Conflit israélo-palestinien

Journée meurtrière à Gaza

L’inauguration de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem ne s’est pas déroulée sans heurts : 55 Palestiniens ont été tués hier à la frontière de la bande de Gaza et d’Israël en protestant contre la concrétisation de l’une des promesses les plus controversées du président Donald Trump. 

Conflit israélo-palestinien

L’ambassade des États-Unis à Jérusalem inaugurée dans le sang

Jérusalem — Les soldats israéliens ont tué 55 Palestiniens hier à la frontière de la bande de Gaza lors de heurts et de manifestations contre l’inauguration de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, concrétisation de l’une des promesses les plus controversées du président Donald Trump.

Il s’agit de la journée la plus meurtrière du conflit israélo-palestinien depuis la guerre de l’été 2014 dans la bande de Gaza.

La direction palestinienne a crié au « massacre », alors que le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a justifié l’usage de la force par le droit d’Israël à défendre ses frontières contre les agissements « terroristes » du mouvement islamiste Hamas, qui gouverne Gaza et auquel Israël a livré trois guerres depuis 2008.

Ces évènements ont suscité une vive inquiétude internationale dans un contexte de tensions et d’incertitudes régionales déjà fortes.

La Turquie et l’Afrique du Sud ont décidé de rappeler leur ambassadeur en Israël.

Les adversaires d’Israël et des organisations de défense des droits de la personne ont de nouveau condamné l’État hébreu pour usage disproportionné de la force, alors que l’armée israélienne répète ne tirer à balles réelles qu’en dernier recours.

Ses tirs ont tué 109 Palestiniens depuis le début, le 30 mars, de la « Marche du retour », qui voit des milliers de Gazaouis se rassembler régulièrement le long de la barrière de sécurité entre Israël et l’enclave palestinienne.

Ce chiffre pourrait augmenter, puisqu’une nouvelle mobilisation est prévue près de la frontière aujourd’hui, jour où les Palestiniens commémorent la « Nakba », la « catastrophe » qu’a constituée pour eux la création d’Israël en 1948 et qui a été synonyme d’exode pour des centaines de milliers d’entre eux.

« Tous les moyens »

Tandis qu’à Jérusalem officiels américains et israéliens endimanchés ont célébré en grande pompe un moment « historique » dans l’enceinte de la nouvelle ambassade, à quelques dizaines de kilomètres de là, dans la bande de Gaza, dont la périphérie avait été déclarée zone militaire close, des dizaines de milliers de Palestiniens ont protesté toute la journée.

Certains ont affronté les tirs des soldats israéliens en allant lancer des pierres et en tentant de forcer la barrière lourdement gardée.

L’État hébreu avait prévenu qu’il emploierait « tous les moyens » pour empêcher toute incursion en Israël de Palestiniens susceptibles de s’en prendre aux populations civiles riveraines.

Selon le dernier bilan du ministère de la Santé gazaoui, 55 Palestiniens ont été tués et environ 2400 blessés. Parmi les morts figurent plusieurs mineurs de moins de 16 ans.

Le Koweït a demandé une réunion d’urgence aujourd’hui du Conseil de sécurité de l’ONU, tandis que le secrétaire général des Nations unies António Guterres s’est dit « particulièrement inquiet ».

Les ONG Amnistie internationale et Human Rights Watch ont dénoncé un recours injustifié aux tirs à balles réelles, la première fustigeant une « violation abjecte » des droits de la personne et des « crimes de guerre ».

La Turquie a accusé Israël de « terrorisme d’État » et de « génocide », estimant que les États-Unis partageaient la responsabilité du « massacre » à Gaza. Mais à Washington, la Maison-Blanche a imputé au Hamas l’« entière responsabilité » de la mort des Palestiniens près de la barrière de sécurité.

L’État hébreu réfute le caractère proclamé pacifiste de la mobilisation à Gaza et dit qu’elle sert de couverture aux tentatives du Hamas de s’infiltrer en Israël.

Selon l’armée israélienne, au moins trois équipes d’hommes en armes ont essayé de disposer des explosifs le long de la barrière et plusieurs membres du Hamas se sont déguisés en civil pour se fondre parmi les manifestants. Israël a bombardé hier plusieurs positions du mouvement islamiste.

Des rassemblements bien moins massifs qu’à Gaza ont par ailleurs eu lieu en Cisjordanie, territoire palestinien occupé par Israël.

« Grand jour »

Dans l’enceinte de l’ambassade des États-Unis, dont les alentours avaient été bouclés par des centaines de policiers, rien n’aurait permis de discerner ce qui se passait à Gaza.

Seul le conseiller et gendre de M. Trump, Jared Kushner, présent avec sa femme Ivanka – la fille du président américain – parmi des centaines d’invités triés sur le volet, a paru faire une référence oblique aux évènements.

« Ceux qui provoquent les violences font partie du problème, pas de la solution. »

— Jared Kushner, gendre et conseiller du président Trump pour le Proche-Orient

Au moment où le bilan s’alourdissait d’heure en heure, M. Trump a de son côté salué le déménagement à Jérusalem de l’ambassade des États-Unis comme « un grand jour pour Israël ».

Dans un message vidéo enregistré, il a justifié sa décision comme la reconnaissance d’une réalité historique.

La reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël par M. Trump, concrétisée par le déménagement de l’ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem, constitue une rupture avec des décennies de diplomatie américaine et de consensus international.

Ottawa « condamne l’implication » du Hamas

Le Canada a montré le Hamas du doigt pour son « implication » dans les violences qui ont coûté la vie à des dizaines de Palestiniens dans la bande de Gaza, hier. La ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, s’est tournée vers Twitter pour exprimer sa tristesse et son inquiétude face à la situation. Selon elle, il est « inexcusable » que des civils, des journalistes et des enfants aient été victimes des violences.

« Toutes [les] parties du conflit ont la responsabilité de protéger les civils », a écrit la ministre Freeland sur le réseau social. Dans une déclaration plus détaillée transmise subséquemment, le porte-parole de la diplomate en chef du Canada, Adam Austen, a signalé qu’Ottawa « condamn[ait] l’implication du Hamas, une organisation terroriste répertoriée ».

« Nous reconnaissons qu’Israël a le droit de se défendre contre toute menace légitime, conformément à ses obligations internationales » et « nous restons déterminés à adresser la situation humanitaire à Gaza et à améliorer la vie des Palestiniens vulnérables », a-t-il ajouté. Le gouvernement canadien, a conclu M. Austen, appelle « à une désescalade des tensions et à un retour aux négociations directes entre Israéliens et Palestiniens, le seul moyen de parvenir à une paix globale et durable ».

Conflit israélo-palestinien

Réactions internationales

France 

Le président Emmanuel Macron a « condamné les violences des forces armées israéliennes contre les manifestants » et a réaffirmé « la désapprobation de la France à l’encontre de la décision américaine d’ouvrir une ambassade à Jérusalem ».

Grande-Bretagne 

« Nous appelons au calme et à la retenue pour éviter des actions destructrices pour les efforts de paix », a dit un porte-parole de la première ministre Theresa May.

Russie 

Interrogé pour savoir si le transfert de l’ambassade des États-Unis faisait redouter à la Russie une aggravation de la situation dans la région, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov a répondu : « Oui, nous avons de telles craintes, nous l’avons déjà dit. » « Le sort de Jérusalem doit être décidé par un dialogue direct avec les Palestiniens », a martelé le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov.

Union européenne 

« Nous demandons à toutes les parties d’agir avec la plus grande retenue », a déclaré Federica Mogherini, qui dirige la diplomatie européenne.

Égypte 

Le ministère des Affaires étrangères a qualifié les personnes tuées de « martyrs » et mis en garde contre une « escalade ». Le grand mufti Shawki Allam a dénoncé, avec l’ouverture de l’ambassade des États-Unis, « un affront direct et clair aux sentiments de 1,5 milliard de musulmans sur terre », qui « ouvre la porte à davantage de conflits et de guerres dans la région ».

Arabie saoudite 

« L’Arabie saoudite condamne avec force les tirs des forces d’occupation israéliennes contre des civils palestiniens désarmés », a dit son ministère des Affaires étrangères, sans évoquer l’inauguration de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem.

Iran 

« Le régime israélien massacre de sang-froid d’innombrables Palestiniens qui manifestent dans la plus grande prison à ciel ouvert du monde », a affirmé le chef de la diplomatie iranienne Mohammad Javad Zarif, avant de proclamer que c’est « un jour de grande honte ».

— D’après l’Agence France-Presse

Décryptage

Un cri de désespoir

Pour le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, le 14 mai 2018 marque « une journée glorieuse » : celle où la Maison-Blanche a officiellement déménagé l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem, rompant avec une politique de retenue en vigueur depuis la création de l’État hébreu, il y a 70 ans. Et reconnaissant ainsi le statut de Jérusalem comme capitale d’Israël.

Mais pour les Palestiniens de la bande de Gaza, cette même journée représente d’abord et avant tout un bain de sang. Au moment même où s’ouvraient les festivités entourant le déménagement de la mission diplomatique américaine, hier après-midi, le bilan des affrontements entre l’armée israélienne et les manifestants gazaouis s’établissait déjà à 40 morts et 1700 blessés. Quelques heures plus tard, on en était à 55 morts et plus de 2400 blessés.

C’était la journée la plus sanglante, dans la bande de Gaza, depuis la fin de la guerre de 2014.

Et le point culminant d’un mouvement de protestation lancé le 30 mars dernier, sur le thème de la « grande marche du retour ».

Pour les habitants de cette enclave palestinienne peuplée à 70 % par des descendants de réfugiés chassés de chez eux après le 14 mai 1948, dans la foulée de la création d’Israël, il s’agit de souligner le 70e anniversaire de ce qu’ils désignent par le terme de « Nakba », ou catastrophe.

Depuis le 30 mars, des milliers de Gazaouis ont pris l’habitude de se rassembler tous les vendredis à proximité de la clôture qui encercle leur territoire. La majorité ne sont pas armés et se tiennent à l’extérieur de la zone tampon de 500 mètres qui protège la frontière avec Israël. De nombreuses femmes et des enfants participent à ces manifestations, au cours desquelles on a aussi vu des protestataires s’élancer vers la clôture, lancer des pierres aux soldats israéliens ou encore propulser des cerfs-volants enflammés vers le territoire israélien – incendiant ainsi quelques champs.

Hier, jour anniversaire de la création de l’État hébreu, ce sont 40 000 personnes qui ont manifesté dans 13 lieux, affirme l’armée israélienne qui a répondu, une fois de plus, par des tirs à balles réelles.

« Mépris pour la vie »

Pour B’tselem, organisation israélienne qui documente les violations des droits subies par les Palestiniens, ce barrage de tirs témoigne d’un « épouvantable mépris pour la vie humaine autant chez les dirigeants israéliens qu’au sein de l’armée ».

Les manifestations d’hier étaient annoncées depuis longtemps et n’ont causé aucune surprise, rappelle B’tselem. « Israël avait amplement de temps pour trouver des manières alternatives de répondre aux manifestations, autres que les balles réelles », écrit B’tselem, qui appelle l’armée à « cesser immédiatement de tuer les protestataires palestiniens ».

Bien sûr, le gouvernement israélien ne peut pas laisser des dizaines de protestataires en colère forcer la barrière de sécurité et se propager dans les kibboutz et villages israéliens de la région, reconnaît Peter Beinart, professeur de sciences politiques à l’Université City de New York.

« Mais en se contentant de tirer sur les manifestants, Israël occulte la question de fond : qu’a donc fait le gouvernement israélien pour répondre aux griefs qui ont nourri les manifestations ? » écrit Peter Beinart dans le magazine Forward.

Et ces griefs vont bien au-delà de la seule mémoire d’une perte historique, selon lui. Car après trois guerres et des années de blocus israélien, les conditions dans la bande de Gaza sont devenues quasiment invivables.

Toutes les infrastructures de cette enclave de 2 millions de personnes sont défaillantes, qu’il s’agisse de réseaux de distribution d’eau, qui distribuent de l’eau contaminée, ou du réseau électrique, qui ne fonctionne que par intermittences. La moitié de la population de la bande de Gaza souffre d’insécurité alimentaire modérée ou grave.

Le Hamas, mouvement islamiste qui contrôle la bande de Gaza, l’Égypte qui refoule les Gazaouis à sa frontière, et même le Fatah, parti du président palestinien Mahmoud Abbas en conflit ouvert avec le Hamas, ont une part de responsabilité dans cette situation. Mais la plus grande part de responsabilité revient à Israël, qui contrôle les entrées et les sorties de personnes et de biens de et vers Gaza, tranche Peter Beinart.

Pourquoi donc des milliers de Gazaouis risquent-ils leur vie en participant à une « marche du retour » qu’ils savent vouée à l’échec et qui restera forcément symbolique ?

La demande de retour en territoire israélien est une « pure fantaisie », il s’agit plutôt d’un appel à venir à bout d’une situation qui perdure depuis des décennies, écrit l’écrivain gazaoui Muhammad Shehada dans le quotidien israélien Haaretz.

Un territoire « cliniquement mort »

Coincés dans leur prison à ciel ouvert, ignorés par les dirigeants de Ramallah et les autres leaders arabes, les habitants de la bande de Gaza « marchaient vers la frontière avec Israël pour hurler à la face du monde : nous existons ! » résume-t-il.

« Israël tient Gaza en état de blocus depuis plus de 10 ans, certains des jeunes qui participent au mouvement de protestation ne savent même pas ce que c’est que d’avoir l’eau courante », déplore Olfat al-Kurd, Palestinienne de 37 ans qui collabore avec B’tselem, et qui participe elle aussi aux manifestations depuis le 30 mars.

Dans un texte diffusé au cours des derniers jours, elle décrit les plages de Gaza devenues infréquentables à cause des déversements d’égouts, et un territoire qui est, selon elle, « cliniquement mort ».

Aux yeux de nombreux analystes israéliens, le Hamas instrumentalise cette misère et encourage les Gazaouis à risquer leur vie en s’approchant du territoire israélien. Le carnage d’hier, « c’est exactement ce que cherche le Hamas », souligne Yossi Alpher, ex-directeur du Centre Jaffee pour les études stratégiques. Il note aussi qu’aucune roquette n’a été lancée vers le territoire israélien depuis le 30 mars, preuve, selon lui, que le Hamas tient la bande de Gaza bien en main et ne se laisse pas dépasser par des groupuscules plus radicaux.

Mais Olfat al-Kurd voit les choses autrement. Pour elle, les manifestations sont aussi une façon, pour les habitants de la bande de Gaza, « de respirer, de rencontrer des gens et d’avoir le sentiment d’appartenir à quelque chose de plus grand [qu’eux] ».

« Nous venons manifester pacifiquement pour diffuser un message politique, mais les soldats nous tirent dessus quand même », écrit-elle.

À noter que les tensions entre l’armée israélienne et la bande de Gaza depuis le 30 mars n’ont fait aucune victime en Israël.

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