Littérature d’ici, maintenant

Dix tendances (seconde partie)

Exit la littérature migrante, bonjour la littérature autochtone

Dans la décennie 1990, on parlait beaucoup de la « littérature migrante », une catégorie qui a complètement disparu des radars aujourd’hui. Pour la simple et bonne raison que les écrivains québécois qui ne sont pas d’origine canadienne-française ne sont pas forcément des migrants et qu’ils sont de plus en plus nés ici. « Cette catégorie n’est plus dans l’espace critique, remarque David Bélanger. Entre Dany Laferrière et Ying Chen, il y a tellement de différences, les mettre dans le même panier est absurde. Kim Thúy arrive, mais on n’en parle plus comme de la “littérature migrante”, on en parle comme Kim Thúy ! »

« La catégorie “écriture migrante” répondait vraiment à un besoin très fort dans les années 90 de se débarrasser d’une conception de la littérature nationale qui excluait clairement ceux qui n’étaient pas nés au Québec », dit Martine-Emmanuelle Lapointe.

« Les écrivains anglophones, c’est plutôt vers la fin des années 90 qu’on a commencé à les inclure, en se disant que la littérature n’est pas qu’“une culture, une langue”, ça peut être plusieurs langues. Et la littérature autochtone s’inscrit dans cette mouvance-là. »

— Martine-Emmanuelle Lapointe

Aujourd’hui, nous découvrons les Joséphine Bacon, Naomi Fontaine, ou Natasha Kanapé Fontaine. « Un élément important, c’est l’émergence de la littérature autochtone qui était quasi inexistante quand nous avons fait notre livre Histoire de la littérature québécoise, souligne François Dumont. C’est vraiment devenu un mouvement, surtout avec l’éditeur Mémoire d’encrier. » Pour David Bélanger, cela est lié à l’idée de donner la parole à ceux qui se la sont fait enlever. « On est dans le post-colonialisme sur le tard, mais c’est complètement nouveau et c’est un sujet dont on va pouvoir parler, car beaucoup de travaux sont faits sur le sujet. »

Exemples : Un thé dans la toundra – Nipishapui nete mushuat de Joséphine Bacon, Kuessipan de Naomi Fontaine, Manifeste Assi de Natasha Kanapé Fontaine

L’amour des contemporains et l’obsession des primoromanciers

Si l’on continue au Québec d’enseigner et d’étudier les classiques, les étudiants des cycles supérieurs, eux, sont particulièrement intéressés par la littérature qui se fait maintenant, nous apprennent tous les spécialistes interrogés. « C’est assez frappant, je dirais que dans mon département, 50 % des mémoires qui sont faits sont consacrés à la littérature québécoise et souvent celle du XXIe siècle », confie Martine-Emmanuelle Lapointe. Et il faut dire que les institutions le permettent. « Les étudiants sont beaucoup branchés sur les écrivains très contemporains, note Jean-François Chassay. Au fond, les jeunes écrivains qui sont publiés par de jeunes éditeurs, ça rejoint les étudiants. Ce sont des gens de leur génération et il y a une espèce d’émulation. »

D’où peut-être cette obsession pour les primoromanciers, nombreux à chaque rentrée littéraire et qui intéressent les médias, a remarqué Catherine Mavrikakis. « Comme si on cherchait toujours de nouvelles voix, un événement, et je trouve ça bien. Par contre, ce qui me fait peur, c’est que la notion d’œuvre est à mon avis moins présente dans les journaux et la critique. Il y a encore des gens qui font des œuvres, comme Marie-Claire Blais. Ce n’est pas juste son dernier livre quand elle sort un livre. »

L’effet de tout cela est une mise au rancart des œuvres des décennies 1980-1990, qui sont très peu étudiées ou connues, perçues comme un prolongement des décennies 1960-1970. Presque au purgatoire, on dirait.

Culture geek, populaire et trash

Un bon écrivain aujourd’hui doit non seulement connaître la littérature, mais aussi la culture populaire, observe-t-on. « Dans l’écriture, on passe souvent d’un registre qu’on qualifiait naguère de “noble”, qui n’a plus vraiment de résonance aujourd’hui, à un registre plus trivial, explique Martine-Emmanuelle Lapointe. Les références qui s’affichent dans les œuvres vont du très populaire à grande consommation à la culture savante ou élitiste. On constate aussi un rapprochement avec le quotidien, au théâtre et en poésie notamment, un rapport à ce qui est sale, scabreux, non poli, trash, mauvais genre. »

Et les références des écrivains sont aussi locales qu’universelles, dans lesquelles la France, autrefois importante comme modèle, est devenue une influence culturelle comme les autres. De plus, on observe une forte tendance à la forme fragmentaire dans les œuvres, qui vient peut-être de cette dispersion volontaire dans les références.

David Bélanger croit que la culture est devenue aujourd’hui un trait de compétence, plus que d’acquisition. « Je pense que c’est le passage d’une conception de la culture universelle, qui dominait toutes les sociétés occidentales, à une conception de la culture comme anthropologie. La culture n’est plus un trait d’élite, c’est un fait anthropologique. J’ai ma culture, tu as ta culture, tout le monde a sa culture, il n’y a plus de culture universelle. Avoir de la culture, c’est en posséder beaucoup et ne pas seulement être ferré sur le meilleur en poésie ou en musique classique, c’est aussi connaître ses romans de gare et le heavy métal. »

Néo-féminisme et parité

Le féminisme a retrouvé une grande vigueur dans la dernière décennie, comme le prouve l’ouverture de la librairie L’Euguélionne, qui mise sur un fonds éditorial consacré au féminisme et à l’écriture des femmes. Une maison d’édition comme Remue-ménage est pratiquement revenue sur le devant de la scène et tire son épingle du jeu. 

Et cela, dans un contexte où les écrivaines sont aussi prolifiques et lues que les écrivains, en dépit des critiques sur l’espace qui leur est médiatiquement accordé. Mais on ne peut nier que les écrivaines d’aujourd’hui sont à l’origine de succès incontournables, comme La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette, un véritable phénomène, et d’un renouveau dans le domaine de l’essai. 

« Il y a tout un développement de la littérature féministe, mais je trouve ça un peu facile à dire comme ça, parce que ce qui est frappant, c’est qu’il y a beaucoup de littérature écrite par des femmes aujourd’hui. »

— Jean-François Chassay

« Il y en a toujours eu, ajoute Jean-François Chassay, mais on ramenait toujours ça aux trois ou quatre mêmes écrivaines, alors que là, quantitativement, c’est énorme, et intéressant. Depuis 15 ans, il y a autant de noms féminins que de noms masculins. »

Exemples : Les filles en série – Des Barbies aux Pussy Riot de Martine Delvaux, La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette, Le jeu de la musique de Stéfanie Clermont

La littérature comme seul pays

Les écrivains québécois ne se réclament pas tant du Québec que de la littérature de nos jours. Il est pas mal fini le fantasme du grand roman national qui accompagnait la naissance d’un pays. Après les décennies 1980-1990 où l’on s’interrogeait d’ailleurs sur le roman « postnational », nous sommes vraiment rendus ailleurs. Mais la politique est devenue un angle mort de la littérature d’ici. 

« Le foisonnement actuel fait qu’il est difficile de trouver un élément rassembleur. Ou alors, s’il y a quelque chose de rassembleur, c’est peut-être justement l’absence du politique au sens fort comparé aux années 60-70. »

— Jean-François Chassay

« Je ne parle pas de romans à thèse, mais qui posent la question du politique fortement, précise Jean-François Chassay. Ou bien on est du côté de l’autofiction, de l’intimité, ou du côté de l’imaginaire, mais la question du politique en tant que telle est fortement évacuée. Je ne dirais pas que les auteurs eux-mêmes ne pensent pas aux questions politiques, mais je dirais que c’est un peu le grand absent, un peu comme si on refusait de se laisser piéger par la question politique dans la fiction. Donc s’il y a quelque chose de rassembleur, ce serait plus par une absence, peut-être. »

En fait, c’est la littérature elle-même, sa survivance, qui est peut-être devenue politique, dans un contexte de coupes dans les départements de littérature, dans la diminution de sa présence dans les médias et l’espace public. « La québécitude n’est plus vraiment le rôle de la littérature québécoise, croit David Bélanger. À partir du moment où l’expression propre d’une identité, d’un peuple dans le sens de nation, mais aussi dans le sens populaire, n’est plus la mission de la littérature québécoise, elle fait ce qu’elle fait : de la littérature, et elle s’adresse à la littérature mondiale. »

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