zack est né. « À l’hôpital, il était fier de me dire que son gars avait la même bouche que lui. »

Malgré leur longue amitié, Martel-Bahoéli n’est pas allé voir son ami sur son lit d’hôpital durant la dernière année. Il craignait le choc de le voir amoindri. « David était fier, je ne pense pas qu’il aurait souhaité que je le voie dans cet état. J’ai appelé en mars pour lui souhaiter bonne fête. » Il n’a pas assisté aux funérailles à Fredericton, mais il a assisté à la cérémonie organisée au club Empire, en avril, un lieu empreint d’innombrables souvenirs.

« Veux-tu mettre les gants ? »

« David était introverti, il ne parlait pas trop de ses affaires. Il n’était pas des plus sociable non plus. Mais quand il t’aimait, il t’aimait pour vrai. C’était un gars loyal, dévoué, toujours là pour aider. Il fallait creuser pour le découvrir, il ne se laissait pas apprivoiser facilement. »

« Toute sa vie, David a combattu ses démons, il n’était pas en paix. Il a vécu des moments vraiment heavy. Il ne me cachait rien et je ne l’ai jamais jugé. Il a fait du mal autour de lui, il s’est fait du mal à lui aussi. Quand il consommait et faisait des affaires croches, il s’éloignait et il ne me mêlait jamais à ça. »

Puis, le téléphone sonnait. « Veux-tu mettre les gants ? », demandait David, qui réapparaissait après une amourette ou une cure de désintoxication. « La boxe était sa seule façon d’être bien, soutient son ami. Depuis deux ans, il semblait vraiment décidé à s’en sortir. Il savait que ça ne pouvait plus continuer, il avait atteint le fond du baril. » Son intensité lui rappelle celle du défunt champion du monde Arturo Gatti.

« David n’a pas eu un parcours de boxe facile. Il a accepté tous les combats qu’on lui proposait. Il n’était pas champion, mais il s’est battu contre tout le monde : Adonis Stevenson, Adrian Diaconu, Oscar Rivas. »

— Eric Martel-Bahoéli

« S’il avait été mieux encadré, il aurait pu être une machine, dit Martel-Bahoéli. Il voulait gagner un dernier combat pour aller chercher un titre louable, une reconnaissance, par fierté et pour mettre un baume sur le passé. »

« David s’est souvent trouvé dans le pétrin, mais il finissait toujours par trouver une porte de sortie pour se tirer d’affaire. C’est pour ça que j’étais certain que, malgré son état, il allait s’en sortir une fois de plus. C’est cruel que ça finisse comme ça. »

Dernier échange entre les deux sur Facebook le 27 mai 2017

Le confident

Amitié improbable

Québec — La veille de son départ pour son combat à Fredericton, David Whittom mettait la touche finale à ses derniers préparatifs. Il devait faire quelques emplettes, boucler sa valise. Après un souper au restaurant avec son amoureuse Jelena, il a pris le temps de s’arrêter chez son ami Louis Beaudoin.

« Je lui avais demandé de prendre une photo de moi. J’avais un combat prévu en juin et mon promoteur voulait préparer une affiche publicitaire. Je boxe pour le loisir. David était le mieux placé pour m’aider, il savait comment s’y prendre. J’ai été touché qu’il prenne le temps de venir à la maison même s’il était occupé. »

Whittom a immortalisé son ami, poings brandis et regard vif, avec l’appareil photo de son téléphone intelligent. « Il me conseillait sur les poses à prendre pour me mettre en valeur. Il n’est pas resté longtemps, mais je ne l’avais jamais vu aussi en forme. Il était confiant, serein. Ça devait être son dernier combat, mais il m’a dit que s’il gagnait, il continuerait à boxer. C’était de la folie. Mais la boxe, c’était toute sa vie. »

Les deux hommes, que rien ne semblait réunir, avaient développé une solide amitié qui durait depuis plus de 10 ans. Louis, 62 ans, est jurilinguiste et traducteur juridique. Il est formateur et conférencier, passionné de moto et de voyages. David, beaucoup plus jeune, a surtout travaillé dans la construction, peinant à garder ses emplois en raison de problèmes de comportement et de consommation.

Tous deux avaient vécu des difficultés durant leur jeunesse.

« Je pouvais m’identifier à lui en raison de mon propre passé. J’admirais le fait qu’il avait surmonté ses ennuis jusqu’à un certain point. Il avait réussi à se trouver un but. »

— Louis Beaudoin

Ils partageaient la même passion pour le noble art.

Louis a décidé d’apprendre à boxer à 50 ans. Inspiré par David, il a disputé son premier combat cinq ans plus tard. « J’ai vaincu mes peurs. Je me suis tenu debout jusqu’à la fin. J’ai réalisé mon rêve », avait-il écrit sur Twitter en novembre 2010.

Avec des amis communs, ils se rassemblaient pour regarder des galas de boxe. Ça pouvait être au Pizza Hut, dans le salon de l’un ou de l’autre. « David était très peu gérant d’estrade, il fallait lui tirer les vers du nez », se rappelle Louis en riant. Peu à peu, il s’est créé entre eux un lien d’amitié, de confiance. « J’étais son confident. »

Comme un adolescent

« Sans ses gants, David avait une très grande vulnérabilité, il était dépendant affectif, il avait très peu d’habiletés sociales, mais dans le ring, il était un lion, confie son ami. Je l’ai toujours admiré, il n’a jamais refusé de combats, il en a perdu plusieurs. Il s’est battu contre les plus forts : Stevenson, Álvarez. Même quand il était en train de perdre, il continuait, il continuait. Il avait une détermination sans faille. »

« Il canalisait sa rage et sa violence sur le ring. Il a eu ce besoin jusqu’à la dernière minute de sa vie. »

— Louis Beaudoin

Louis a connu David dans les bonnes et les moins bonnes périodes de sa vie. « J’étais là quand il avait besoin d’aide, je l’écoutais sans juger. Parfois, il faisait le vide autour de lui en raison de ses problèmes, de son intensité. Son coach le mettait à la porte, il perdait ses blondes, ses amis. Je voyais ses lacunes, son impuissance, ses difficultés à nouer des relations et à les garder. Il s’aliénait les gens qui pouvaient l’aider. »

Mais depuis deux ans, le boxeur avait changé, insiste l’homme. « Personne n’est à l’abri d’une rechute, mais je le sentais solide. Il avait fait le ménage dans sa vie. Il avait une bonne copine, un bon job. Il avait changé sa façon de penser, il n’avait plus les mêmes fausses excuses, les mêmes mauvais raisonnements. » À jeun depuis 26 mois, David assistait aux rencontres des Narcotiques anonymes toutes les semaines. Il s’y impliquait avec sérieux.

David racontait à Louis ses bons coups avec fierté, comme un jeune à son parrain. « Sur le plan affectif, il était comme un adolescent de 16 ans en développement. Il pouvait être très envahissant, il fallait mettre ses limites. Il cherchait l’approbation, il avait besoin du regard de l’autre. Il m’admirait. Pourtant, c’était un colosse. Quand il entrait dans un gym, il était imposant avec sa démarche, son look, sa mâchoire. C’est ce contraste qui le rendait attachant. »

Les jeunes de la rue

Louis est bénévole de longue date pour Le Marginal. À bord de la roulotte de la Société Saint-Vincent de Paul de Québec, il aide les jeunes en difficulté. L'homme a tenté, avec David, de monter un cours de boxe destiné aux jeunes de la rue. Le boxeur avait accepté d’enseigner les rudiments du sport à cinq adolescents. « J’étais bien naïf. Dès le deuxième cours, David a abandonné. Il n’était pas à l’aise de prendre la parole. Il était lui-même un jeune poqué. » Plus tard, Louis a trouvé dans les papiers de David un plan d’entraînement, une esquisse de projet. « J’ai réalisé que ça lui tenait réellement à cœur. Mais ce n’était pas naturel pour lui. »

Quand David est mort, Louis s’est effondré. « J’ai capoté, j’ai tellement pleuré. Tout ce temps, j’imaginais qu’il aurait pu revenir plus fort pour transmettre un message d’espoir aux jeunes, parler de son vécu. Il n’a pas eu un parcours facile, il a frayé avec toutes sortes de gens, mais il représentait pour moi le courage, la résilience. C’est tragique, mais il aura été fidèle à lui-même jusqu’à sa mort. »

« David, il est là, je le sens, confie-t-il avant de partir. Grâce à lui, j’ai encore dans le cœur d’aider les jeunes par la boxe. Je le ferai en pensant à lui. »

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