TORONTO — Qu’ils surfent sur l’internet ou marchent dans la rue, les futurs résidants du projet Sidewalk Toronto risquent d’être mesurés, captés et enregistrés comme peu de citoyens l’ont jamais été.
Le projet soumis par Sidewalk Labs, une société sœur de Google, pour la revitalisation du secteur Quayside à Toronto regorge d’innovations technologiques. Des capteurs qui détectent les places de stationnement disponibles, ajustent le fonctionnement des feux de circulation au déplacement des piétons, mesurent la détérioration des immeubles ou même la composition des bacs de recyclage : ce quartier du futur sera, selon le président de Sidewalk Labs Dan Doctoroff, « la première vraie ville du XXIe siècle ».
« Sidewalk s’attend à ce que Quayside devienne la communauté la plus mesurable au monde. Nulle part ailleurs les chercheurs en innovation urbaine n’auront-ils accès à une plateforme offrant des données aussi fiables et standardisées. »
— Extrait du document de présentation de l’entreprise
« Chaque fois que quelqu’un doit interagir avec un gouvernement, un fournisseur de services, ou même avec l’immeuble qu’il habite, il y a échange de données », dit en entrevue à La Presse Rit Aggarwala, chef des services urbains de Sidwewalk Labs.
« Et chacune de ces interactions est une occasion d’utiliser la technologie pour la rendre plus efficace. »
À l’ère des scandales au sujet de Facebook et de Cambridge Analytica quant à l’utilisation des données personnelles, ce type d’entente inédit entre une société paramunicipale et une entreprise privée a inquiété un peu tout le monde à Toronto, dit Cynthia Wilkey, coprésidente du West Don Lands Committee, un groupe de citoyens qui milite pour un développement urbain inclusif et écologique à Toronto.
« Quel type de données seront amassées, de quelle façon, à qui appartiennent les données, où sont-elles hébergées, à quoi servent-elles : ces questions sont soulevées par tous les projets de ville intelligente », dit Pamela Robinson, qui enseigne la planification urbaine à l’Université Ryerson de Toronto.
Mais l’ampleur du projet présenté par Alphabet dans la Ville Reine pousse ce débat encore plus loin, disent plusieurs personnes interviewées par La Presse dans le cadre de ce reportage.
« Google est de loin l’entreprise qui cumule le plus de données personnelles au monde », dit Carl Rodrigues, un entrepreneur techno de Mississauga, en Ontario, qui est intervenu régulièrement dans les médias au sujet du projet de Sidewalk Labs.
« Nous nous servons tous de son moteur de recherche, la plateforme Android équipe plus de 80 % des téléphones sur la planète… Que vous utilisiez Google Docs pour télécharger vos photos ou le service de courriel Gmail, ils scannent tout à propos de vous. »
— Carl Rodrigues
« Et maintenant, nous nous apprêtons à leur fournir un nouveau type d’information dès que nous ferons simplement une marche dans le quartier avec notre famille. »
Le fait que l’entente entre Waterfront Toronto et Sidewalk Labs ait été conclue derrière des portes closes alimente aussi les craintes.
Il est particulièrement troublant « que le conseil non élu de Waterfront Toronto ait choisi de garder ce contrat secret afin que les citoyens ne puissent pas savoir comment une entreprise a l’intention de recueillir et utiliser des données dans le but d’imposer des loyers et manipuler le comportement de ses résidants », a écrit Jim Balsillie, cofondateur de Research in Motion, dans une lettre ouverte publiée dans le Toronto Star en janvier.
« Les citoyens de Toronto ont peur que les ressources d’Alphabet ne surpassent celles de la Ville, que leurs représentants ne soient plus malins que les élus municipaux », ajoute Cynthia Wilkey, du West Don Lands Committee.
« Pour nous, Toronto est l’exemple à ne pas suivre », a résumé à La Presse le responsable du dossier Ville intelligente à Montréal, François Croteau, le mois dernier.
« On a tous Big Brother en tête et on ne veut pas y arriver. »
La capitale de la confidentialité
« L’idée selon laquelle ce projet sera en fait une vaste banque d’informations, que c’en est la réelle valeur économique, ce n’est pas l’objectif », tempère Rit Aggarwala, de Sidewalk Labs.
Il estime que les citoyens torontois craignent particulièrement qu’Alphabet puisse utiliser leurs données à des fins publicitaires.
« Nous avons dit à plusieurs reprises que nous n’avons aucun intérêt à revendre des informations personnelles en vue de créer des publicités, dit-il. Si nous ne pouvons pas créer un nouveau quartier, en particulier dans une grande économie comme celle de Toronto, sans s’appuyer sur des revenus publicitaires, il y a quelque chose que nous ne faisons pas correctement. »
La firme a embauché l’ex-commissaire à la vie privée de l’Ontario, Ann Cavoukian, pour la conseiller dans ses pratiques.
« Je les ai prévenus que je les talonnerais sans cesse pour que ce quartier devienne la capitale intelligente de la confidentialité, pas celle de la surveillance. »
— Ann Cavoukian
« Dès l’instant où ils ne feront pas ce que je leur dis, je vais me retirer », prévient Mme Cavoukian, qui est aujourd’hui directrice de l’Institut de l’Université Ryerson sur la confidentialité et les données massives.
Un citron trop pressé
Palpable à la lecture des quotidiens torontois, l’inquiétude semble s’estomper peu à peu au sein de la population quant à l’utilisation des données personnelles à l’intérieur de ce quartier du futur.
Alors qu’elles apparaissaient en tête de liste des sujets soulevés lors d’une consultation publique tenue en novembre dernier, les questions sur la confidentialité des données étaient quasi absentes lors d’un exercice semblable organisé par Sidewalk Labs et Waterfront Toronto au début du mois de mai, les préoccupations quant à la construction de logements abordables, dans une ville où un condo de 1000 pi2 peut facilement se vendre 1 million de dollars, venant loin devant.
« Le citron a été pressé jusqu’à la pulpe à ce sujet », dit Paul Bedford qui, à titre de planificateur en chef à la Ville de Toronto dans les années 2000, a présidé à la rédaction du plan directeur derrière le développement du secteur riverain de la Ville Reine.
« Toronto est sur le point de franchir la barre des 3 millions d’habitants, dit-il. Et tout le monde veut vivre au centre-ville.
« Sidewalk Labs doit comprendre ce qu’est l’ADN de Toronto si elle veut obtenir l’appui de ses citoyens. Au fond, ces derniers n’aspirent qu’à une bonne qualité de vie, en ville, à un coût abordable. »