SLĀV 

Un ahurissant manque de sensibilité

Oui, il est odieux de voir Robert Lepage et Betty Bonifassi se faire traiter de racistes. Oui, il faut à tout prix protéger la liberté des créateurs. Oui, il faut s’opposer aux excès absurdes de la théorie de l’appropriation culturelle. Oui, mais…

Mais reportons-nous donc par l’imagination aux années 60.

Le Québec est alors en proie au nationalisme fiévreux qui sous-tend la naissance du mouvement indépendantiste. Supposons que dans cette atmosphère survoltée, le Centaur, grand théâtre anglophone de Montréal, présente une pièce sur les « porteurs d’eau », nos ancêtres.

L’auteur, le metteur en scène, tous les premiers rôles sont anglophones. On y chante du Leclerc et du Vigneault avec l’accent anglais, les comédiens se déguisent en Patriotes, on ajoute quelques felquistes caricaturaux. Seuls le préposé à l’entretien, et peut-être un machiniste, sont des Canadiens français. Le Centaur a le cœur à gauche, la pièce est sympathique aux « French Canadians ». Peu importe.

Personne ne connaît encore l’expression « appropriation culturelle », mais les nationalistes les plus fervents se sentent trahis, dépossédés de leur histoire et de leur voix, ravalés au niveau d’objets exotiques pour amuser les donateurs du théâtre… qui sont précisément, croit-on, les patrons des grandes entreprises qui refusent d’embaucher des Canadiens français à des postes de cadre.

La réaction ne se fait pas attendre. Une foule furieuse accourt devant le Centaur, à grands coups d’hyperboles et de slogans rageurs.

Est-il si difficile de comprendre que lorsqu’il est question de l’esclavage, les Noirs d’aujourd’hui aient la sensibilité exacerbée par le souvenir d’une misère bien pire que celle des anciens Canadiens français ?

Que leur humiliation reste vivace parce que les Noirs, contrairement aux prospères descendants des « porteurs d’eau », sont encore et toujours victimes de discrimination ?

Je n’ai pas vu le spectacle – qui a de toute façon été annulé après trois représentations –, mais j’ai été abasourdie d’apprendre que la distribution ne comportait que deux choristes noires sur six, et qu’aucun Noir n’avait été associé à cette création.

Comment se fait-il que dans la ville de Marie-Josée Lord, de Gregory Charles et du Jubilation Gospel Choir, dans une ville qui compte une énorme communauté haïtienne et tant de gens d’origine antillaise ou africaine, on n’ait pas été foutu d’aller chercher des artistes noirs pour interpréter des chants d’esclaves et pour personnifier les esclaves qui travaillaient dans les champs de coton ?

Apparemment, on n’y avait pas pensé ! Tout comme les concepteurs de la bande-annonce du 375e anniversaire de Montréal, il y a deux ans, n’avaient pas pensé à inclure des Noirs et des Asiatiques dans le portrait de la ville. Tout comme les organisateurs du défilé de la Saint-Jean, l’an dernier, n’avaient rien vu d’incongru, de déplacé, de blessant, à faire tirer par six Noirs un char allégorique où trônaient des artistes blancs.

On peut bien être « colour blind » dans la vie courante, mais pour l’être à ce point, il faut être aveugle ou manquer singulièrement de sensibilité.

Ce n’est pas du racisme. C’est plutôt l’absence de réflexes d’ouverture, dans une société homogène tricotée serré où « l’Autre » est invisible et inaudible.

Ne sous-estimons pas les considérations d’équité pécuniaire qui font aussi partie de cette polémique. Les minorités se plaignent déjà d’être sous-représentées sur nos scènes. Si en plus, on confie à des Blancs des rôles de Noirs, comme l’a fait Lepage, c’est les condamner au chômage !

Le pire, c’est que les producteurs de SLĀV avaient été prévenus. Aly Ndiaye, un historien embauché l’an dernier comme consultant par l’Ex Machina de Lepage, a insisté pour que l’équipe embauche des acteurs noirs. Il a tiré sa révérence en constatant qu’il parlait dans le vide.

Il est vrai que si la trame musicale provient des chants d’esclaves, le spectacle porte aussi sur d’autres groupes opprimés – Bulgares, Irlandais, femmes, etc. Mais justement, ce fourre-tout peut être interprété comme une négation du caractère très spécifique de la traite des Noirs et de l’ampleur absolument incomparable qu’elle a prise aux États-Unis, jusqu’à marquer durablement toute l’histoire du pays. Toutes les oppressions ne sont pas comparables, de la même façon que tous les massacres ethniques ne sont pas des génocides analogues à la Shoah.

Dans sa déclaration d’hier, Robert Lepage ne répond pas aux arguments des contestataires. Il semble incapable de comprendre le caractère explosif d’un sujet comme l’esclavage en sol nord-américain.

Quant à savoir si le Festival de jazz devait annuler le spectacle, c’est une autre question. Le précédent est abominable, mais sans doute n’avait-il pas le choix, compte tenu de la campagne de boycottage qui s’amorçait aux États-Unis et qui aurait pu tuer le festival à jamais.

Picasso primitif

Plusieurs, parmi les contestataires de SLĀV, ont loué la façon dont Nathalie Bondil, directrice du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), a évité le même genre d’écueil en incluant des œuvres d’artistes noirs contemporains dans une exposition originellement consacrée à Picasso et aux Arts premiers, exposition d’abord présentée à Paris l’an dernier.

En transposant cette exposition en Amérique du Nord, où le militantisme identitaire noir est plus virulent pour des raisons évidentes, le MBAM risquait d’être accusé d’« appropriation culturelle » et de « collusion » avec le colonialisme qui imprégnait l’époque de Picasso.

On peut certes reconnaître que cette dernière a sauvé son musée d’une controverse qui aurait eu d’effroyables résultats, si l’on pense à ce qui est arrivé en 1989 au Royal Ontario Museum (voir, plus bas, ma chronique du début du mois de juin dernier, intitulée « La métamorphose d’une exposition »).

Hélas, le MBAM en a fait plus que le client en demandait. On aurait pu se contenter de monter, parallèlement à l’exposition Picasso, une exposition distincte d’artistes noirs contemporains postcoloniaux.

Au lieu de cela, le MBMA a dénaturé une magnifique exposition en y greffant artificiellement des thèmes et des esthétiques actuels qui n’ont rien à voir avec Picasso ni avec les masques africains qui ont inspiré l’art du début du XXe siècle.

Résultat : un amoncellement d’œuvres hétérogènes dépourvu de sens et de fil conducteur. Le souci artistique et la vérité historique ont été sacrifiés à la rectitude politique.

Ce grave gâchis a peu à voir avec la mauvaise tournure de SLĀV.

Dans ce dernier cas, un minimum de délicatesse aurait pu empêcher le scandale, et le spectacle aurait probablement gagné en qualité si les rôles les plus importants avaient été confiés à des artistes noirs.

Cependant, dans les deux cas, on fait face au même problème de fond, soit la difficile conciliation entre le respect dû aux revendications identitaires des minorités et la sauvegarde des valeurs universalistes et de la liberté créatrice. C’est un défi que devront relever de plus en plus souvent les sociétés pluralistes. Il y faudra à la fois du courage et de la sensibilité.

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