CHRONIQUE

Collisions d’affaires

Le midi, c’est le festival de la cuisine de rue, mais encore faut-il être prêt à attendre en ligne, longtemps. Au salon VIP, les assiettes du buffet sont vides bien avant que tout le monde soit rassasié. Dans les toilettes, la boîte Les Cabinets s’assure que tout sente bon l’Aveda – dommage que le commanditaire ne soit pas québécois cette année –, tandis qu’ailleurs, des gens se promènent avec des perruques de papier multicolores. 

Des danseurs-mimes et autres personnages indéfinissables apportent des verres d’eau aux conférenciers quand ils sont sur scène et changent leurs fauteuils de place. Et si vous vous cherchez des amis avec qui placoter à travers tout ça, Brain Date est là pour vous trouver de la compagnie, telle une agence de rencontre techno d’affaires.

Oui, on est bien à C2MTL, la grand-messe de la créativité en affaires organisée par l’agence de pub Sid Lee, où les billets coûtent entre 1695 $ et 2995 $, réalité économique qui n’empêche pas l’événement d’afficher complet pour sa septième édition.

Quelque 6500 participants venus de 61 pays et 109 conférenciers se sont donné une fois de plus rendez-vous dans les immenses espaces de l’Arsenal, sur le bord du canal de Lachine, dans l’arrondissement du Sud-Ouest.

Je n’ai pas encore essayé de faire des biscuits avec des vis-à-vis venus du bout du monde, histoire de connecter mes neurones différemment, ou assisté à un atelier sur l’art de réfléchir à la prochaine étape de ma vie en version intelligence artificielle.

Mais force est de constater, une fois de plus, que cette conférence n’est pas comme les autres.

Jean-François Bouchard, cofondateur de Sid Lee, l’agence derrière C2, a dit sur son compte Instagram que cette conférence était née d’un « pet de cerveau » avec Daniel Lamarre, chef de la direction du Cirque du Soleil.

Ça donne le ton.

D’habitude, d’ailleurs, il y a toujours quelques éléments d’acrobatie dans les activités organisées, histoire de provoquer des sorties de zone de confort.

Cette année, le thème englobant toutes les conférences est le suivant : « Transformative collisions », ce que je traduirais par « collisions transformantes ». Et j’avoue que le fil conducteur est assez clair à travers les conférences, que ce soit quand Michael Sabia, grand patron de la Caisse de dépôt, parle d’environnement ou que la chef Colombe St-Pierre annonce qu’elle est prête à sortir manifester dans la rue pour demander des changements politiques.

La collision, en créativité, n’est pas toujours entre des gens, mais parfois entre les gens et la conception qu’on se fait d’eux.

Les grands thèmes qui ressortent après une première journée sont clairs. D’abord, la conférencière Sophie Grégoire l’a dit clairement, l’avenir ne peut qu’être inclusif.

Si on se prive du talent et de la diversité de points de vue qu’apportent les femmes, mais aussi les membres de toutes les minorités sous-représentées dans les cercles de pouvoir, on n’avancera pas autant qu’on le pourrait.

L’autre thème incontournable des discussions de C2, c’est l’importance des enjeux environnementaux. « Le changement climatique, c’est de plus en plus une question qui touche les gens, une question citoyenne », a expliqué Michael Sabia. La bonne nouvelle, c’est qu’on a dépassé l’étape où on voyait le respect de l’environnement comme un frein, pour le voir plutôt comme une nouvelle immense occasion.

C’est ce dont est venu parler Christofer Mowry, chef de la direction de General Fusion, une entreprise de Colombie-Britannique qui veut faire du nucléaire une énergie propre, abordable, conviviale. Et aussi Austin Wang, étudiant originaire de Colombie-Britannique aujourd’hui à Princeton, qui croit qu’on peut faire de l’énergie avec des bactéries génétiquement modifiées, en nettoyant les eaux usées. Avez-vous dit flyé ?

Presque autant que cet Italien, Luca Gamberini, ici pour parler de son entreprise, un projet d’Ocean Reef. Ça s’appelle Nemo’s Garden et il s’agit de serres hydroponiques sous-marines – oui, sous l’eau –, où il fait pousser des fraises et du basilic, entre autres. 

Apparemment, ça aussi, c’est l’avenir : des atmosphères stables, juste assez de lumière, de l’eau douce de condensation qui arrose les plantes, pas de mauvaises herbes, pas d’insectes…

Mais il y a des domaines qui peuvent être réformés sans faire appel à des scénarios dignes de la science-fiction ou d’un épisode de Black Mirror. Il y a nos assiettes, nos champs, nos marchés, nos fermes qui vont tout croche, a expliqué la chef Colombe St-Pierre, du Bic. « Ça nous prend des décisions politiques », a-t-elle lancé, appuyée du maraîcher Jean-Martin Fortier. « L’agriculture a perdu son sens, a-t-il dit. Il faut faire un projet de société de cette idée de bien produire et de bien manger. »

Ce qu’ils reprochent au système agricole actuel ? D’encourager l’agriculture industrielle, de masse, aux dépens des artisans, qui ont besoin d’aide et doivent être soutenus, a précisé le chef Normand Laprise. Et ce système prend mille forme, que ce soit quand la Ville de Montréal permet aux marchés publics de donner ses espaces à des revendeurs de légumes industriels plutôt qu’aux agriculteurs locaux – « C’est inacceptable que ça soit de la frime », a lancé Fortier – ou quand Québec oblige les petits fermiers à acheter de coûteux et rares quotas pour approvisionner leurs marchés locaux en œufs frais.

La discussion aurait pu durer encore longtemps, mais il fallait aller se mettre en ligne pour manger, puis pour entendre Bertrand Badré, ancien directeur général de la Banque mondiale, parler de son fonds d’investissement durable, Blue Like an Orange Sustainable Capital.

On n’a pas refait le monde hier, mais on y a travaillé un peu.

Un fonds éthique pour l’humanisme et le rendement 

Après avoir dirigé la Banque mondiale, Bertrand Badré a créé le fonds éthique Blue Like an Orange Capital. En conférence hier à C2 Montréal, l’homme d’affaires français, qui vit à Washington et qui a aussi été directeur financier du Crédit Agricole et de la Société Générale, a dit à quel point il était impératif désormais de marier performance financière à patience, humanisme et durabilité. Il souhaite une métamorphose du milieu financier sans toutefois jeter les bases à la poubelle. La Presse a posé quatre questions à ce spécialiste.

Concrètement, qu’est-ce que Blue Like an Orange Capital a financé jusqu’ici ?

Le fonds a été créé en 2016 et nous sommes en phase de clôture. Je commencerai donc à financer dans les mois qui viennent. Je veux investir d’abord en Amérique latine, dans les infrastructures, en santé, en éducation, en agriculture. Je veux aussi faciliter l’accès au crédit. Il faut faire des choses pour lesquelles on se donne 10 ans pour avoir des résultats.

Est-ce difficile de faire tourner l’immense paquebot qu’est le système financier mondial ?

Nous sommes embarqués tous ensemble. Après, que fait-on sur le bateau ? Ça ne fonctionne pas aujourd’hui. On a pris tous les engagements et on n’y est pas. Mais les esprits progressent et c’est tant mieux. J’ai tout de même parfois l’image de quelques personnes prises dans un aquarium au milieu d’un océan rempli de piranhas et de requins. Les obligations vertes ont été de 100 milliards l’an dernier. On sent une pente. Il faut garder le momentum. […] On comprend qu’il n’y a pas de planète B. Il faut donc faire bon usage de la planète A. Notre système actuel n’est pas durable. Il faut néanmoins discuter « argent » pour y arriver.

Quelle pourrait être la piste de solution pour tendre vers la durabilité ?

J’ai eu une carrière dans le public et dans le privé. J’ai constaté que partout, il y avait des suspicions. Le public a très peur que le privé lui vole son argent. Le privé trouve le public lent et conservateur. Il faut que ce soit plus simple, mais avec une éthique et une transparence. Il faut trouver un équilibre entre le privé, le public et nous, la société, pour que tout le monde avance. Le privé doit amener ses ressources, son efficacité. Le public doit rappeler que c’est pour lui, tout ça. Chacun a une légitimité.

Les G7 et G20 sont-ils des idées abouties ?

Il ne faut pas jeter ces outils. Il n’y a jamais eu autant d’argent, de capacité de recherche. C’est important que des G7, FMI et Union européenne existent. Mais qu’est-ce qu’on en fait ? Le G20 est un sommet de leaders, mais je veux un sommet du leadership ! Je ne suis pas pessimiste. On a des outils, mais il faut trouver le moyen de les faire fonctionner. […] Tout le système doit être repensé. La comptabilité, la réglementation… C’est faisable. On peut changer le système capitaliste sans tout mettre à la poubelle.

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