Opinion Jean-François Dumas

Médias
La vengeance du gros bon sens

Chaque fois qu’un drame violent ou une tuerie frappe notre société, j’ai l’impression que c’est une partie de notre innocence collective qui meurt. Quelqu’un quelque part a repoussé les limites du possible et de l’acceptable. Les images et les descriptifs usés à outrance finissent par déformer notre seuil de tolérance.

La tragédie nous jette l’horreur au visage ainsi qu’une série de questionnements à propos du sens commun, du droit à l’information et du voyeurisme.

Jusqu’où devons-nous raconter les détails sur la vie et les crimes des Alexandre Bissonnette, Kimveer Gill et Marc Lépine de ce monde ? À quel moment cela devient-il un encouragement pour le prochain fou en mal de reconnaissance médiatique ?

Si les autorités demandent aux médias de faire preuve de réserve, dans les cas de suicide, pour éviter de donner des idées à d’autres, est-il normal de se questionner sur la pertinence de publier tous les détails des actes indescriptibles d’un Guy Turcotte ?

Oui, nous avons besoin de comprendre. Toutefois, jamais nos médias traditionnels et sociaux n’ont été en mesure de saturer l’espace public comme ils le font aujourd’hui.

Jamais nous n’avons autant traité et décortiqué les faits divers publiquement avec autant de détails et d’images. Et ce, même si notre société n’a jamais été si paisible.

Le balancier semble toutefois entreprendre enfin sa course inverse. Jusqu’en 2011, les meurtriers recevaient entre 18 % et 25 % de la visibilité accordée à leur crime. En 2006, Kimveer Gill a été au deuxième rang des personnes les plus médiatisées au Québec derrière Stephen Harper. Sans le vouloir, nos médias saturaient l’espace public avec le profil, les motifs, la vie et les instruments de l’agresseur.

On ne pouvait pas en vouloir aux médias de chercher à comprendre. Toutefois, la machine médiatique contemporaine a atteint un niveau si grand de sophistication et d’efficacité que la saturation ou l’éclipse médiatique est devenue monnaie courante.

La majorité des nouvelles de premier plan bénéficient d’un facteur de répétition de 2,7. Cela veut dire qu’une nouvelle et des images seront répétées intégralement 2,7 fois en moyenne toutes les deux heures dans nos médias. Le facteur de répétition est plus facilement identifiable dans les chaînes d’information continue.

Lorsqu’il s’agit d’une nouvelle qui a nécessité un point de presse ou un segment spécial, le facteur de répétition moyen grimpe alors à 6,1. Lors de la tuerie de Québec, la Polytechnique, Dawson ou le 11 septembre 2001, chacun des éléments de nouvelles a été répété en moyenne 18,1 fois toutes les deux heures, pendant des jours et des jours.

Vous avez donc vu un avion s’encastrer dans une tour du World Trade Center en moyenne 9 fois chaque heure le 11 septembre 2001. Vous avez aussi entendu ou lu le descriptif des crimes de Guy Turcotte en moyenne 9 fois chaque heure, pendant près d’une semaine.

On comprend facilement que le facteur de répétition peut jouer un rôle décuplant sur l’effet dramatique de la nouvelle et sur la psychologie du public. Il est également pertinent de se demander si ça ne contribue pas aussi à nous désensibiliser progressivement.

En plus, l’effet polarisateur de nos médias qui traitent tous des mêmes sujets en même temps accroît cette tendance de façon exponentielle.

Seulement voilà, nos médias et le public, par le biais des réseaux sociaux, semblent avoir entrepris un processus inverse.

On apprend maintenant quotidiennement que des utilisateurs de Twitter et de Facebook prennent une distance face à certains types d’information. Face à une certaine désillusion ou saturation, certains soulignent leur départ des réseaux sociaux comme s’ils annonçaient leur retraite.

De leur côté, les journaux, la radio, la télé et le web semblent avoir modéré sérieusement leur appétit pour les acteurs de tueries. Depuis Richard Bain, l’intérêt pour les agresseurs a chuté de 77 %. À peine 5 % de tout ce qui s’est dit sur la fusillade de Québec a porté sur le profil et les intentions d’Alexandre Bissonnette. C’est encore beaucoup trop, mais c’est beaucoup mieux que ce que l’on connaissait.

À l’instar de la théorie du battement d’ailes du papillon, chacun des petits choix éditoriaux des médias finit par avoir un impact majeur sur le traitement médiatique accordé à la prochaine tragédie.

Nous sommes souvent très durs envers la presse qui prend parfois de longs détours lorsqu’il est question d’impératifs financiers. Ici, je crois que nous assistons à l’émergence d’une tendance lourde qui démontre la sensibilité des humains qui dirigent les salles de nouvelles.

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