Pour le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, le 14 mai 2018 marque « une journée glorieuse » : celle où la Maison-Blanche a officiellement déménagé l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem, rompant avec une politique de retenue en vigueur depuis la création de l’État hébreu, il y a 70 ans. Et reconnaissant ainsi le statut de Jérusalem comme capitale d’Israël.
Mais pour les Palestiniens de la bande de Gaza, cette même journée représente d’abord et avant tout un bain de sang. Au moment même où s’ouvraient les festivités entourant le déménagement de la mission diplomatique américaine, hier après-midi, le bilan des affrontements entre l’armée israélienne et les manifestants gazaouis s’établissait déjà à 40 morts et 1700 blessés. Quelques heures plus tard, on en était à 55 morts et plus de 2400 blessés.
C’était la journée la plus sanglante, dans la bande de Gaza, depuis la fin de la guerre de 2014.
Et le point culminant d’un mouvement de protestation lancé le 30 mars dernier, sur le thème de la « grande marche du retour ».
Pour les habitants de cette enclave palestinienne peuplée à 70 % par des descendants de réfugiés chassés de chez eux après le 14 mai 1948, dans la foulée de la création d’Israël, il s’agit de souligner le 70e anniversaire de ce qu’ils désignent par le terme de « Nakba », ou catastrophe.
Depuis le 30 mars, des milliers de Gazaouis ont pris l’habitude de se rassembler tous les vendredis à proximité de la clôture qui encercle leur territoire. La majorité ne sont pas armés et se tiennent à l’extérieur de la zone tampon de 500 mètres qui protège la frontière avec Israël. De nombreuses femmes et des enfants participent à ces manifestations, au cours desquelles on a aussi vu des protestataires s’élancer vers la clôture, lancer des pierres aux soldats israéliens ou encore propulser des cerfs-volants enflammés vers le territoire israélien – incendiant ainsi quelques champs.
Hier, jour anniversaire de la création de l’État hébreu, ce sont 40 000 personnes qui ont manifesté dans 13 lieux, affirme l’armée israélienne qui a répondu, une fois de plus, par des tirs à balles réelles.
« Mépris pour la vie »
Pour B’tselem, organisation israélienne qui documente les violations des droits subies par les Palestiniens, ce barrage de tirs témoigne d’un « épouvantable mépris pour la vie humaine autant chez les dirigeants israéliens qu’au sein de l’armée ».
Les manifestations d’hier étaient annoncées depuis longtemps et n’ont causé aucune surprise, rappelle B’tselem. « Israël avait amplement de temps pour trouver des manières alternatives de répondre aux manifestations, autres que les balles réelles », écrit B’tselem, qui appelle l’armée à « cesser immédiatement de tuer les protestataires palestiniens ».
Bien sûr, le gouvernement israélien ne peut pas laisser des dizaines de protestataires en colère forcer la barrière de sécurité et se propager dans les kibboutz et villages israéliens de la région, reconnaît Peter Beinart, professeur de sciences politiques à l’Université City de New York.
« Mais en se contentant de tirer sur les manifestants, Israël occulte la question de fond : qu’a donc fait le gouvernement israélien pour répondre aux griefs qui ont nourri les manifestations ? » écrit Peter Beinart dans le magazine Forward.
Et ces griefs vont bien au-delà de la seule mémoire d’une perte historique, selon lui. Car après trois guerres et des années de blocus israélien, les conditions dans la bande de Gaza sont devenues quasiment invivables.
Toutes les infrastructures de cette enclave de 2 millions de personnes sont défaillantes, qu’il s’agisse de réseaux de distribution d’eau, qui distribuent de l’eau contaminée, ou du réseau électrique, qui ne fonctionne que par intermittences. La moitié de la population de la bande de Gaza souffre d’insécurité alimentaire modérée ou grave.
Le Hamas, mouvement islamiste qui contrôle la bande de Gaza, l’Égypte qui refoule les Gazaouis à sa frontière, et même le Fatah, parti du président palestinien Mahmoud Abbas en conflit ouvert avec le Hamas, ont une part de responsabilité dans cette situation. Mais la plus grande part de responsabilité revient à Israël, qui contrôle les entrées et les sorties de personnes et de biens de et vers Gaza, tranche Peter Beinart.
Pourquoi donc des milliers de Gazaouis risquent-ils leur vie en participant à une « marche du retour » qu’ils savent vouée à l’échec et qui restera forcément symbolique ?
La demande de retour en territoire israélien est une « pure fantaisie », il s’agit plutôt d’un appel à venir à bout d’une situation qui perdure depuis des décennies, écrit l’écrivain gazaoui Muhammad Shehada dans le quotidien israélien Haaretz.
Un territoire « cliniquement mort »
Coincés dans leur prison à ciel ouvert, ignorés par les dirigeants de Ramallah et les autres leaders arabes, les habitants de la bande de Gaza « marchaient vers la frontière avec Israël pour hurler à la face du monde : nous existons ! » résume-t-il.
« Israël tient Gaza en état de blocus depuis plus de 10 ans, certains des jeunes qui participent au mouvement de protestation ne savent même pas ce que c’est que d’avoir l’eau courante », déplore Olfat al-Kurd, Palestinienne de 37 ans qui collabore avec B’tselem, et qui participe elle aussi aux manifestations depuis le 30 mars.
Dans un texte diffusé au cours des derniers jours, elle décrit les plages de Gaza devenues infréquentables à cause des déversements d’égouts, et un territoire qui est, selon elle, « cliniquement mort ».
Aux yeux de nombreux analystes israéliens, le Hamas instrumentalise cette misère et encourage les Gazaouis à risquer leur vie en s’approchant du territoire israélien. Le carnage d’hier, « c’est exactement ce que cherche le Hamas », souligne Yossi Alpher, ex-directeur du Centre Jaffee pour les études stratégiques. Il note aussi qu’aucune roquette n’a été lancée vers le territoire israélien depuis le 30 mars, preuve, selon lui, que le Hamas tient la bande de Gaza bien en main et ne se laisse pas dépasser par des groupuscules plus radicaux.
Mais Olfat al-Kurd voit les choses autrement. Pour elle, les manifestations sont aussi une façon, pour les habitants de la bande de Gaza, « de respirer, de rencontrer des gens et d’avoir le sentiment d’appartenir à quelque chose de plus grand [qu’eux] ».
« Nous venons manifester pacifiquement pour diffuser un message politique, mais les soldats nous tirent dessus quand même », écrit-elle.
À noter que les tensions entre l’armée israélienne et la bande de Gaza depuis le 30 mars n’ont fait aucune victime en Israël.