DÉCRYPTAGE

Idlib, l’ultime bataille

Il y a eu Homs en décembre 2015, Alep un an plus tard, la Ghouta orientale au printemps 2018, et enfin Deraa en juin 2018.

Toutes ces villes rebelles sont successivement tombées sous le contrôle du régime de Bachar al-Assad, après avoir été assiégées et copieusement bombardées par l’armée syrienne, soutenue par l’aviation russe.

À l’issue de chacune de ces batailles, un accord permettait d’évacuer une majorité de civils et de combattants vers une zone encore contrôlée par l’opposition. Au fil de ces reconquêtes territoriales réalisées par le régime, c’est la région d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie, qui a accueilli la majorité de ces personnes déplacées.

Avec ses 3 millions d’habitants, dont plus de la moitié s’y sont réfugiés après avoir fui Homs, Deraa ou Alep, Idlib forme aujourd’hui l’ultime bastion de résistance contre Bachar al-Assad.

Et tout indique que celui-ci s’apprête à y lancer son ultime offensive contre ceux qui ont osé défier son pouvoir, il y a plus de sept ans.

Des troupes importantes ont été stationnées en renfort autour de la province d’Idlib. L’aviation russe pilonne sporadiquement la région. Hier encore, ces raids aériens ont fait 13 morts, dont 6 enfants.

À l’échelle de la guerre civile syrienne, il s’agit de bombardements relativement modérés – mais qui indiquent que l’étau se resserre autour d’Idlib.

Autre indication d’une offensive imminente : les autorités russes multiplient les déclarations sur la nécessité d’une attaque. Damas a le droit de « liquider les terroristes », a dit lundi le ministre russe des Affaires étrangères, Serguei Lavrov. Quelques jours plus tôt, ce dernier comparait cette ville à « un abcès purulent » qu’il convenait de crever. Pendant ce temps, la télévision russe évoque des livraisons de « gaz bizarres » par des étrangers parlant français et anglais – manière de se dédouaner à l’avance d’une éventuelle attaque chimique.

En d’autres mots, le régime syrien et son allié russe semblent préparer le terrain pour justifier une offensive généralisée aux conséquences potentiellement épouvantables. 

Des tracts lancés sur Idlib depuis juillet appellent aussi la population à accepter un accord de « réconciliation locale », message qui, ailleurs en Syrie, avait précédé les offensives militaires du régime.

Le cas échéant, cette offensive « entraînerait une souffrance humaine à une échelle probablement sans précédent dans cette guerre », écrit l’institut International Crisis Group dans une analyse récente.

Selon l’Organisation des Nations unies, une offensive contre la province d’Idlib pourrait faire jusqu’à 800 000 déplacés et provoquer « une catastrophe humanitaire ».

« Un bain de sang n’est pas inévitable, mais ce scénario est plausible », ajoute Heiko Wimmen, directeur de recherche à l’ICG pour l’Irak, la Syrie et le Liban.

Car les habitants d’Idlib se trouveraient dans une situation unique : il n’y a plus aucune ville syrienne échappant au contrôle de Damas. En d’autres mots, s’ils sont forcés de fuir Idlib, ils n’auront plus aucun endroit vers lequel se replier.

En même temps, la région d’Idlib tombe majoritairement sous le contrôle de djihadistes appartenant surtout au groupe Hayat Tahrir al-cham, dernière incarnation du Front al-Nosra, allié à Al-Qaïda. Ses hommes armés ont déjà entrepris de pourchasser de potentiels traîtres. Ils multiplient les arrestations de personnes soupçonnées de vouloir pactiser avec le régime.

Ceux qui, parmi les civils, seraient tentés par l’offre de réconciliation « vont y penser à deux fois », souligne Heiko Wimmen.

Idlib est en quelque sorte devenu le repaire des djihadistes les plus irréductibles. Les civils, eux, sont coincés entre deux feux. Et n’ont nulle part où aller.

« À Idlib, les gens ont peur, ils s’attendent au pire et ils pensent à fuir, mais la frontière avec la Turquie est fermée, alors ils se préparent à quitter la ville pour la campagne, où les bombardements seraient moins intenses », raconte Lina Chawaf, directrice de la radio Rozana, qui coordonne un réseau de journalistes en Syrie depuis la Turquie.

Mais il existe une chance pour que l’offensive à grande échelle n’ait pas lieu. Les signaux qui se multiplient depuis quelques semaines ne sont peut-être que des coups de semonce, voire des arguments de négociation, à la veille du sommet entre Russes, Iraniens et Turcs qui doit avoir lieu vendredi à Téhéran.

Selon l’analyse de l’International Crisis Group, la Turquie, qui a longtemps soutenu les opposants de Bachar al-Assad, est terrorisée à l’idée de se retrouver avec un demi-million de nouveaux réfugiés à sa frontière. De son côté, la Russie, qui est déjà en train de préparer l’après-guerre et cherche des partenaires pour reconstruire la Syrie, est en train de « courtiser » les Européens à cette fin. Et veut éviter de les choquer en mettant Idlib à feu et à sang.

« Il n’y a pas de solution simple pour Idlib vu le grand nombre de djihadistes qui s’y sont retranchés et le coût élevé de toute tentative visant à les en déloger », écrit l’ICG dans son analyse.

Selon celui-ci, Moscou et Ankara ont peut-être suffisamment d’intérêts communs, actuellement, pour vouloir éviter le bain de sang. Et la Turquie a assez d’atouts dans son jeu pour pouvoir convaincre la Russie de ne pas appuyer une offensive massive contre Idlib.

C’est de tout ça qu’il sera question vendredi à Téhéran. En jeu : des milliers de vies.

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